À première vue : la rentrée de la Peuplade 2021
Intérêt global :

C’est l’une des plus jolies découvertes éditoriales en France de ces dernières années, bien que la Peuplade existe depuis 2006. Mais il a fallu de nombreuses années pour que cette maison québécoise inscrive son catalogue chez un distributeur français d’envergure et rencontre enfin un public plus large chez nous – à commencer par de nombreux libraires, qui tombent amoureux de leur ligne atypique, nimbée de mystère, d’étrangeté parfois, riche d’univers poétiques et fantasques.
En cette rentrée 2021, ce sont trois nouveaux titres qui vont tenter de rencontrer leurs lecteurs. Une invitation à des voyages neufs et stimulants qui méritait largement une place par ici.
Les ombres filantes, de Christian Guay-Poliquin

Le précédent roman de Christian Guay-Poliquin, Le Poids de la neige, a connu en 2018 un beau succès français… sous la marque des éditions de l’Observatoire – alors qu’il était sorti deux ans plus à la Peuplade. C’est donc cette fois chez son éditeur d’origine que le romancier québécois nous revient, avec une histoire qui me donne très envie.
Nous marchons en pleine forêt, dans les pas d’un homme regagnant le camp de chasse où il s’est réfugié avec sa famille après une panne électrique généralisée. Alors qu’il se perd, il rencontre un garçon d’une douzaine d’années, solide et déterminé, qui se joint à l’équipée du héros entre les arbres, pour un périple plein de périls…
Une pincée de post-apo en guise de décor, de l’aventure, du mystère, un duo improbable, la nature : s’ils sont bien mélangés par le style de l’auteur, ces ingrédients auront tout pour me plaire. On en reparlera, c’est une certitude.
La Pêche au petit brochet, de Juhani Karila
(traduit du finnois par Claire Saint-Germain)

Si l’on se réfère à son représentant le plus illustre chez nous, Arto Paasilina, la littérature finlandaise est douée d’un humour particulièrement saugrenu et fantasque, que ce premier roman ne devrait pas démentir.
Quelque part en Laponie orientale, comme chaque année en juin, Elina a trois jours et trois nuits pour pêcher le seul et unique brochet de l’Étang du Pieu. Or, un cruel génie des eaux règne sur les lieux et complique tout. Elina n’a pas d’autre choix que de pactiser avec les forces surnaturelles des marais et d’affronter Jousia, son premier amour. Pendant ce temps, l’inspectrice Janatuinen enquête sur un mystérieux meurtre qui la mène à poursuivre l’héroïne. Avec l’aide d’excentriques locaux, les deux femmes devront associer leur fougue et leur fureur pour rétablir l’équilibre entre les mondes.
Tableau final de l’amour, de Larry Tremblay

Ce roman fait du peintre Francis Bacon son point d’ancrage, pour une réflexion intense sur le corps, sa représentation picturale, mais aussi sur la passion amoureuse (le texte est une adresse de l’artiste à son modèle et amant), et plus largement le récit d’une quête artistique absolue dans l’Europe du XXème siècle étranglée entre deux guerres mondiales.
BILAN
Lecture certaine :
Les ombres filantes, de Christian Guay-Poliquin
Lecture probable :
La Pêche au petit brochet, de Juhani Karila
À première vue : la rentrée Gallimard 2020

Intérêt global :
Voici venir mon moment préféré lorsque je travaille sur la rubrique « à première vue » : la présentation de la rentrée littéraire Gallimard…
D’ordinaire pléthorique et relativement indigeste, ce qui occasionne de ma part quelques fréquentes poussées d’urticaire critiques, la rentrée 2020 de Tonton Antoine s’inscrit dans la tendance générale à la baisse des gros éditeurs, pour prendre en compte les répercussions de la crise sanitaire du premier semestre. Si, si, je vous assure ! Au lieu d’une vingtaine de titres, le tarif habituel, nous n’aurons droit qu’à… 13 parutions (si j’ai bien compté, parce qu’il n’est pas facile de s’y retrouver dans l’avalanche de sorties estampillées Gallimard, entre les poches, les essais, les livres audio, les polars…)
Et dans ces 13, on retrouve essentiellement de la grosse cavalerie. Pas forcément synonyme de qualité ni d’enthousiasme délirant, hein, je vous rassure. Même si certains auteurs, dans le lot, sont sans doute incontournables. Je vais essayer de leur réserver la meilleure place dans ses lignes.
COMME SON TITRE L’INDIQUE
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
On le connaît surtout en brillant amuseur public, membre de l’OuLiPo, plume virtuose quand il s’agit de jouer avec les mots. Mais c’est aussi un excellent écrivain tout court, qui fait par ailleurs son entrée chez Gallimard avec ce nouveau roman, après être passé chez Lattès et le Castor Astral, entre autres. Un signe ?
En mars 2021, un avion en provenance de Paris atterrit à New York après un vol marqué par de violentes turbulences. Trois mois plus tard, le même avion réapparaît au-dessus de New York, avec le même équipage et les mêmes passagers à son bord – provoquant une crise médiatique, scientifique et politique sans précédent…
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce résumé promet une escapade originale, une belle réflexion sur le double et l’identité, et un bousculement salvateur de la logique.
Et puis, comment ne pas accorder du crédit à quelqu’un qui écrit :
« A quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies… »
IL CAPO
Impossible, d’Erri De Luca
(traduit de l’italien par Danièle Valin)
La montagne pour décor. Un texte bref (moins de 200 pages), une pensée et un style épurés, une intelligence percutante. On connaît, Erri De Luca nous a déjà fait le coup à plusieurs reprises. Et pourtant, on y retourne à chaque fois, parce que la déception est pratiquement impossible avec cet immense écrivain italien, sensible et engagé.
Cette fois, tout commence par une chute. Un homme dévisse dans les Dolomites, un autre donne l’alerte. Fait troublant, les deux se connaissaient de longue date, compagnons de lutte révolutionnaire quarante ans plus tôt. L’homme tombé avait dénoncé celui qui a signalé sa dégringolade. Le juge chargé de l’affaire refuse d’y voir une coïncidence et suspecte une vengeance savamment agencée. Entre le jeune magistrat et le vieil homme commence alors, sous couvert d’interrogatoire, un dialogue sur l’amitié et la trahison, la justice et l’engagement.
DE LA SAGESSE, DE L’ÉDUCATION ET DES RÊVES
Les caves du Potala, de Dai Sijie
En 2019, L’Évangile selon Yong Sheng a marqué le grand retour de Dai Sijie vers le succès depuis Balzac et la petite tailleuse chinoise. Son nouveau roman sera donc sûrement scruté, au moins par la presse. Le Potala du titre est l’ancien palais du Dalaï-Lama au Tibet. En 1968, après l’avoir investi et forcé le dignitaire religieux à l’exil, les Gardes Rouges emprisonnent le peintre Bstan Pa, et le soumettent à un interrogatoire serré. L’artiste y répond, et y résiste, en opposant à la violence politique la sagesse du bouddhisme et une vie dédiée à l’art.
Fille, de Camille Laurens
Être une femme, assumer son sexe, trouver sa place dans la société en tant que femme, affronter le sexisme ordinaire, ces questionnements sont au cœur du travail de Camille Laurens. Ce nouveau roman au titre révélateur s’ouvre à Rouen, dans la famille Barraqué, dont Laurence est l’une des deux filles. Elle grandit dans la certitude, assénée par l’éducation de ses parents et le contexte social, qu’en toutes choses les hommes décident et dominent. L’expérience de l’âge adulte puis de la maternité, dans les années 90, vont l’amener à reconsidérer cette posture, et à repenser son existence à la lumière du féminisme.
Broadway, de Fabrice Caro
Fabcaro lorsqu’il dessine (Zaï Zaï Zaï Zaï) reprend son nom complet lorsqu’il se fait littéraire. Un domaine où il rencontre également le succès, puisque Le Discours, son précédent roman, a largement rencontré ses lecteurs, et va devenir à la rentrée un spectacle seul en scène adapté et interprété par Simon Astier, ainsi qu’un film réalisé par Laurent Tirard, avec les acteurs à la mode Benjamin Lavernhe et Sara Giraudeau.
Autant dire que son nouvel opus est lui aussi attendu, et que son résumé promet de retrouver son univers si particulier, mêlant humour raffiné, sens de l’absurde et profonde mélancolie existentielle. Axel est un homme qui a réussi. 46 ans, marié, deux enfants, un emploi, une maison, des voisins sympas qui vous invitent à leurs barbecues ou à faire du paddle à Biarritz… que demander de plus ? Hé bien, du rêve, du vrai. Celui des origines. Le rêve scintillant et glorieux d’une carrière pleine de succès sur les planches de Broadway… Et si c’était le moment de franchir le pas ?
DE L’ART
Térébenthine, de Carole Fives
On connaissait Carole Fives en observatrice acide des relations familiales. La voici qui semble faire un pas de côté, et élargir son point de vue – tout en conservant une base autobiographique car, comme son héroïne, elle est passée l’École des Beaux-Arts.
Ce que fait donc sa narratrice, au début des années 2000, alors que la peinture est considérée comme morte. Même dans ce supposé sanctuaire de l’art pictural, rien n’est fait pour encourager les jeunes vocations, qui se heurtent à l’hostilité des professeurs ou des galeries d’exposition.
Il n’en faut pas plus pour que la jeune femme s’obstine, montant notamment avec des amis un groupe clandestin qui œuvre dans les sous-sols de l’école, à l’insu de tous, refusant de baisser les bras et de ne pas croire dans la possibilité de l’art quoi qu’il arrive…
Art Nouveau, de Paul Greveillac
Je serai curieux (un peu, pas trop non plus) d’entendre l’auteur parler de son livre. Parce que, sur le papier, nombre de choses m’intriguent à son sujet. Son héros s’appelle Lajos Ligeti, et est un architecte viennois qui, en 1896, part à Budapest pour tenter de développer en toute liberté, dans une ville où tout est à faire, ses propres conceptions artistiques et architecturales.
Bon.
Réflexe personnel : je fais tout de suite une recherche pour savoir si c’est une fiction inspirée de faits et de personnages réels ou non. Je trouve bien un Lajos Ligeti, mais qui est né à Budapest en 1902, et était orientaliste et philologue.
Du coup, je suis perplexe : pourquoi nommer ainsi son personnage, d’un nom qui n’est tout de même pas anodin ni passe-partout ?
C’est peut-être se prendre la tête pour rien, hein. N’empêche, reconnaissez que c’est troublant. Un romancier qui fait bien son travail ne nomme pas son personnage sur un coup de tête. Un nom, c’est déjà du sens. En tout cas, ça me perturbe. Presque autant que de savoir s’il va réellement être question d’Art Nouveau dans le roman, car le résumé évoque les envies de construction en béton du protagoniste, choix de matériau qui sera plutôt l’apanage du mouvement suivant, l’Art Déco… Cela dit, en 1896, on est en plein Art Nouveau, donc ça se tient.
Bref, tout ceci m’intrigue. Mais ce n’est pas pour autant que je lirai ce livre, pour être honnête.
(Donc, tout ça pour ça, hein ? Ben ouais.)
DES ÉCRIVAINS
Les secrets de ma mère, de Jessie Burton
(traduit de l’anglais par Laura Derajinski)
Rose Simons cherche des informations sur sa mère, disparue peu après sa naissance. En enquêtant, elle découvre que la dernière personne à avoir officiellement vu Élise est une écrivaine, alors au faîte de sa gloire littéraire, qui vit désormais recluse et oubliée…
Par l’une des jeunes romancières anglaises les plus prometteuses de ces dernières années.
La Dernière interview, d’Eshkol Nevo
(traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche)
Un célèbre écrivain répond aux questions de ses internautes, ce qui l’amène à s’interroger sur son couple, ses relations compliquées avec ses enfants, son angoisse pour son meilleur ami atteint d’un cancer…
Je ne connais pas Eshkol Nevo. Je ne l’ai jamais lu, ni ne me suis intéressé de près ou de loin à son parcours. Il semblerait qu’il soit un auteur important en Israël, et à lire des interviews, qu’il ait des choses intéressantes à dire. Pour être honnête, ce n’est pas avec ce nouveau roman que je pense changer la donne.
Les funambules, de Mohammed Aïssaoui
Le héros de ce roman exerce la curieuse profession de biographe pour anonymes. Il écrit la vie des gens dont personne ne parle, les glorieux inconnus du quotidien. Depuis quelque temps, il s’intéresse aux bénévoles qui consacrent leur temps et toute leur énergie à aider les plus démunis. Peut-être dans l’espoir de retrouver Nadia, son amour de jeunesse…
VOICI VENU LE TEMPS DES RITES ET DES CHAMPS
Les roses fauves, de Carole Martinez
L’auteure du Cœur cousu s’appuie sur une étonnante tradition espagnole pour nourrir l’intrigue de son nouveau roman (et faire étrangement écho à son premier) : en Andalousie, les femmes qui sentaient la mort approcher cousaient des coussins en forme de cœur, qu’elles bourraient de petits papiers où elles rédigeaient leurs secrets. Après leur disparition, les coussins étaient confiés à leurs filles, avec l’interdiction absolue de les ouvrir.
Lola, l’héroïne du roman, coule des jours paisibles en Bretagne, entre le bureau de poste où elle travaille et son jardin où elle cultive son petit bonheur tranquille. Dans son armoire, elle conserve précieusement les coussins des femmes de sa famille. Jusqu’au jour où l’un d’eux, en se déchirant par accident, révèle les secrets d’une de ses aïeules et bouleverse son existence…
Le Palais des orties, de Marie Nimier
Au fond d’une campagne française à l’abandon, entre des hangars de tôle rouillée et des champs d’ortie, une famille avec deux enfants vivote tant bien que mal, entre débrouille au quotidien et joie tranquille. Un jour, une jeune femme débarque. Frederica fait du woofing : contre le gîte et le couvert, elle offre son aide et ses bras pour la culture des champs. Elle amène aussi une forme de passion à laquelle Nora, la mère, ne va pas rester insensible.
Les orties, ça pique. Et l’amour aussi.
ET SINON…
Comédies françaises, d’Eric Reinhardt
Parce que je ne sais pas sous quelle rubrique le classer, et parce que je n’ai jamais réussi à m’intéresser à son travail (peut-être à tort, hein), voici Eric Reinhardt bon dernier, ce qu’il ne sera probablement pas auprès de la presse qui a l’habitude de le défendre et de le mettre en avant.
Son protagoniste, un jeune journaliste de 27 ans, décide de s’intéresser aux débuts d’Internet. Son enquête l’amène sur les traces d’un ingénieur français dont les recherches révolutionnaires sur le système de transmission des données furent brutalement suspendues par les pouvoirs publics au milieu des années 70. Cette découverte le met sur la piste vers le pouvoir des lobbies, incarné par un puissant industriel dont l’ombre rôde dans les parages.
BILAN
Lecture certaine :
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
Lectures probables :
Impossible, d’Erri De Luca
Broadway, de Fabrice Caro
Lecture éventuelle :
Les caves du Potala, de Dai Sijie
Le Bon sens

Novembre 1449, dix-huit ans après la condamnation pour hérésie de Jeanne d’Arc, Charles VII chasse les Anglais de Rouen. La fin de la guerre de Cent Ans est proche : il faut achever la reconquête du territoire, panser les plaies des provinces dévastées et réconcilier les partis engagés dans la guerre civile. Promettant le pardon et l’oubli, le roi ordonne pourtant une enquête sur le procès de 1431. Malgré la résistance d’une partie de l’Église et de l’Université, quelques hommes opiniâtres, rusant avec la raison d’État, vont rechercher preuves et témoins pour rétablir la vérité, le droit et l’honneur de la jeune fille…
Chers amis Cannibales, si vous êtes amateurs de bons romans historiques, je ne saurais que trop vous recommander de laisser traîner vos mirettes dans les livres de Michel Bernard. N’étant pas moi-même grand amateur du genre, je vous explique pourquoi.
Pour être plus précis, je vais essayer de vous expliquer pourquoi, parce que je ne suis pas certain d’avance que je vais être très clair.
Ce qui, régulièrement, m’emmerde dans les romans historiques, c’est la propension instinctive de leurs auteurs à croire que, pour s’immerger au Moyen Âge, en pleine Renaissance ou Révolution française, il faut écrire vieux. Vous voyez ce que je veux dire ? Des écrivains contemporains qui tentent de reproduire ce qu’ils pensent être la langue de l’époque, la manière de parler, qui entreprennent de brider leur style pour tenter de sonner véridique, je suis désolé : la plupart du temps, je n’y crois pas.
Ce n’est pas parce qu’on copie ou, pour être exact, qu’on parodie une idée souvent fausse d’une période historique, en fonction d’idées reçues et de clichés solidement établis, qu’on touche au plus près la vérité. À l’inverse, écrire avec modernité – j’entends par là, dans l’esprit de son propre temps, dans la manière que l’on connaît aujourd’hui – n’interdit pas de sublimer son sujet, même s’il s’est déroulé mille ans auparavant.
Je ne dis pas : « écrire mal » ni « écrire pauvre », attention. Mais écrire sans se forcer à imiter quelque chose qu’on n’a pas connu et qu’on ne maîtrise sans doute pas si bien que cela, écrire en restant fidèle à son propre style, à sa propre voix, à son propre contexte, c’est souvent ce qui, pour moi, permet d’être le plus juste et sincère possible. Quels que soient le sujet et la période du roman, d’ailleurs, le précepte est valable pour tout projet littéraire.
Michel Bernard est en quelque sorte à la croisée de ces chemins. Son écriture est sublime, inspirée, soignée. Majestueuse sans être pompeuse. Riche sans être surchargée. Elle tutoie l’Histoire sans puer la naphtaline. En tout cas, c’est particulièrement vrai dans Le Bon sens, que je vous présente ici, comme dans Le Bon coeur, qui le précédait. (Les deux romans peuvent se lire indépendamment, dois-je le préciser.)
Jeanne d’Arc ne m’a jamais particulièrement fasciné (même si je la plains beaucoup, la pauvre, d’avoir été récupérée par un borgne éructant dont les idées politiques sont diamétralement opposées aux siennes), et le XVème siècle est une période de notre Histoire dont j’ignore à peu près tout, de même que la Guerre de Cent ans. Trop lointains et lacunaires souvenirs d’école…
J’ai donc, grâce à ce roman, appris et découvert beaucoup de choses, que le texte m’a donné envie d’approfondir hors de ses frontières. Michel Bernard, dont le travail de documentation est irréprochable, restitue l’époque, les acteurs de ce temps, mais aussi les décors, les villes, et les enjeux politiques, avec une grande clarté, sans fanfreluches ni dentelles superflues. Une apparente simplicité qui n’est due qu’à la puissance de son écriture, à l’émotion qui la véhicule, et à sa curiosité pour ses personnages, le Roi Charles VII en tête. Des hommes et des femmes qu’on pourrait craindre figés dans leur lointain passé, mais que le romancier rend accessibles, compréhensibles, tout simplement humains.

Charles VII par Jean Fouquet
Pour être parfaitement honnête, n’aurais sans doute pas lu Le Bon Sens si je n’avais pas déjà connu le nom de Michel Bernard. Je l’avais découvert il y a quelques années avec un autre roman magnifique, Les forêts de Ravel, qui s’intéressait au célèbre compositeur du Boléro. C’est ce qui m’a incité à lui faire confiance pour ce nouveau livre, alors même que je l’aurais sans doute manqué sans son nom sur la couverture.
Si jamais, donc, ces quelques mots ont pu titiller votre curiosité, et même si le sujet du livre ne vous passionne pas tant que cela… laissez une chance à ce roman. Une très belle surprise est toujours possible.
N.B.: Le Bon Coeur, roman qui relatait la vie fulgurante de Jeanne d’Arc, vient de sortir dans la Petite Vermillon, collection de poche des éditions de La Table Ronde.
La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guénassia
La vie des artistes torturés a toujours été source d’inspiration en littérature. Camille Claudel a fait couler beaucoup d’encre mais la palme revient peut-être à Vincent Van Gogh.
Jean-Michel Guenassia s’est emparé de son histoire, avec les toutes dernières théories liées à sa mort, et nous livre un très beau récit, comme il sait si bien faire.
Marguerite Gachet est la fille du docteur d’Auvers-sur-Oise. Orpheline de mère jeune, elle est très indépendante et progressiste, au grand dam de son père qui aimerait la marier avec le fils du notable du coin. C’est sans compter sur la demoiselle qui ne se laisse pas faire. Un jour, on sonne à la porte. Un type un peu paumé se présente, envoyé par un autre médecin pour prendre l’air et se faire soigner chez le docteur Gachet. La rencontre entre les deux va être fulgurante. Elle, la jeune fille en fleur, vivra cette expérience comme un coup de foudre. Lui, l’artiste maudit, bien plus âgé qu’elle, verra les choses sous un autre angle. Et si la mort de Van Gogh n’était pas si accidentelle qu’on a bien voulu le faire croire?
Guenassia raconte très bien les histoires de famille, parfois sur plusieurs générations, comme c’était le cas avec La vie rêvée d’Ernesto G. ou d’amitié avec son Club des Incorrigibles Optimistes. Il est passé maître dans l’art des romans choraux (j’ai un petit doute sur le terme) mais cette fois, avec La valse des arbres et du ciel, il y a moins de personnages. Ce qui lui permet certainement de les fouiller plus en détail.
Le dernier ouvrage de cet auteur, Trompe-la-Mort, m’avait laissé un peu dubitative et déçue. Cette fois, je retrouve le Guenassia des débuts où les pages se tournent à un rythme effréné pour ne pas abandonner les personnages trop longtemps jusqu’à la prochaine lecture.
Un très bon roman à offrir aux fêtes de fin d’année, qui plaira à un large public, pas forcément féru d’art, mais qui aime les belles histoires.
La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guenassia
Éditions Albin Michel, 2016
9782226328755
304 p., 19€50
Un article de Clarice Darling.
L’indolente de Françoise Cloarec
Cet ouvrage comprend en sous-titre Le mystère Marthe Bonnard.
Quoi? L’épouse d’un des plus grands peintres du 20ème siècle cache un secret? Elle qui disait s’appeler Marthe de Méligny ne s’appelait pas ainsi? Pourquoi a-t-elle menti? Pourquoi a-t-elle caché à son mari qu’elle avait une famille? Des sœurs? Des nièces?
J’ai adoré l’idée de départ, car je ne savais pas qu’il y avait eu « un mystère Marthe Bonnard ». La rencontre avec le peintre, l’installation dans les diverses maisons qu’ils ont habité, leurs amis, etc… J’ai appris des choses mais…
Mais j’en attendais plus. Je trouve, et c’est un jugement tout à fait personnel, que le livre traine trop en longueur. C’est toujours agréable à lire (j’avais adoré le précédent ouvrage de Françoise Cloarec, Marcel Storr, l’Architecte de l’ailleurs), on sent le temps passé sur les traces des Bonnard, les passages de description de Marthe Bonnard faites par les personnes qui l’ont connues sont vraiment poignantes.
Mais j’aurais voulu en savoir plus sur cette femme. On la touche du doigt à plusieurs moments de l’ouvrage mais elle s’évapore avant d’en avoir dit plus. Cela m’a beaucoup frustré. Idem pour les tableaux décrits, j’ai lu l’ouvrage en vacances, loin de tout, sans accès à internet et j’aurais aimé des images pour pouvoir observer moi aussi les tableaux de Bonnard peignant encore et toujours son adorée.
Le retentissant procès des héritiers de Pierre et Marthe Bonnard n’arrivent que trop tardivement dans l’ouvrage. C’est une histoire assez incroyable et totalement incongrue qu’un des plus grands peintres du 20ème laisse son héritage sans vraiment de testament et surtout, sans savoir que sa défunte femme, décédée quelques années avant lui, avait de la famille.
Pourquoi a-t-elle menti? Pourquoi avoir caché cela à son mari pendant des décennies? Saura-t-on vraiment un jour? L’indolente ne répond pas aux questions que je me suis posée, et en ce sens, cela me chagrine. Mais le style poétique et la capacité à faire revivre des âmes disparues, point fort de l’écriture de Françoise Cloarec, sont bel et bien là!
L’indolente, le mystère Marthe Bonnard de Françoise Cloarec
Editions Stock, 2016
9782234080980
325p., 20€
Un article de Clarice Darling.
A première vue : la rentrée Stock 2016
À première vue, chez Stock comme chez la plupart des éditeurs, on voit arriver une rentrée sérieuse comme un premier de la classe, mais manquant clairement de fantaisie (à une exception près peut-être). C’est déjà pas mal, me direz-vous. Mouais, mais on n’aurait rien contre un peu d’excitation et d’inattendu. Pas sûr de les trouver sous la couverture bleue de la vénérable maison désormais dirigée par Manuel Carcassonne, qui aligne de plus beaucoup (trop) de candidats sur la ligne de départ : neuf auteurs français, deux étrangers, ça sent la surchauffe…
AUCUN LIEN : Une fille et un flingue, d’Olivier Pourriol
Elle est sans doute là, la touche de folie de la rentrée Stock ! Ancien chroniqueur littéraire muselé du Grand Journal (expérience amère dont il a tiré un récit décapant, On/Off), mais aussi et surtout spécialiste de cinéma, Pourriol met en scène deux frangins, Aliocha et Dimitri, fans de cinoche et obsédés par le désir de réaliser un film. Comment y parvenir quand on est fauché et inconnu ? En appliquant à la lettre le précepte d’un grand maître du Septième Art : « Un film, c’est un hold up » (Luc B.) Un « braquage » que les deux frères vont tenter de réussir avec l’aide de Catherine D. et Gérard D., en plein Festival de Cannes… Annoncé comme une comédie délirante, Une fille et un flingue est le genre de bouquin qui passe ou qui casse, sans juste milieu. Pourriol a tout le talent médiatique nécessaire pour défendre son livre sur les plateaux de télévision, mais son livre saura-t-il se défendre tout seul ?
GENÈSE II, LA REVANCHE : Au commencement du septième jour, de Luc Lang
Je n’ai jamais rien lu de Luc Lang, auteur emblématique de Stock, faute d’avoir réussi à m’intéresser à son travail jusqu’à présent. Cela changera peut-être avec ce nouveau roman, récit d’une vie trop parfaite pour être honnête et qui s’écroule brutalement lorsque la supercherie est dévoilée. Cette vie, c’est celle de Thomas, dont la femme Camille a un jour un terrible accident de voiture à un endroit où elle n’aurait jamais dû se trouver. Tandis que Camille reste plongée dans le coma et que tout s’écroule autour de lui, Thomas entame une vaste enquête qui va lui faire passer en revue toute son existence, sa relation avec son père, ses frère et soeur, ses enfants… Luc Lang revendique l’inspiration de Cormac McCarthy (rien de moins) pour ce roman présenté par son éditeur comme son plus ambitieux.
ALLÔ PAPA TANGO CHARLIE : Bronson, d’Arnaud Sagnard
Premier roman qui met en parallèle une ligne autobiographique et la vie du comédien Charles Bronson, depuis une jeunesse misérable durant la Grande Dépression jusqu’à la gloire hollywoodienne, renommée et richesse dissimulant la hantise quotidienne d’un homme rongé par la peur. Ce genre d’exercice a déjà donné de fort belles choses, notamment sous la plume de Florence Seyvos (Un garçon incassable, autour de Buster Keaton), alors pourquoi pas ?
C’EST UNE MAISON BLEUE : Les visages pâles, de Solange Bied-Charreton
Les trois petits-enfants de Raoul Estienne se retrouvent dans la vieille demeure chargée de souvenirs du vieil homme qui vient de s’éteindre. Faut-il vendre la maison ou la garder ? La question agite les héritiers autant que la Manif pour Tous, au même moment, déchire la société française, et oblige les uns et les autres à faire le point sur leurs existences… Je ne sais pas s’il faut attendre grand-chose d’un roman dont les personnages se prénomment Hortense, Charles ou Alexandre, mais bon. Il paraît que c’est « caustique » (dixit l’éditeur).
C’EST L’AMOUR A LA PLAGE (AOU CHA-CHA-CHA) : Maures, de Sébastien Berlendis
Les vacances d’été, la mer, les dunes, le camping, le dancing, l’adolescence, la découverte des filles… Tout ceci est follement original, n’est-ce pas ? Déjà vu, déjà lu, il faudrait vraiment une plume exceptionnelle ou un point de vue extrêmement singulier pour distinguer un tel récit. Toujours possible, mais on n’y croit guère…
POKER FACE : L’Indolente, de Françoise Cloarec
En 2008, Françoise Cloarec avait signé un succès surprise avec La Vie rêvée de Séraphine de Senlis (qui avait donné une adaptation cinématographique non moins triomphale, Séraphine, avec Yolande Moreau). Elle revient au milieu de la peinture avec cette enquête littéraire sur Marthe Bonnard, dont on découvre après le décès de son peintre de mari, Pierre Bonnard, qu’elle n’était pas du tout celle qu’elle avait toujours prétendu être.
DANS DEUX CENTS MÈTRES, TOURNEZ A GAUCHE : À tombeau ouvert, de Bernard Chambaz
Le 1er mai 1994, le pilote Ayrton Senna se tue au volant de sa Formule 1, en ratant un virage et en allant s’écraser contre un mur à 260 km/h. A partir de ce drame diffusé en direct et en mondovision télévisuelle, Bernard Chambaz tire un roman sur la fascination pour la vitesse, croisant le destin de Senna avec ceux d’autres pilotes célèbres mais aussi avec ceux de ses proches, dont son fils mort dans un accident de la route.
L’AMANTE DU VIETNAM DU NORD : L’Éveil, de Line Papin
Stock lance une auteure de 20 ans dans l’arène, avec un premier roman sous forte influence de Marguerite Duras, une histoire d’amour torride dans la touffeur de Hanoï, la capitale du Vietnam (où est née Line Papin). On annonce une jeune prodige, il faudra voir si elle est authentique.
AU CHARBON : Anthracite, de Cédric Gras
Dans un décor de guerre, une tragi-comédie sur fond de pays qui s’écroule – ce pays, c’est l’Ukraine, violemment divisée après la sécession en 2014 de la région minière du Donbass qui décide de rejoindre la Russie. Parce qu’il s’est obstiné depuis l’événement à y faire jouer l’hymne national ukrainien, un chef d’orchestre est obligé de prendre la fuite avec son ami d’enfance à bord d’une bagnole aussi décrépite que les paysages industriels qu’ils traversent… Premier roman.
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L’ÉNERGIE EST NOTRE AVENIR, ÉCONOMISONS-LA : Un travail comme un autre, de Virginia Reeves
Alabama, années 20. Avec l’aide de son ouvrier agricole, un fermier détourne une ligne électrique de l’Etat pour augmenter le rendement de son exploitation. Tout roule jusqu’à ce qu’un employé paye de sa vie cette installation sauvage. Wilson, l’ouvrier, écope des travaux forcés dans les mines, tandis que son patron est envoyé au pénitencier. Confronté à la violence extrême de la prison, il tente tout de même d’envisager l’avenir… Premier roman de l’Américaine Virginia Reeves.
POÉTER PLUS HAUT QUE SON… : Ce qui reste de la nuit, d’Ersi Sotiropoulos
En 1897, Constantin Cavafy n’est pas encore le grand poète grec qu’il est appelé à devenir. Écrasé par l’affection de sa mère, tourmenté par son homosexualité, à la recherche de son style et de sa voix, il fait un séjour de trois jours à Paris qui va tout changer pour lui. La romancière grecque Ersi Sotiropoulos dresse un portrait littéraire de Cavafy en s’interrogeant sur le lien entre création et désespoir, dans un livre dense et exigeant (une manière polie de suggérer autre chose, je vous laisse deviner quoi).
A première vue : la rentrée Grasset 2016
Chez Grasset, en général, je trouve matière à prendre du plaisir de lecture tous les deux ans. En 2015, il y avait Sorj Chalandon (Profession du père) et Laurent Binet (La Septième fonction du langage) ; en 2013, Chalandon encore (Le Quatrième mur) et Léonora Miano (La Saison de l’ombre). Vous l’aurez compris, 2016 et ses douze parutions (c’est trop !!!) ne semblent pas parties pour être un grand cru – mais il y a tout de même des raisons d’espérer, des chances d’être surpris. Alors ne partons pas battus d’avance, et croisons les doigts pour dénicher des pépites dans ce programme !
LA SAISON DES MACHETTES : Petit Pays, de Gaël Faye (lu)
La guerre civile au Burundi, voisine et contemporaine de celle au Rwanda, vue par les yeux d’un enfant. Ce premier roman de Gaël Faye buzze à tout va – buzz quelque peu orchestré par son éditeur, qui met en avant les ventes faramineuses des droits du livre à l’étranger, dans des proportions supérieures à celles qui avaient accueilli la parution d’un autre premier roman événement chez Grasset, HHhH de Laurent Binet… Pour ma part, je n’ai été saisi par ce livre que dans son dernier tiers, lorsque la violence se déchaîne et que Faye nous la fait voir avec force et retenue. Tout ce qui précède, chronique d’enfance et de famille, m’a paru plutôt anodin et longuet.
FEMINA PLURIEL : Crépuscule du tourment, de Léonora Miano
Ce roman choral donne la parole à quatre femmes liées au même homme : sa mère, sa soeur, son ex qu’il aimait trop et mal, et sa compagne avec qui il vit parce qu’il ne l’aime pas. En s’adressant à lui, elles dévoilent leurs tourments, leurs secrets, leurs quêtes de vie, mettant en écho leurs histoires personnelles et la grande Histoire, au cœur d’un pays d’Afrique subsaharienne qui pourrait être le Cameroun cher à l’auteure. On peut compter sur l’intelligence, la sensibilité et la sensualité de Léonora Miano pour donner du sens à ce texte.
L.511-1 : POLICE, de Hugo Boris (lu)
Trois gardiens de la paix sont chargés d’escorter à l’aéroport un étranger en situation irrégulière, dans le cadre d’une procédure de reconduite à la frontière. Mais les secousses de leurs vies personnelles finissent par entrer en conflit avec cette mission… Dans un registre très différent, Hugo Boris s’était montré très convaincant avec Trois grands fauves, publié chez Belfond. Ce qui permettait d’espérer quelque chose de ce roman placé à la hauteur du policier en tenue, le flic anonyme que l’on croise tous les jours dans la rue. Ambitieux comme Tavernier (L.627) ou Maïwenn (Polisse) ?
Après lecture, pas vraiment, le récit balançant entre une volonté de décrire le métier des flics de manière réaliste et les choix de la fiction, qui finissent par prendre le dessus au point de faire perdre de sa force au livre. Pas mal, mais pas aussi ambitieux ni réussi que Trois grands fauves.
NIEBELUNGEN : Fils du feu, de Guy Boley
C’est l’autre premier roman de la rentrée Grasset, et ce pourrait être une vraie curiosité. Enfants de forgeron, deux frères sont les Fils du Feu, promis à un destin brillant. Mais l’un des deux meurt subitement, semant le chaos dans le destin familial. Tandis que le père se perd dans l’alcool, la mère nie la réalité et ignore la disparition de son enfant. L’autre frère trace néanmoins son chemin et devient un peintre confirmé, trouvant la paix dans ses tableaux. Abordé à la manière d’une légende, ce récit devra compter sur une langue singulière et une atmosphère étrange pour se démarquer.
MANSON ON THE HILL : California Girls, de Simon Liberati
Liberati fait son fond de commerce des personnages sulfureux (à commencer par sa femme, héroïne de son précédent roman paru l’année dernière, Eva) et/ou tragiques (Jayne Mansfield 1967, férocement détesté par Clarice il y a cinq ans). Autant dire qu’en le voyant s’emparer du terrible Charles Manson et de l’assassinat sordide de Sharon Tate, on peut craindre le pire en matière de vulgarité et de voyeurisme. Mais on n’ira pas vérifier, ce n’est pas comme si on avait du temps à perdre non plus.
Pour le reste, vous m’excuserez mais je vais abréger, sinon on y sera encore demain.
MUNCH : Le Cri, de Thierry Vila
Femme médecin sur des bateaux d’exploration pétrolière, Lil Servinsky souffre d’un trouble qui lui fait pousser de temps à autre des cris qu’elle ne peut contrôler. Sa nouvelle embauche la confronte à l’hostilité du commandant. Un huis clos en pleine mer, une femme au milieu des hommes… Pourquoi pas.
NIOUYORQUE, NIOUYORQUE : Le Dernier des nôtres, d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre
De Dresde en 1945 à Manhattan en 1969, une saga foisonnante avec ses rivalités, ses secrets, ses amours impossibles, ses amitiés flamboyantes et ses noms célèbres pour attirer le chaland (Patti Smith, Warhol, Dylan…)
DOUBLE DÉCIMÈTRE : L’Enfant qui mesurait le monde, de Metin Arditi
Sur une île grecque plombée par la crise, un projet d’hôtel met la population en émoi. Une agitation qui bouleverse le quotidien morne de trois personnages, un enfant autiste, sa mère accaparée par le travail et un vieil architecte rongé de chagrin après la mort de sa fille.
ET MOI, ET MOI, ET MOI : L’Innocent, de Christophe Donner
Entre 13 et 15 ans, Christophe découvre qu’il a une quéquette. Cela valait bien le coup d’en faire un livre.
QUI PEUT ACCAPARER DES OBJETS SANS RESURGIR SUR AUTRUI : L’Incandescente, de Claudie Hunzinger
Une histoire de jeunes filles, des adolescentes qui s’écrivent… non, en fait, j’ai rien compris au résumé.
*****
Et on finit (ouf !!!) par les deux romans étrangers qui, dans deux styles différents, devraient sérieusement nous dépayser…
SEULS : Anna, de Niccolo Ammaniti
L’un de mes auteurs italiens préférés revient là où on ne l’attendait pas du tout, sur le terrain de la fiction post-apocalyptique (décidément à la mode en ce moment). Nous sommes en 2020, un virus décime depuis quatre ans la population adulte, n’épargnant les enfants que jusqu’à la puberté. Anna survit avec Astor, son petit frère de quatre ans. Lorsque le petit garçon disparaît, elle met tout en oeuvre pour le retrouver, affrontant seule les bandes d’enfants sauvages, les chiens errants et la pestilence d’un monde qui s’effondre. En Italie, le roman avait été classé dans la catégorie « young adult » ; Grasset – qui récupère au passage cet auteur parti quelque temps chez Robert Laffont – décide de le publier en adulte. A voir si ce pari bizarre permettra de faire mieux connaître Ammaniti en France, où il peine depuis toujours à trouver son public.
π² : Les hautes montagnes du Portugal, de Yann Martel
Un village perdu au pied des Hautes Montagnes du Portugal est le théâtre au fil des années de curieux événements. En 1904, un jeune homme frappé par le deuil décide de tourner le dos au monde – littéralement, puisqu’il ne marche plus qu’à reculons. Il se lance ainsi dans la quête éperdue d’un mystérieux objet confectionné par un prêtre. En 1939, un médecin reçoit la visite d’une vieille femme qui lui demande d’autopsier son mari, qu’elle apporte dans sa valise. Enfin, en 1981, un sénateur canadien en deuil s’installe au village, en quête de ses racines – et en compagnie d’un chimpanzé…
Depuis L’Histoire de Pi, succès mondial surprise, le romancier canadien Yann Martel peine à trouver son second souffle. En renouant avec une intrigue pleine de merveilleux, ce sera peut-être le cas.
A première vue : la rentrée Albin Michel 2016
Ça dérape un peu chez Albin Michel ! Neuf titres français et trois étrangers rien qu’en août, c’est plus que les années précédentes et ce n’est pas forcément pour le meilleur, gare au syndrome Gallimard… Il devrait y avoir tout de même deux ou trois rendez-vous importants, comme souvent avec cette maison, que ce soit du côté des premiers romans comme des auteurs confirmés.
LE DÉMON A VIDÉ TON CERVEAU : Possédées, de Frédéric Gros
C’est l’un des buzz de l’été chez les libraires, et c’est souvent bon signe. Pour son premier roman, l’essayiste et philosophe Frédéric Gros s’intéresse au cas des possédées de Loudun, sombre histoire de possession et exorcisme de bonnes sœurs soi-disant habitées par Satan réincarné sous la forme du curé Urbain Grandier. Nous sommes en 1632, Richelieu est au pouvoir et entend mener une répression sévère contre la Réforme ; humaniste, amoureux des femmes, Grandier est une cible parfaite… Une réflexion sur le fanatisme qui devrait créer des échos troublants entre passé et présent.
L’HOMME A L’OREILLE COUPÉE : La Valse des arbres et du ciel, de Jean-Michel Guenassia
Après un précédent roman (Trompe-la-mort) moins convaincant, l’auteur du Club des incorrigibles optimistes revient avec un roman historique mettant en scène les derniers jours de Vincent Van Gogh, en particulier sa relation avec Marguerite, une jeune femme avide de liberté, fille du célèbre docteur Gachet, connu comme l’ami des impressionnistes – mais l’était-il tant que ça ? Guenassia s’inspire aussi de recherches récentes sur les conditions de la mort de Van Gogh, fragilisant l’hypothèse de son suicide… On attend forcément de voir ce que ce grand raconteur d’histoire peut faire avec un sujet pareil.
WERTHER MINUS : Lithium, d’Aurélien Gougaud
Elle refuse de penser au lendemain et se noie dans les fêtes, l’alcool et le sexe sans se soucier du reste ; Il vient de se lancer dans la vie active mais travaille sans passion. Ils sont les enfants d’une nouvelle génération perdue qui reste assez jeune pour tenter de croire à une possibilité de renouveau. Premier roman d’un auteur de 25 ans, qui scrute ses semblables dans un roman annoncé comme sombre et désenchanté.
ABOUT A BOY : Un enfant plein d’angoisse et très sage, de Stéphane Hoffmann
Ce titre, on dirait un couplet d’une chanson de Jean-Jacques Goldman, tiens ! (C’est affectueux, hein.) Antoine, 13 ans, aimerait davantage de considération de la part de ses parents, duo d’égoïstes qui préfèrent le confier à un internat suisse ou à sa grand-mère de Chamonix plutôt que de l’élever. Mais le jour où ils s’intéressent enfin à lui, ce n’est peut-être pas une si bonne nouvelle que cela… Une comédie familiale pour traiter avec légèreté du désamour filial.
QUAND NOTRE CŒUR FAIT BOUM : Pechblende, de Jean-Yves Lacroix
Deuxième roman d’un libraire parisien spécialisé dans les livres d’occasion – ce qui explique sans doute pourquoi le héros de ce livre est justement libraire dans une librairie de livres anciens (ah). A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le dit libraire tombe amoureux d’une assistante de Frédéric Joliot-Curie, mais se trouve confronté à un dilemme cruel lorsque le conflit éclate et que son patron décide d’entrer dans la clandestinité.
MEMENTO : La Danse des vivants, d’Antoine Rault
A la fin de la Première Guerre mondiale, un jeune homme se réveille dans un hôpital militaire, amnésique mais parlant couramment aussi le français que l’allemand. Les services secrets français imaginent alors de l’affubler de l’identité d’un Allemand mort et de l’envoyer en infiltration de l’autre côté de la frontière… Après Pierre Lemaitre racontant l’impossible réinsertion des soldats survivants à la fin de la guerre dans Au revoir là-haut, le dramaturge à succès Antoine Rault s’intéresse au début de l’entre-deux-guerres dans l’Allemagne de Weimar. Une démarche intéressante, pour un livre présenté comme un roman d’aventures.
AMÉLIE MÉLO : Riquet à la houppe, d’Amélie Nothomb
Nothomb n’en finit plus de se recycler, et cette année, la peine est sévère. Je l’annonce tout net, j’ai tenu cinquante pages avant d’abandonner la lecture de ce pensum sans imagination, remake laborieux d’un conte qui rejoue grossièrement Attentat, l’un des premiers livres de la romancière belge. Franchement, si c’est pour se perdre dans ce genre de facilité, Amélie devrait prendre des vacances. Ça nous en ferait.
BATTLEFIELD : Avec la mort en tenue de bataille, de José Alvarez
Le parcours épique d’une femme, respectable mère de famille qui se lance corps et âme dans la lutte contre le franquisme dès 1936, se révélant à elle-même tout en incarnant le déchirement de l’Espagne d’alors.
MON PÈRE CE HÉROS : Comment tu parles de ton père, de Joann Sfar
L’hyperactif Sfar revient au roman, ou plutôt au récit, puisqu’il évoque son père (tiens, quelle surprise). Je le laisse aux aficionados, dont je ne suis pas…
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BUFFALO SOLDIER : Brève histoire de sept meurtres, de Marlon James (un peu lu)
Cette première traduction mais troisième roman du Jamaïcain Marlon James a reçu le Man Booker Prize en 2015 et arrive en France auréolé d’une réputation impressionnante. Et pour cause, ce livre volumineux (850 pages) affiche clairement son ambition, celle d’un roman choral monumental qui s’articule librement autour d’un fait divers majeur, une tentative d’assassinat dont fut victime Bob Marley en décembre 1976 juste avant un grand concert gratuit à Kingston. En donnant une voix aussi bien à des membres de gang qu’à des hommes politiques, des journalistes, un agent de la CIA, des proches de Marley (rebaptisé le Chanteur) et même des fantômes, Marlon James entreprend une vaste radiographie de son pays.
Une entreprise formidable – peut-être trop pour moi : je viens de caler au bout de cent pages, écrasé par le nombre de personnages, le style volcanique et un paquet de références historiques que je ne maîtrise pas du tout… Ce roman va faire parler de lui, c’est certain, il sera sans doute beaucoup acheté – mais combien le liront vraiment ? Je suis curieux d’avoir d’autres retours.
RAGING BULL : Sur la terre comme au ciel, de Davide Enia
Une grande fresque campée en Sicile, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 90, qui entrelace le destin de trois générations, dont le petit Davidù, gamin de neuf ans qui fait l’apprentissage de la vie, de l’amour et de la bagarre dans les rues de Palerme. Premier roman de Davide Enia, finaliste du prix Strega, l’équivalent italien du Goncourt.
COLLISION : La Vie nous emportera, de David Treuer
Août 1942. Sur le point de s’engager dans l’U.S. Air Force, un jeune homme se trouve mêlé à un accident tragique qui bouleverse non seulement son existence, mais aussi de ses proches. Une fresque humaine et historique à l’américaine.
Le Cas Annunziato, de Yan Gauchard
Signé Bookfalo Kill
A la suite d’une plaisanterie anodine, un homme se retrouve enfermé dans une cellule du musée national San Marco de Florence. Fabrizio Annunziato, traducteur de l’italien pour l’édition française de son état, n’imagine pas que cette réclusion involontaire va durer beaucoup plus longtemps que prévu – et qu’à sa sortie, il sera un autre homme, pour les autres comme pour lui-même…
En commençant la lecture de ce bref livre, je craignais un peu de m’ennuyer, je l’avoue. Un premier roman aux éditions de Minuit, c’est un peu la loterie : soit c’est totalement brillant et singulier (Viviane Elisabeth Fauville, de Julia Deck), soit c’est plat et sans intérêt (Changer d’air, de Marion Guillot, paru l’année dernière, et dont je n’ai même pas pris la peine de vous parler, parce que bon, voilà).
Yan Gauchard s’inscrit ici dans une autre veine, celle des romans drolatiques et imprévisibles, tels ceux de Bertrand de La Peine (La Méthode Arbogast), d’une manière plus réussie néanmoins. Assez vite, le romancier fait de son Cas Annunziato un livre au cours inattendu, avec quelques rebondissements sympathiques, un contexte politique discret mais bien utilisé (Berlusconi au pouvoir au début des années 2000), des personnages barrés, un humour délicat et une fine connaissance de la culture et de l’histoire italiennes. Si la plupart de ces éléments sont traités de manière légère, leur combinaison produit un effet convaincant, qui donne envie d’aller au bout de cette drôle d’histoire.
Certes, Yan Gauchard s’écoute un peu écrire parfois, recourant de temps à autre à un vocabulaire rare ou précieux qui n’a pas forcément lieu d’être, ou à des tournures de phrase exagérément alambiquées. Le but étant généralement de produire un effet de décalage comique, on lui pardonne, parce qu’il arrive à ses fins assez souvent.
Au final, Le Cas Annunziato a le charme des comédies italiennes, se déguste comme un vin apéritif léger et pétillant, qui ne restera pas forcément longtemps en bouche mais aura ouvert l’appétit. On attend la suite du menu de Yan Gauchard avec une gourmandise éveillée.
Le Cas Annunziato, de Yan Gauchard
Éditions de Minuit, 2016
ISBN 978-2-7073-2927-1
125 p., 12,50€
A première vue : la rentrée P.O.L. 2015
L’année dernière, les éditions P.O.L. avaient « écrasé » médiatiquement la rentrée avec Emmanuel Carrère et son Royaume. Le programme 2015 n’a évidemment rien d’aussi imposant, mais propose néanmoins une diversité comme cette maison singulière sait en offrir, entre des romans « abordables » et d’autres plus élaborés.
MALADIES DE SACHS : Le Présent infini s’arrête, de Mary Dorsan
Un premier roman choc, autant par son volume (720 pages) que par son sujet, largement autobiographique : comme Mary Dorsan, la narratrice est infirmière dans un appartement thérapeutique rattaché à un hôpital psychiatrique, spécialiste de l’accueil d’adolescents atteints de pathologies du lien. En une succession de chapitres courts, réalistes, parfois crus, la romancière donne à voir le quotidien de cet établissement atypique et cherche à nous rendre accessibles ces jeunes gens qui sont tout sauf fous.
ZEMMOURLAND : Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues
Enseignant la sociologie à l’université, le héros de ce roman vient de publier un essai violemment anti-français. Le succès du livre lui vaut d’être invité à l’étranger, ce qui lui permet de profiter éhontément de ses deux passions : les voyages et les femmes, qu’il collectionne en prédateur… Un beau portrait de salopard en perspective.
RETROUVER SON RACINE : Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai
De nos jours, une jeune femme bouleversée par un chagrin d’amour se penche sur Bérénice, la pièce de Racine, et sur la vie de son auteur, pour tenter de comprendre comment ce dernier a pu aussi bien décrire la passion amoureuse. Une transposition contemporaine doublée d’une mise en abyme de l’histoire de Titus et Bérénice.
A FAIT UN LONG VOYAGE : Comme Ulysse, de Lise Charles
Enfant, Rebecca a servi de modèle à Norman Rockwell. Devenue adulte, elle épouse John Milton, un autre peintre qui rencontre un certain succès, et avec qui elle a deux enfants. Un jour, John décide d’embaucher Lou, une jeune Française, à la fois comme fille au pair et comme modèle. Mais qui est vraiment Lou ? Deuxième roman de cette jeune auteure (28 ans).
Les singuliers d’Anne Percin
Au début je l’avoue, j’ai eu du mal à « entrer » dans le livre. Les romans épistolaires, très peu pour moi. Mais j’ai persévéré. Et j’ai eu raison.
Hugo Boch est un jeune peintre flamand, qui envoie tout valser du jour au lendemain (sa famille, de la grande entreprise Villeroy et Boch; son pays; ses études académiques) pour aller vivre sa passion au grand air. Il part à Pont-Aven, retrouver une bande de jeunes gugusses qui tentent de survivre en peignant.
Ses copains à l’auberge s’appellent Paul Gauguin, Charles Filiger, Emile Bernard, Meyer De Haan, Maupassant père… Pour survivre, Hugo se désintéresse peu à peu de la peinture pour s’orienter vers la photographie.
Hugo écrit beaucoup, à sa cousine Hazel, restée au Cours Julian à Paris. Il écrit aussi à son meilleur ami Tobias Hendrike, souffrant d’une terrible maladie et ayant dû retourner vivre chez sa mère, non loin d’Ostende.
Ces lettres sont touchantes. On y parle énormément de peinture, de Van Gogh, de Gauguin, de la vie à Paris et de la vie en Bretagne, dans le petit village du Pouldu. C’est bien écrit, émouvant surtout lors de l’annonce du décès de Van Gogh. Et on est tellement emballé par les personnages qu’on en oublie que Tobias, Hugo et Hazel sont des personnages fictifs.
Il y a là une véritable réflexion sur la création artistique et le sens de la vie. Anne Percin a effectué un travail de fourmi pour recréer cet univers si particulier. Un roman très agréable, qui se lit vite et qui mériterait une édition avec les reproductions des tableaux (mais quand on sait les prix demandés par les musées…)
En tout cas, un très bon moment de lecture. Merci Anne Percin !
Les singuliers d’Anne Percin
Éditions du Rouergue, 2014
9782812606786
352p., 22€
Un article de Clarice Darling.
Mes débuts dans l’art de Chris Donner
Chris Donner m’avait agréablement surpris l’an dernier avec son Tempête au haras, aussi étais-je ravie de voir son dernier livre apparaître sur ma table de chevet.
David Belting vit en Californie avec ses parents. Il doit avoir 5 ou 6 ans lorsqu’on se rend compte qu’il a un don. Il dessine merveilleusement. A tel point que les voisins sont prêts à donner 100$ pour un de ses dessins. Son père va alors placer en lui de formidables espoirs, bien vite envolés puisque David ne souhaite pas devenir artiste. Son père va donc lui forcer la main et l’inscrire à des cours particuliers avant de lui faire intégrer une école d’art flambante neuve dans la ville de Reno, Nevada, où sa famille vient de s’installer.
Reno, je parle d’expérience pour y avoir passé plusieurs jours, est le summum du kitsch. Le Las Vegas du pauvre. Tout tombe en décrépitude et les lumières des casinos ne font pas oublier la misère, économique et intellectuelle, de la ville. David n’a qu’une envie. Quitter cette ville. Quitter sa famille qui l’oblige à être artiste. Partir et tout plaquer.
Adulé par le prof d’art moderne, détesté par son prof d’art contemporain, David tente tant bien que mal de comprendre ce qu’il fait là, dans cette école qui ne lui plaît pas, dans cette ville qu’il déteste. Jusqu’à ce qu’arrive en cours, la belle Rocio Mendes, qui lui fait chavirer le cœur…
Mes débuts dans l’art est beaucoup moins bien que Tempête au haras. Soyons honnêtes. C’est toujours très bien écrit, mais on ne s’identifie pas du tout au personnage. J’ai l’impression que le bouquin a été écrit à la va-vite et je ressors un peu déçue. Si la forme est toujours très bien, le fond est plus pauvre. La fin est convenue et légèrement cul-cul. Bref, un bouquin pour ado (à partir de 12 ans) pas mal, mais sans plus.
Mes débuts dans l’art de Chris Donner
Éditions École des Loisirs, 2013
9782211214094
172p., 14€50
Un article de Clarice Darling.
Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich
Signé Bookfalo Kill
Gil est un peintre reconnu. Il a bâti sa renommée sur des portraits de sa femme, Irene, dans toutes les situations, y compris les plus osées, les plus dures, les plus intimes. Ensemble, ils ont eu trois enfants : Florian, Riel et le petit dernier, Stoney.
Irene découvre un jour que Gil lit en cachette son journal intime, qu’elle rédige dans un agenda rouge depuis des années ; il cherchait à découvrir si oui ou non elle le trompait. Ulcérée par cette marque de trahison, elle reprend son journal dans un autre carnet, bleu, qu’elle place en lieu sûr ; mais elle continue à écrire dans son agenda rouge une version différente de son histoire et de ses réflexions, afin de régler ses comptes à distance avec son mari…
Ça aurait pu n’être qu’une énième histoire de couple qui se déchire, sujet rebattu en littérature s’il en est (avec les histoires d’amour bien entendu, les unes n’allant naturellement pas sans les autres.) Mais comme c’est Louise Erdrich qui tient la plume, c’est cela, mais c’est aussi beaucoup mieux et beaucoup plus que cela.
Représentante et défenseur émérite de la culture indienne, cette grande figure des lettres américaines contemporaines ne déroge pas à ses habitudes. Ses personnages sont d’ascendance indienne, et se heurtent au problème d’un héritage culturel complexe à porter dans l’Amérique d’aujourd’hui. Tandis que Gil s’acharne à ne pas être considéré comme un simple peintre indien, sa fille Riel est fascinée par George Catlin, un artiste américain célèbre pour ses portraits d’Indiens – et dont le rapport qu’il avait avec ceux-ci s’avère aussi ambivalent que celui existant entre Gil et Irene, dans un subtil jeu de miroir.
Mais la question de l’identité indienne n’est pas le sujet du roman. Ou plutôt, elle n’en est qu’une des thématiques, ce qui donne sa richesse à ce superbe Jeu des ombres. Fondamentalement, il y est question de la famille et surtout du couple, avec tout ce que cela comporte de partage, de solidarité, d’attachement, mais aussi de difficulté, de compromission et de déchirement.
Ici, tout va plus loin car les protagonistes sont des artistes, des écorchés vifs, l’un comme l’autre. Des personnages fictifs qui s’appuient sur une inspiration personnelle, car c’est de la propre histoire de Louise Erdrich dont il est question ici, de sa relation tumultueuse avec Michael Dorris, romancier comme elle, dont elle finit par se séparer après bien des péripéties sordides.
L’inspiration est autobiographique mais le Jeu des ombres est bien un roman. Puissance de la fiction qui explose dans la construction – en miroir, encore -, alternance fluide d’extraits de l’agenda rouge, du carnet bleu, et d’un récit rapporté par un narrateur omniscient dont le regard bien renseigné éclaire en profondeur les zones d’ombre des protagonistes, jusque dans leurs réactions les plus obscures et les plus cruelles. Omniscient ? Peut-être pas si simple…
Pour tout saisir, il faut attendre la fin du livre, surprenante et forte. La conclusion sans concession d’un roman dont la brièveté dissimule une intensité et une complexité marquantes, qui font de Louise Erdrich un auteur majeur de la littérature américaine. A découvrir, si ce n’est déjà fait !
Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich
Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
ÉditionsAlbin Michel, 2012
ISBN 978-2-226-24307-2
253 p., 19€
Journal de Keith Haring
« Je suis bien conscient qu’il y a un risque que j’ai ou que j’aurai peut-être le SIDA. La probabilité est très forte et en fait, j’en ai déjà les symptômes. (…) Je ne sais pas s’il me reste cinq mois ou cinq ans, mais je sais que mes jours sont comptés. C’est pour cela que mes activités et mes projets ont tant d’importance en ce moment. Il faut en faire autant que possible le plus vite possible. Je suis sûr que ce qui survivra après ma mort est assez important pour que je sacrifie aujourd’hui mes convenances personnelles et mon temps de loisir. Le travail est tout ce que j’ai et l’art est plus important que la vie. »
Fans de Keith Haring, vous allez être gâtés. Ce Journal fut tenu par le peintre-graphiste du 29 Avril 1977 (peu avant ses 19 ans) au 22 septembre 1989 (cinq mois avant sa mort). Cependant, détrompez-vous. Il ne s’agit pas d’un journal intime. Il s’agit vraiment d’un journal artistique, où toutes ses toiles, fresques et autres dessins sont consignés. Ses voyages pour inaugurer telle ou telle exposition dans le monde, ses achats de pinceaux, ses visites dans les usines qui reproduisent ses oeuvres sur T-shirt, badges, etc…
J’ai été étonnée de la maturité de Keith Haring à 20 ans. Par moment, il s’agit véritablement d’un traité sur l’art, avec les aspects un peu ch***** que cela peut entraîner. Et puis à d’autres instants, on ressent l’artiste à nos côtés. Il est là, ce gamin de Pennsylvanie, qui, en l’espace de 15 ans, a réussi à faire éclore son oeuvre à la face du monde. Keith Haring, c’est un artiste inter-générationel, dont les couleurs et les traits transcendent les années. Dans son Journal, il discute avec Andy Warhol, drague des minets bellâtres, prend de la coke et râle contre la nuit, contre l’hiver, contre la maladie, qui l’empêchent de travailler.
Abondamment illustré, ce journal est un véritable traité sur l’art, la société de consommation et le besoin insatiable de peindre et dessiner. Art is life disait son ami Yves Arman. Un message que Keith Haring s’est borné à transmettre à travers son oeuvre.
Journal de Keith Haring
Editions Flammarion, 2012
9782081279421
422p., 26€
Un article de Clarice Darling.