A première vue : la rentrée de l’Olivier 2016
A première vue, les éditions de l’Olivier s’avancent bien armées dans cette rentrée 2016, avec cinq auteurs différents, confirmés ou débutants, qui proposent des univers forts et singuliers. La marque de fabrique d’une maison qui accomplit depuis longtemps un véritable travail de fond et suit une ligne souvent intéressante.
PUZZLE : La Sainte famille, de Florence Seyvos (lu)
En présentant Le Garçon incassable, roman précédent de Florence Seyvos et gros coup de cœur personnel, j’avais évité l’exercice périlleux du résumé, persuadé d’y perdre toute la substance du livre. Pour la même raison, je vais récidiver ici, car tenter de tisser une ligne claire dans ce superbe roman troué d’ellipses subtiles et de non-dits essentiels serait trop compliqué. Comme le titre l’indique, c’est une histoire familiale, et c’est une petite merveille, dont j’espère parvenir à parler en détail lorsque le livre paraîtra…
ENEMIES OF THE HEIR, BEWARE : La Succession, de Jean-Paul Dubois
Grand nom de l’Olivier, chez qui il a déjà publié notamment Une vie française, Le Cas Sneijder ou Kennedy et moi, Jean-Paul Dubois propose l’histoire d’une famille marquée par le tragique, du grand-père médecin de Staline au héros, Paul, exilé aux États-Unis, pour qui la vie est une peine grandissante malgré les bonheurs qu’il a pu connaître. Son existence va définitivement basculer le jour où il doit rentrer en France pour assurer la succession de son père qui vient de mourir… Dubois penche du côté obscur dans ce nouveau roman qui devrait marquer la rentrée.
LED : Le Zeppelin, de Fanny Chiarello
Si la vie est bizarre dans cette ville nommée La Maison, les habitants s’y sont habitués. Le survol inattendu d’un zeppelin vient pourtant perturber le destin d’une douzaine d’entre eux… Univers étrange à prévoir dans ce nouveau roman d’une jeune romancière aussi prolifique qu’atypique.
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SANDY CLOSE : 10:04, de Ben Lerner
Après le succès de son premier livre, le deuxième roman de ce jeune auteur américain s’attache aux pas… d’un jeune auteur américain, confronté au syndrome de la page blanche après le succès de son premier livre. (Vous y êtes ?) Histoire de corser le tout, il découvre qu’il souffre d’une affection cardiaque alors qu’il passait un examen en vue de donner son sperme à sa meilleure amie, et l’ouragan Sandy s’apprête à mettre New York sens dessus dessous. Bref, grosse ambiance.
LA FÊTE EST FINIE : Derniers feux sur Sunset, de Stewart O’Nan
Lorsqu’il rejoint Hollywood en 1937, Francis Scott Fitzgerald n’est déjà plus que l’ombre de lui-même, attaqué par l’alcool et la dépression, privé de sa femme Zelda, internée, et de sa fille Scottie. Pas sûr que le monde tourbillonnant et égoïste du cinéma soit de nature à lui faire du bien… Un portrait crépusculaire et poignant de l’auteur de Gatsby le Magnifique, loin de ses années fastes.
Le Grand marin, de Catherine Poulain
Signé Bookfalo Kill
Lili plaque tout. Elle quitte Manosque-les-plateaux et rejoint l’Alaska, sans rien, quelques maigres affaires, l’envie d’être embauchée comme marin sur un bateau de pêche et l’obsession de filer un jour jusqu’au à Point Barrow, qu’elle imagine comme le bout du monde, le bout de terre où la terre s’arrête. Et elle trouve ce qu’elle veut, Lili, un équipage, du boulot, l’océan déchaîné, les poissons, la bagarre quotidienne contre les éléments, la malchance, les journées et les nuits interminables pour quelques misérables dollars. Elle travaille avec acharnement, fait sa place parmi les hommes, mange cru le cœur des flétans à peine tirés de l’eau et tombe amoureuse d’un grand marin…
À lire Le Grand marin, nul doute que son auteure, dont c’est le premier roman, est une sacrée personnalité. Effectivement, sa biographie confirme ce pressentiment : « Catherine Poulain commence à voyager très jeune en France comme à l’étranger, employée dans des conserveries de poissons en Islande, à l’usine, ou aux travaux agricoles en France et au Canada. Elle vit deux ans en Asie et devient barmaid à Hong Kong, travaille sur des chantiers navals aux États-Unis, pêche durant 10 ans en Alaska avant de se faire expulser. Elle partage aujourd’hui sa vie entre les Alpes de Haute-Provence et le Médoc où elle est respectivement bergère et ouvrière viticole. »
Le Grand marin est riche de ces expériences, palpite de cette vie de bourlingue. Catherine Poulain y impose un ton singulier, fait de puissance évocatrice et de litanies poétiques qui emportent le lecteur dans le fracas des vagues, les hurlements des hommes, le grincement des dents serrées face à la douleur ou l’épuisement, les errances alcoolisées ou les rêveries foutraques de ses personnages.
Ceux-là, Lili, Jude le grand marin, Ian le skipper, et tous les autres, forment une armée d’écorchés vifs qui hantent le récit de leurs désirs furieux, de leurs vies de misère auxquelles ils ne renonceraient néanmoins pour rien au monde. Ils sont grandioses dans leur dureté, terrifiants dans leur folie, attachants dans leur fragilité.
C’est un roman atypique que ce Grand marin. En tout cas, pour un roman français. On a plus l’habitude de lire ce genre de prose outre-Atlantique – mais franchement, qui s’en plaindra ? Catherine Poulain impose sa liberté, sa pudeur flamboyante et son énergie, ainsi qu’une vision brute de l’existence qui nous bouscule jusqu’à l’essoufflement. Le livre n’est pas parfait (la fin m’a quelque peu laissé sceptique), mais par sa capacité à nous sortir de notre zone de confort, par sa force magnétique, par la voix originale qu’il révèle, il mérite largement d’être abordé. Pas un coup de cœur absolu, mais un choc, c’est certain !
Le Grand marin, de Catherine Poulain
Éditions de l’Olivier, 2016
ISBN 978-2-82360-863-2
384 p., 19€
A première vue : la rentrée de l’Olivier 2015
S’il nous sera impossible d’évoquer tous les éditeurs en lice pour la rentrée littéraire 2015, faute de temps et d’énergie, il nous reste encore quelques maisons à présenter. Et nous nous en voudrions de ne pas parler des éditions de l’Olivier, même si leur rentrée française, porteuse de noms connues, semble à première vue assez fade. Non, l’événement à l’Olivier, c’est la publication d’un roman resté inédit jusqu’à ce jour de David Foster Wallace – et pour cause, l’engin étant particulièrement spectaculaire…
DANTESQUE : L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace
(traduit de l’américain par Francis Kerline)
J’imagine qu’il aura fallu un peu de temps à Francis Kerline pour traduire ce monstre de 1488 pages (!!!), publié en 1996 aux États-Unis, et considéré comme l’un des authentiques chefs d’œuvre de la littérature anglophone contemporaine. David Foster Wallace (qui s’est suicidé en 2008 à 46 ans) y élabore une dystopie dans laquelle les USA, le Canada et le Mexique ont fusionné en une fédération où la société du spectacle est devenue le centre de tout. Inutile de détailler une intrigue infiniment plus foisonnante, qui évoque pêle-mêle les relations familiales, les addictions, le tennis (très important, puisqu’une académie de tennis est au centre de l’histoire), l’Amérique du Nord en tant qu’entité politique… Enrichi de nombreuses notes de bas de page, le texte est une gageure de lecture. Ce sera sûrement l’événement de la rentrée étrangère, on en parlera beaucoup, de nombreuses personnes l’achèteront… mais qui le lira vraiment ?
TEMPÊTUEUX : En toute franchise, de Richard Ford
(traduit de l’américain par Josée Kamoun)
L’auteur de Canada, prix Femina étranger 2013, retrouve son héros récurrent, Frank Bascombe, grâce auquel il sonde l’Amérique contemporaine avec acuité. Cette fois, la toile de fond est triple : la crise économique, la campagne présidentielle opposant Obama à Romney, et l’ouragan Sandy qui a durement frappé la côte est des États-Unis en 2008.
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Après de pareilles références, difficile de revenir à la production française… Mais bon, tâchons tout de même de faire bonne figure et d’essayer de trouver de belles choses dans les quatre romans lancés par l’Olivier en cette rentrée automnale.
RÉPARER LES VIVANTS (I) : Le Cœur du problème, de Christian Oster
En rentrant chez lui, Simon trouve le cadavre d’un inconnu au milieu du salon, visiblement tombé de la mezzanine, et croise sa femme lui annonçant qu’elle s’en va pour ne jamais plus revenir. Resté seul avec le corps, Simon doit prendre les décisions qui s’imposent. Plus tard, il se lie d’amitié avec Henri, un gendarme à la retraite. Soucieux de ne pas se trahir, Simon fait un peu trop attention à ce qu’il dit, et une partie d’échecs souterraine s’engage avec l’ancien enquêteur…
RÉPARER LES VIVANTS (II) : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe
Avec ce parcours d’une jeune fille franco-danoise arrivée seule à Paris à 17 ans, en quête d’elle-même, Agnès Desarthe donne à voir la capitale au début du XXème siècle, de l’affaire Dreyfus aux années folles en passant par la Première Guerre mondiale, les premières automobiles, la vitalité de Montparnasse, le féminisme naissant…
RACONTER LES VIVANTS : Les amygdales, de Gérard Lefort
Scènes de vie d’une famille fantasque vues par le benjamin des enfants, dont le regard redoutable ne manque rien des dépenses faramineuses de la mère, du père qui préfère ne rien en dire, et du quotidien de tous : amitiés, scolarité compliquée, rêves d’aventures, tendances anarchistes et admirations cinématographiques. Après une enquête du Poulpe en 1997, c’est le premier roman de littérature « blanche » du critique Gérard Lefort.
HÉSITER A ÊTRE VIVANT : Les pêchers, de Claire Castillon
Trois femmes : Tamara, femme de Claude, qui n’arrive pas à être l’épouse idéale dont il rêve, mais ne parvient pas non plus à s’émanciper de lui ni à oublier son grand amour précédent ; Aimée, ex-femme de Claude, qui attend trop de l’amour ; et Esther, fille adolescente d’Aimée, qui capte les tourments des adultes avec ce sens de l’observation aigu propre à son âge. Hmpf…
Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti
Signé Bookfalo Kill
Jacob, un jeune Juif de Constantine, est enrôlé en juin 1944 pour libérer la France. De sa guerre, les siens ignorent tout. Ces gens très modestes, pauvres et frustes, attendent avec impatience le retour de celui qui est leur fierté, un valeureux. Ils ignorent aussi que l’accélération de l’Histoire ne va pas tarder à entraîner leur propre déracinement…
Exceptionnellement, j’ai conservé le résumé proposé par l’éditeur plutôt que d’essayer d’en tricoter un moi-même. Cette quatrième de couverture a en effet le mérite de donner le ton de l’histoire sans trop en révéler sur le destin des personnages, et c’est très bien ainsi.
Que pourrait-on dire de plus sans gâcher la découverte du roman ? Jacob, Jacob est inspiré de l’histoire familiale de Valérie Zenatti, et la photo qui orne la couverture, évoquée d’ailleurs dans le livre, présente le portrait du Jacob en question, qui n’est autre que le grand-père de la romancière. Sans être autobiographique ni nombrilocentré, c’est donc un roman très personnel – et je dis bien un roman, car si elle a enquêté pour reconstituer le parcours du jeune homme, de ses parents et de ses proches, Valérie Zenatti a fait véritablement œuvre d’invention pour imaginer ce que furent leurs vies, leurs rapports, leurs aspirations, et pour se mettre dans leur peau et dans leur tête.
Plusieurs points de vue s’entremêlent dans ce livre. Il y a celui porté sur Jacob au cours de son engagement militaire : l’entraînement sommaire en Algérie, puis le débarquement en Provence, et ensuite la remontée à travers la France pour rallier l’Allemagne et se joindre aux forces alliées qui convergent vers Berlin. C’est ici le roman de guerre, dont les batailles, la fureur aveugle, les amitiés indispensables pour résister à l’horreur, les chagrins incompréhensibles sont tirés à grands traits par les longues phrases rythmiques de Valérie Zenatti. La romancière ne verse jamais dans le spectaculaire facile, elle est au plus près de son héros, à la manière d’un Spielberg filmant batailles et rapports humains dans Il faut sauver le soldat Ryan.
Puis il y a le récit familial, de ceux restés en Algérie. Là, outre la description prégnante de Constantine (et notamment de ses ponts), ce sont surtout les superbes portraits de femmes qui frappent. Rachel la mère de Jacob qui attend plein d’espoir le retour de son dernier fils, le plus fin, le plus gai, celui à qui tous les espoirs sont permis d’une vie meilleure que celle, laborieuse, de son père ou de son frère aîné Abraham, tous deux cordonniers. Et Madeleine, l’épouse d’Abraham, belle-soeur de Jacob, réduite à son rôle de mère à qui aucune faiblesse n’est permise, au service des hommes alors qu’elle voudrait rêver, aimer plus ouvertement, être libre et non prisonnière de mentalités étriquées.
Loin d’être réduits à des clichés, les hommes sont aussi joliment campés, quelle que soit leur génération, dessinant la ligne d’une famille que l’Histoire va ébranler, redessiner, pour amener à la femme et à l’écrivain qu’est aujourd’hui Valérie Zenatti. Une enquête romanesque d’une impressionnante force littéraire, pudique et exemplaire, qui donne l’un des beaux livres de cette rentrée.
Jacob, Jacob, de Valérie Zenatti
Éditions de l’Olivier, 2014
ISBN 978-2-8236-0165-7
166 p., 16€
Vie animale, de Justin Torres
Signé Bookfalo Kill
Une famille américaine, pas très fortunée. Le père, Noir, d’origine portoricaine. La mère, blanche, fragile. Trois enfants, trois jeunes garçons : Manny, l’aîné ; Joel, le cadet ; et le petit dernier, narrateur de l’histoire.
« La famille, c’est la jungle. » Parfois les parents s’aiment, parfois ils se déchirent. Les gamins sont témoins, ou acteurs. Alliés ou antagonistes de leurs parents, selon les cas. Ils vivent, survivent, expériment la vie. Insouciants et sauvages, comme le sont les enfants. Et unis, indissociables, quoi qu’il arrive. A moins que…
Des livres sur la famille, on en a déjà lu plein. Des livres sur l’enfance également. Pas forcément toujours des bons, ni des très originaux. Oubliez tout : Justin Torres fracasse la vitrine parfois bêtifiante de ces univers multi-représentés en y jetant un pavé rugueux, déchirant, aux arêtes tranchantes.
« On voulait plus de bruit, plus de révoltes. On montait le son de la télé jusqu’à avoir mal aux oreilles à cause du cri des hommes en colère (…) On était six mains qui happaient et six pieds qui trépignaient ; on était des frères, des garçons, trois petits rois unis dans un complot pour en avoir encore. »
Cet extrait, tiré de la première page du roman, annonce la suite avec aussi peu d’équivoque que le titre du livre : le « on » fondant le narrateur dans un groupe qui ne fait qu’un, celui des trois garçons soudés comme une meute en chasse ; la violence inhérente à une enfance compliquée ; l’envie de bruit et de fureur, l’appel au chaos.
Chapitre après chapitre, des saynètes se succèdent, pas forcément liées les unes aux autres par une logique chronologique, mais faisant toutes corps. Une bataille de sauce tomate. Un père qui danse comme un fou dans sa cuisine tout en préparant le repas. Une leçon de natation. Une virée destructrice dans le jardin d’un vieux voisin. L’achat d’un pick-up. Une dispute parentale.
Par le style, vivace et sec (mais pas dénué de poésie), comme par le propos, Justin Torres fait vibrer la rage de ses personnages, qu’elle trouve sa source dans le malheur ou dans le bonheur – car il n’y a pas que du chagrin dans ce roman, la joie y vole aussi quelques instants. C’est juste, évocateur, jamais misérabiliste.
Puis vient le moment de la bascule, quand le « je » remplace le « on »… et que Justin Torres plante un dernier clou qui, loin de sauvegarder l’édifice familial, le fait s’effondrer. Une sacrée claque, d’autant plus forte qu’on peut la voir venir, à certains indices disséminés dans le roman, mais qu’on n’en soupçonne pas la violence.
Un premier roman remarquable, brut, instinctif, qui frappe au coeur. On attend la suite avec impatience.
Vie animale, de Justin Torres
Traduit de l’anglais par Laetitia Devaux
Editions de l’Olivier, 2012
ISBN 978-2-87929-820-7
139 p., 18€