COUP DE CŒUR : Les frères Lehman, de Stefano Massini

Les amis, lâchez tout, attachez vos ceintures et ouvrez grand les écoutilles, aujourd’hui je vais vous parler de la dinguerie absolue de la rentrée. Il en faut au moins une – l’année dernière c’était Jérusalem d’Alan Moore, cette année voici venir Les frères Lehman de Stefano Massini. 848 pages d’inventivité, d’intelligence et de virtuosité littéraire, c’est si rare que ça ne se refuse pas.
De quoi est-il question ?
Hé bien, d’économie, de la crise des subprimes aux États-Unis en 2008…
NOOOOOON, ne partez pas !!!
Ce n’est qu’un aspect de ce livre. Un aspect incontournable, forcément, mais qui n’en est que le grand final.
En réalité, comme le titre l’indique de manière transparente, Stefano Massini s’attache à nous raconter l’histoire des frères Lehman, plus connus dans le monde aujourd’hui, y compris en France, sous le nom des Lehman Brothers. Rien à voir avec la tribu d’humoristes moustachus ayant fait les beaux jours du cinéma au XXème siècle, ni avec le duo mythique de chanteurs fictionnels ayant eux aussi connu leur heure de gloire sur grand écran en 1980.
Non, les Lehman Brothers, ce n’est pas le même genre d’humour, on va dire.
Tout commence en 1844. Un Juif allemand nommé Hayum Lehmann débarque à New York. En passant à la douane, pour mieux se faire comprendre et s’intégrer, il change son nom en Henry Lehman. Il gagne ensuite Montgomery, en Alabama, où il fonde une sorte d’épicerie générale. Un magasin minuscule, qu’il va agrandir peu à peu et transformer en entreprise florissante avec l’aide de ses frères Emanuel et Mayer, qui le rejoignent quelque temps plus tard.
Ils se spécialisent notamment dans le marché du coton, anticipent les grands changements de la vie américaine suivant le développement des chemins de fer, passent miraculeusement au travers de la Guerre de Sécession, et deviennent peu à peu un énorme établissement de conseil coté en Bourse, puis une banque qui affronte avec vaillance les soubresauts de l’Histoire – jusqu’à son effondrement spectaculaire en 2008, victime d’un système qui a perdu la tête et qu’elle a contribué à décapiter.
De 1844 à aujourd’hui, la vie des frères Lehman et de leurs successeurs est donc inextricablement liée à celle des États-Unis. C’est ce que le livre monumental de Stefano Massini nous raconte, et c’est déjà extrêmement intéressant en soi.
Mais ce qui fait des Frères Lehman un ouvrage exceptionnel, un roman hors du commun (car c’est un roman, pas un essai historique), c’est sa forme insensée. En effet, pour donner au récit le souffle épique qu’il mérite, pour en faire une odyssée des temps modernes, Massini a choisi d’écrire en vers libres. Pas de rimes, mais de fréquents retours à la ligne, des phrases courtes, la quête obsessionnelle d’un rythme atypique et marquant, appuyée par un jeu savant sur les répétitions, la litanie, la scansion.
C’est un travail ahurissant, homérique (comme il se doit quand on écrit une odyssée). Et le résultat est fabuleux. On engloutit les 848 pages du livre (qui contient d’autres surprises étonnantes) sans même s’en rendre compte. On se passionne pour ces vies hors du commun, leurs joies, leurs amours, leurs chagrins, leurs inventions, leur aplomb pour affronter l’Histoire et lui trouver des réponses héroïques quand elle s’emballe sous leurs yeux.
Pour ceux que la forme simili-poétique pourrait rebuter, ne craignez rien. C’est un atout plutôt qu’un frein. Je ne suis pas lecteur de poésie en général, c’est un genre dans lequel je peine à investir le temps et la concentration nécessaires pour l’apprécier. Mais là, c’est autre chose. Ce choix audacieux, transfiguré par la traduction sublime de Nathalie Bauer (dont il faut saluer le travail, ça n’a pas dû être simple tous les jours !), devient une tempête qui abat toutes les réticences sur son passage. Dès les premières lignes, on est emporté par le texte, sa fougue, son indiscipline, son humour aussi, et par la force inédite de ses images.
Les frères Lehman est un livre aussi rare que captivant, une somme de documentation, de réflexion et de mise en perspective historique métamorphosée en récit grandiose. Le texte le plus ambitieux de l’année, sans aucun doute. Une expérience de lecture inouïe que je vous recommande sans aucune restriction.
Les frères Lehman, de Stefano Massini
(Qualcosa sui Lehman, traduit de l’italien par Nathalie Bauer)
Éditions Globe, 2018
ISBN 978-2-211-23513-6
848 p., 24€
Couleurs de l’incendie, de Pierre Lemaitre

Le très respectable Marcel Péricourt, fondateur de la banque du même nom, vient de s’éteindre. Nous sommes en 1927 et sa seule fille, Madeleine, est appelée à lui succéder. Mais un geste insensé de Paul, le fils de Madeleine, le jour des funérailles du patriarche, change radicalement la donne et fragilise la position de l’héritière. A tel point que certains en profitent et, abusant de la faiblesse de Madeleine, la dépouillent de tout ou presque.
Un bon calcul, certes… mais ne faudrait-il pas se méfier plus que tout d’une femme ainsi déclassée et humiliée ?
Lemaitre conteur est de retour !
Pari réussi pour Pierre Lemaitre qui, après un opus post-Goncourt assez moyen (Trois jours et une vie), s’est remis sérieusement au travail pour écrire cette « suite » d’Au revoir là-haut – je guillemette « suite » parce que, si l’on retrouve quelques personnages du précédent, Couleurs de l’incendie a l’intelligence de pouvoir être lu de manière indépendante sans rien perdre en compréhension.
Ni en plaisir, donc, puisque Lemaitre a indéniablement retrouvé l’inspiration pour se replonger dans sa fresque du XXème siècle. Ressuscitant le style vif, inspiré et mordant du premier opus, il raconte cette fois les années 1927-1935, balayant au passage les effets européens de la grande crise de 1929 et la montée inexorable des fascismes en Allemagne et en Italie. Impeccablement maîtrisé, ce contexte permet au romancier de tailler sévèrement nombre de sujets – la corruption politique, l’évasion fiscale, l’éthique très particulière de certains journalistes et les postures de la presse en général, les dérives lamentables d’une société fièrement patriarcale où la femme est une denrée économique (ou pas) parmi d’autres…
Autant dire qu’avec tous ces éléments, Pierre Lemaitre brandit à la face de notre époque un miroir à peine déformant, où l’on constate sans grande surprise que rien n’a changé ni n’a été inventé aujourd’hui. Le parallèle pourrait être lourdingue, mais l’écrivain opère en finesse, sans forcer le trait, grâce notamment à son art intact de l’ironie dévastatrice, dont l’omniprésence est un régal tout au long des cinq cents pages (vite avalées d’ailleurs) de ce roman.
Couleurs de l’incendie est aussi une superbe démonstration des héritages de Pierre Lemaitre. Héritage littéraire, avec un hommage à peine déguisé à son maître Alexandre Dumas qui transparaît dans cette magnifique histoire de vengeance à la Monte-Cristo ; mais aussi par l’emploi d’un style puissant mais accessible, populaire au plus beau sens du terme, faisant de ce roman un véritable feuilleton à l’ancienne dont on peine à s’évader tant l’envie d’en tirer les différents fils jusqu’au bout est difficile à contenir. Mérite en soit rendu aux personnages, tous parfaits, qui habitent les nombreuses intrigues tissant la toile de Couleurs de l’incendie avec autant de bonheur que dans Au revoir là-haut ; on a envie de tous les suivre, de les soutenir, de les détester, de les mépriser, avec autant (plus ?) d’ardeur que dans la vraie vie.
Héritage de genre également, car Pierre Lemaitre ne s’est pas illustré en polar au début de sa carrière par hasard. Il sait raconter une bonne histoire sans en perdre le fil, tenir le lecteur en haleine, semer les rebondissements aux moments adéquats, faire monter le suspense… Bref, son art de conteur est intact, et c’est un régal de tous les instants.
Excellente surprise, donc, que ce nouveau roman de Pierre Lemaitre, qui renoue avec les ingrédients ayant fait le succès d’Au revoir là-haut tout en renouvelant subtilement la recette. Impeccable !
Couleurs de l’incendie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2018
ISBN 9782226392121
534 p., 22,90€
A première vue : la rentrée de l’Olivier 2015
S’il nous sera impossible d’évoquer tous les éditeurs en lice pour la rentrée littéraire 2015, faute de temps et d’énergie, il nous reste encore quelques maisons à présenter. Et nous nous en voudrions de ne pas parler des éditions de l’Olivier, même si leur rentrée française, porteuse de noms connues, semble à première vue assez fade. Non, l’événement à l’Olivier, c’est la publication d’un roman resté inédit jusqu’à ce jour de David Foster Wallace – et pour cause, l’engin étant particulièrement spectaculaire…
DANTESQUE : L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace
(traduit de l’américain par Francis Kerline)
J’imagine qu’il aura fallu un peu de temps à Francis Kerline pour traduire ce monstre de 1488 pages (!!!), publié en 1996 aux États-Unis, et considéré comme l’un des authentiques chefs d’œuvre de la littérature anglophone contemporaine. David Foster Wallace (qui s’est suicidé en 2008 à 46 ans) y élabore une dystopie dans laquelle les USA, le Canada et le Mexique ont fusionné en une fédération où la société du spectacle est devenue le centre de tout. Inutile de détailler une intrigue infiniment plus foisonnante, qui évoque pêle-mêle les relations familiales, les addictions, le tennis (très important, puisqu’une académie de tennis est au centre de l’histoire), l’Amérique du Nord en tant qu’entité politique… Enrichi de nombreuses notes de bas de page, le texte est une gageure de lecture. Ce sera sûrement l’événement de la rentrée étrangère, on en parlera beaucoup, de nombreuses personnes l’achèteront… mais qui le lira vraiment ?
TEMPÊTUEUX : En toute franchise, de Richard Ford
(traduit de l’américain par Josée Kamoun)
L’auteur de Canada, prix Femina étranger 2013, retrouve son héros récurrent, Frank Bascombe, grâce auquel il sonde l’Amérique contemporaine avec acuité. Cette fois, la toile de fond est triple : la crise économique, la campagne présidentielle opposant Obama à Romney, et l’ouragan Sandy qui a durement frappé la côte est des États-Unis en 2008.
*****
Après de pareilles références, difficile de revenir à la production française… Mais bon, tâchons tout de même de faire bonne figure et d’essayer de trouver de belles choses dans les quatre romans lancés par l’Olivier en cette rentrée automnale.
RÉPARER LES VIVANTS (I) : Le Cœur du problème, de Christian Oster
En rentrant chez lui, Simon trouve le cadavre d’un inconnu au milieu du salon, visiblement tombé de la mezzanine, et croise sa femme lui annonçant qu’elle s’en va pour ne jamais plus revenir. Resté seul avec le corps, Simon doit prendre les décisions qui s’imposent. Plus tard, il se lie d’amitié avec Henri, un gendarme à la retraite. Soucieux de ne pas se trahir, Simon fait un peu trop attention à ce qu’il dit, et une partie d’échecs souterraine s’engage avec l’ancien enquêteur…
RÉPARER LES VIVANTS (II) : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe
Avec ce parcours d’une jeune fille franco-danoise arrivée seule à Paris à 17 ans, en quête d’elle-même, Agnès Desarthe donne à voir la capitale au début du XXème siècle, de l’affaire Dreyfus aux années folles en passant par la Première Guerre mondiale, les premières automobiles, la vitalité de Montparnasse, le féminisme naissant…
RACONTER LES VIVANTS : Les amygdales, de Gérard Lefort
Scènes de vie d’une famille fantasque vues par le benjamin des enfants, dont le regard redoutable ne manque rien des dépenses faramineuses de la mère, du père qui préfère ne rien en dire, et du quotidien de tous : amitiés, scolarité compliquée, rêves d’aventures, tendances anarchistes et admirations cinématographiques. Après une enquête du Poulpe en 1997, c’est le premier roman de littérature « blanche » du critique Gérard Lefort.
HÉSITER A ÊTRE VIVANT : Les pêchers, de Claire Castillon
Trois femmes : Tamara, femme de Claude, qui n’arrive pas à être l’épouse idéale dont il rêve, mais ne parvient pas non plus à s’émanciper de lui ni à oublier son grand amour précédent ; Aimée, ex-femme de Claude, qui attend trop de l’amour ; et Esther, fille adolescente d’Aimée, qui capte les tourments des adultes avec ce sens de l’observation aigu propre à son âge. Hmpf…
A première vue : la rentrée Flammarion 2015
Flammarion continue à jouer la carte de la sobriété en 2015, avec seulement sept titres français et un étranger (comme l’année dernière). Et, à première vue, la qualité s’en ressent, puisque le panel est assez intéressant et varié cette année.
SIX FEET UNDER : Il était une ville, de Thomas B. Reverdy (en cours de lecture)
L’auteur des Évaporés campe son nouveau roman dans les rues abandonnées de Detroit, capitale emblématique de la crise aux Etats-Unis. Tout en dressant le tableau effarant d’une ville en faillite, désertée et quasi rendue à l’état sauvage, Reverdy suit les destins parallèles d’Eugène, un ingénieur automobile français parachuté là pour un projet bidon ; Charlie, jeune garçon qui décide d’accompagner un de ses amis maltraité par sa mère dans une escapade à la Stephen King ; et le lieutenant Brown, policier usé mais tenace qui enquête sur le nombre très élevé de disparitions d’enfant en ville… Soit un mélange étonnant, qui met un peu de temps à prendre mais finit par très bien fonctionner.
BREAKING BAD : Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské (lu)
Les ennemis du titre, ce sont les patients de Clarisse, tous atteints d’addictions sévères, que ce soit au jeu, à la drogue, au sexe et autres réjouissances. Persuadée d’avoir l’idée du siècle, la psychiatre décide de les réunir pour une thérapie du groupe qui devrait, selon elle, leur permettre de résoudre collectivement leurs problèmes. Mais au contraire, loin de se soigner, les sept accros finissent par se refiler leurs addictions… Une comédie trash et malpolie (voire olé-olé par moments), de plus en plus drôle et attachante jusqu’à un final complètement délirant. Ça ne plaira pas à tout le monde, mais Marienské assume son idée avec une gouaille réjouissante.
CASTLE : Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter
Changement de registre pour l’auteure du salué Sombre dimanche, histoire d’une famille hongroise au XXe siècle. Cette fois, elle met en scène un couple, Franck et Emilie : lui est très amoureux d’elle, elle n’en a que pour un auteur de polar culte, disparu mystérieusement en 1985, dont elle est une spécialiste. A l’occasion d’un colloque qu’Emilie organise sur une île, Franck décide de la suivre et de la demander en mariage. Mais tout va vite déraper… Très tentant pour nous, notamment pour la mise en scène apparemment très réussie d’un romancier qui n’existe pas, on en reparlera à coup sûr !
HOUSE OF CARDS : Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz
Il l’ignore sûrement, mais Poutine a un parfait homonyme prénommé Vladimir Vladimirovitch. Lequel Vladimir Vladimirovitch, après avoir surpris une once d’émotion sur le visage de marbre du Président, se passionne pour la vie de son célèbre homonyme (vous suivez ?) Portrait en creux de l’un des hommes les plus puissants et dangereux de la planète, ce roman vaudra ou non le coup d’oeil selon la profondeur du regard de l’auteur.
GREY’S ANATOMY : L’Exercice de la médecine, de Laurent Seksik
Une femme femme, cancérologue à Paris, tente d’échapper à l’héritage d’une famille pratiquant la médecine à chaque génération. Un roman généalogique qui sert de prétexte à une balade dans le siècle, de la Russie tsariste ou stalinienne au Berlin des années 20.
DESPERATE HOUSEWIFE : Un amour impossible, de Christine Angot
Il paraitrait à ce qu’il paraît que l’Angot nouveau est supportable, voire appréciable. Revenant une fois encore sur son histoire familiale (pour ceux qui l’ignoreraient, elle a été violée par son père lorsqu’elle était adolescente), la délicieuse Christine se focalise cette fois, mais gentiment, sur sa mère. D’où le côté plus aimable, plus apaisé, de ce roman.
SEPT A LA MAISON : Le Renversement des pôles, de Nathalie Côte
Deux couples partent en vacances sur la Côte d’Azur dans deux appartements voisins. Ils espèrent en profiter, mais la période estivale va être surtout l’occasion d’exprimer non-dits et rancoeurs. Des faux airs de Vacances anglaises, le roman de Joseph Connolly, dans ce pitch. A voir si ce sera aussi méchant ! (Premier roman)
PEAKY BLINDERS : Péchés capitaux, de Jim Harrison
Retour sous la plume de l’illustre romancier américain de l’inspecteur Sunderson, apparu dans Grand Maître. Désormais retraité, Sunderson s’installe dans le Michigan et s’accommode de voisins quelques peu violents, le clan Ames, dont il aide même l’un des membres à écrire un polar. Mais le jour où Lily Ames, sa femme de ménage, est tuée, rien ne va plus…
Fannie et Freddie, de Marcus Malte
Signé Bookfalo Kill
Le retour de Marcus Malte chez les éditions Zulma, qui ont publié l’essentiel de son œuvre – dont le sublime Garden of Love -, sonnait comme une bonne nouvelle, après un détour sympathique mais moyen par la Série Noire (les Harmoniques). C’en est une, même si le format court des deux textes que contient ce bref volume (150 pages au total) empêche de se réjouir sans retenue, d’autant qu’ils ne sont pas de valeur égale.
La première, Fannie et Freddie, donne son titre et son ton d’ensemble au livre. Fannie est une femme à l’âge indistinct. Elle porte un œil de verre, qu’elle tente de cacher derrière une mèche de cheveux et une rotation du buste un peu raide, qui lui vaut le surnom de « Minerve » mais lui permet de montrer toujours son meilleur profil. Un jour, elle se glisse dans Wall Street, incognito. Elle attend Freddie. Et sa revanche, ou sa vengeance. Qui sait la forme qu’elle prendra…
Le ton est glacial ; l’histoire, liée à la crise des subprimes aux Etats-Unis, est pesante, étouffante. Marcus Malte instaure une atmosphère inquiétante, dévoile peu à peu l’atroce vérité que cache l’étrange parcours de Fannie. Pourtant ça ne prend pas, pas tout à fait. Certains passages sont touchants, réussis, mais l’ensemble est si froid que je n’ai pas su ressentir d’empathie pour les personnages et leurs histoires tragiques.
J’ai donc largement préféré la seconde novella, au titre poétique et évocateur. Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas… Tout un programme, inscrit dans un texte que caressent en douceur le rythme lent de la mer Méditerranée et le souffle du vent. Le narrateur, flic torturé, cherche en vain depuis vingt-sept ans qui a tué son meilleur ami d’enfance, Paul, ramené mort par la mer à l’âge de quatorze ans, le corps percé d’une balle.
Entre introspection et chasse aux souvenirs, Marcus Malte retrouve une atmosphère proche de certains passages de Garden of Love, et suscite une émotion discrète, contenue, relevée de jolies pointes d’humour et d’humanité, qui vient finalement se nicher dans trois dernières pages énigmatiques, où le lecteur ira chercher seul, s’il le souhaite, la vérité.
(Pour info, ceux qui suivent le romancier depuis longtemps auront peut-être eu la chance de lire cette novella aux éditions Autrement, sous le déjà beau titre Plage des Sablettes, souvenirs d’épave.)
Avis partagé donc, au final, le texte mis en avant s’avérant pour moi moins fort que le second bizarrement caché dans son ombre. Cela m’a permis de quitter le livre sur la meilleure note, tout en restant un peu frustré. Et dans l’attente d’un prochain roman, car si Marcus Malte s’illustre souvent dans les formes courtes qu’il affectionne (voir le magnifique Mon frère est parti ce matin…), j’espère forcément le voir nous offrir un jour prochain un nouveau livre aussi éblouissant que Garden of Love.
Fannie et Freddie, de Marcus Malte
Éditions Zulma, 2014
ISBN 978-2-84304-726-8
158 p., 15,50€
A première vue : la rentrée POL 2014
On continue notre promenade dans la rentrée littéraire 2014 avec un éditeur dont nous n’avions pas parlé l’année dernière, faute de trouver un intérêt majeur à ses propositions. Changement de ton cette année, donc, car POL affiche à son catalogue ce qui sera sans doute l’événement de l’automne, à savoir le nouveau roman d’Emmanuel Carrère. Mais le reste du programme comporte aussi quelques titres intrigants, à paraître le 21 août.
L’INCONTOURNABLE : Le Royaume, d’Emmanuel Carrère
Le romancier-cinéaste réunit désormais sur son nom aussi bien les critiques que les lecteurs. Son retour cette année est d’autant plus attendu qu’il annonce un sujet complexe et potentiellement polémique, surtout dans notre pays laïc qui ne manque jamais une occasion de s’enflammer sur des sujets religieux. Le Royaume relatera ainsi les débuts de la chrétienté, ou comment, à la fin du Ier siècle, Paul et Luc transformèrent une petite secte juive en une religion qui allait conquérir le monde.
N’ayant pas encore eu accès au texte, qui ne paraîtra que le 11 septembre, impossible pour l’instant d’en savoir plus… mais ce sera forcément l’un des romans les plus discutés de la rentrée.
LA CONFIRMATION ? : Bois II, d’Élisabeth Filhol
Son premier roman, la Centrale, fiction quasi documentaire sur les centrales nucléaires, avait été très remarqué. Élisabeth Filhol revient avec un sujet à fort potentiel social, à savoir le phénomène de séquestrations de patrons par leurs employés dans les entreprises en difficulté ou promises à des plans sociaux drastiques. A surveiller, sans aucun doute.
ORIGINES DE LA VIOLENCE : L’Homme descend de la voiture, de Pierre Patrolin
Remarqué lui aussi il y a quelques années pour un premier roman décalé, La Traversée de la France à la nage, Patrolin propose une réflexion qui promet d’être glaçante sur le rapport entre l’homme et les mécaniques, avec cette histoire d’un homme tellement obsédé par sa nouvelle voiture qu’il en perd le fil de sa vie, surtout quand s’ajoute à l’équation un fusil de chasse tout aussi fascinant…
PREMIER ROMAN : Karpathia, de Mathias Menegoz
Un roman historique qui se déroule, comme son titre le suggère, en Transylvanie. En 1833, Alexander Korvanyi, capitaine de l’armée hongroise épouse une jeune autrichienne, et part vivre avec elle en Transylvanie, sur le domaine de ses ancêtres. Ils sont confrontés à une mosaïque complexe et tendue de peuples, de langues, de religions, de juridictions, terreau d’un contexte de crises qui va révéler leurs ambitions et leur caractère, à la frontière de la puissance et du crime (résumé Electre).
EXPATRIE : Plus rien que les vagues et le vent, de Christine Montalbetti
Un Français expatrié à Cannon Beach, sur la côte Pacifique des Etats-Unis, croise et écoute dans un bar plusieurs destins américains, entre crise économique, rapport à la nature, fuite… A part que le titre est joli, je n’ai rien de plus à vous en dire pour le moment !
Ils vivent la nuit, de Dennis Lehane
Signé Bookfalo Kill
Le respect de la justice n’est pas forcément héréditaire. Fils et frère de policier, Joe Coughlin rompt la tradition familiale dès son plus jeune âge et, à vingt ans, il s’efforce de se faire une place dans la pègre de Boston, alors que la Prohibition bat son plein. Malheureusement, s’attaquer au tripot clandestin d’Albert White, l’une des figures du milieu, et séduire Emma Gould, la maîtresse de ce dernier, ne sont pas les meilleurs moyens d’y arriver. Après un braquage qui tourne mal et cause la mort de trois policiers, Joe est balancé et se retrouve en prison.
C’est là, dans l’enfer du pénitencier de Charlestown, que le jeune homme fait une rencontre décisive : Maso Pescatore, vieux truand qui fait sa loi entre les murs et continue à diriger à distance son empire, concurrent de celui de White. En le prenant sous son aile, le caïd va enfin lancer Joe sur la voie dont il rêve – parsemée d’embûches et de menaces, certes, mais aussi promesse d’une vie éclatante, où l’amour va s’inviter par surprise…
Pour Dennis Lehane, il y a trois écoles. Soit vous connaissez déjà le bonhomme, vous en êtes donc probablement fan (difficile de faire autrement une fois qu’on y a goûté), et je n’aurai pas besoin de dire grand-chose pour vous convaincre de vous ruer sur son nouvel opus. Soit son nom ne vous dit rien, mais celui de certaines de ses œuvres, adaptées avec éclat au cinéma, si : Mystic River (par Clint Eastwood), Shutter Island (par Martin Scorsese) ou Gone Baby Gone (par Ben Affleck), c’est lui.
Soit, enfin, vous ignorez tout de Lehane, auquel cas laissez-moi vous dire une chose : vous avez la chance de pouvoir découvrir encore l’un des plus grands auteurs américains contemporains de polar.
Ils vivent la nuit est une fausse suite de ce qui est, à mon avis, son plus immense chef d’oeuvre : Un pays à l’aube, paru en 2009 en France. Suite, parce qu’on y poursuit l’histoire de la famille Coughlin – même si Un pays à l’aube était centré sur Danny, le frère aîné de Joe, et que ce dernier n’était alors qu’un gamin de 13 ans et un personnage secondaire. Fausse, parce que hormis ce point de raccord, les histoires des deux livres ne sont pas connectées, et on peut donc lire Ils vivent la nuit de manière indépendante sans aucun problème de compréhension.
Fausse suite également, parce qu’Un pays à l’aube tirait vers le roman historique, alors qu’Ils vivent la nuit ramène Lehane dans le genre noir. C’est même à l’un des canons de la discipline que s’attaque le romancier, puisque ce livre est un pur roman de gangsters, avec tous ses codes et ses ingrédients caractéristiques (femmes fatales ou de caractère, truands hauts en couleur, alcool qui coule à flot, armes en tous genres, trafics, trahisons, alliances, jalousies, et beaucoup de morts semés sur les routes…) Il nous plonge dans une Amérique familière, celle de la Prohibition dans les années 20, mais aussi celle de la crise, après le krach de 1929 – offrant plus d’une fois une résonance troublante avec l’Amérique et le monde d’aujourd’hui.
Bien qu’enchâssé dans ce cadre précis, le talent de Lehane ne se nécrose pas pour autant. Comme avec Mystic River, sommet du roman noir dans les règles de l’art, ou Un pays à l’aube, superbe fresque historique et familiale, vous avez l’impression dès les premières pages d’Ils vivent la nuit de lire un classique instantané. La maîtrise du romancier en terme de narration et de rythme est époustouflante, son sens des dialogues qui tuent intact, son art pour créer des personnages forts, complexes et marquants toujours aussi impressionnant. Entre passages obligés et surprises personnelles à l’auteur, l’histoire déroule son récit avec fluidité, sans temps mort ni baisse de régime, jusqu’à une fin d’une cruauté douce-amère assumée et digne.
Dennis Lehane est sans doute l’un des rares auteurs contemporains à pouvoir signer un roman de gangsters aussi authentique, sans sombrer dans la parodie, en y apposant sa patte et sa modernité. S’il n’a pas la puissance dévastatrice d’Un pays à l’aube (dont le final exceptionnel paraît insurpassable), Ils vivent la nuit aligne tout de même quelques très grandes scènes et, dans son ensemble, ajoute une pièce aussi solide que légitime à l’édifice du genre.
Il entraîne aussi pour la première fois son auteur loin de sa ville de Boston, théâtre de tous ses romans jusqu’à présent. Un changement d’air à Tampa, en Floride, puis à Cuba, plein de chaleur – dans tous les sens du terme -, qui fait aussi beaucoup pour le plaisir renouvelé que l’on prend à dévorer ce nouvel opus.
Fan, vaguement familier ou novice de l’univers de Lehane, vous savez donc ce qu’il vous reste à faire. Foncez sur ce très bon roman et vivez quelques nuits inoubliables en compagnie de ses sombres héros…
Ils vivent la nuit, de Dennis Lehane
Traduit de l’américain par Isabelle Maillet
Éditions Rivages, coll. Thriller, 2013
ISBN 978-2-7436-2461-3
527 p., 23,50€
Interception, de Marin Ledun
Signé Bookfalo Kill
A seize ans, Valentine rêverait d’être une jeune fille comme les autres. Elle a tout pour, sauf qu’elle souffre d’épilepsie, une maladie envahissante qui perturbe son quotidien et l’a petit à petit isolée des autres. Sur les conseils de son médecin, elle redouble sa troisième dans un lycée-pensionnat expérimental situé à proximité de Grenoble. Dirigé par John Hughling, un scientifique réputé, l’établissement n’accueille que des jeunes souffrant des mêmes troubles neurologiques que Valentine, et la jeune fille intègre en effet un environnement rassurant, dans lequel elle pense enfin pouvoir s’épanouir.
Elle découvre également qu’elle n’est pas la seule à être obsédée par un mystérieux labyrinthe qui envahit son esprit à chacune de ses crises, que le garçon qu’elle y croise régulièrement est lui aussi élève du lycée – et que tout ceci pourrait avoir un sens…
Marin Ledun étant un auteur intelligent, il ne sacrifie rien de ses ambitions ni de son style lorsqu’il aborde la littérature jeunesse. Il l’avait déjà démontré avec le superbe Luz, et le voici qui récidive dans un registre différent, celui du thriller mâtiné de S.F.
Pour le style, on retrouve son phrasé impétueux, porté par une narration au présent gonflée d’urgence qui emballe souvent le rythme du récit jusqu’aux limites de la tachycardie. Une spécialité de l’auteur, dont l’écriture à l’énergie, inhabituelle dans les romans pour ados, ne manquera pas d’interpeller et d’embarquer les jeunes lecteurs.
Pour ce qui est de l’histoire, Marin nous attrape dès les premières lignes, grâce à un prologue nous projetant sans respirer dans les méandres imaginaires d’une crise de Valentine. A partir de là, comme souvent chez lui, impossible de quitter le navire jusqu’à la fin, surtout que le romancier développe au fil des pages un univers en perpétuel expansion qui le rend riche d’infinies possibilités.
D’ailleurs, même si la notion d’interception a un sens propre dans le roman, comment ne pas rapprocher le titre de ce dernier de celui, si proche, du fabuleux film de Christopher Nolan, Inception ? Marin Ledun joue lui aussi de l’idée d’un labyrinthe mental que quelques surdoués peuvent manipuler à leur guise, même si son propos est ensuite très différent, et plus proche de ses obsessions thématiques (dont les dérives sécuritaires liées aux nouvelles technologies). Chez lui, il ne s’agit pas d’utiliser les rêves à des fins plus ou moins honnêtes, mais d’assurer l’équilibre du monde, ni plus ni moins.
J’ai parfois reproché aux auteurs de de chez Rageot Thriller (en tout cas, ceux que j’ai lus) de ne pas s’embarrasser de crédibilité. Avec l’histoire sans doute la plus improbable de la collection à ce jour, Marin Ledun parvient à rendre plausible un univers proprement science-fictionnel, par son souci constant de réalisme dans toutes les situations, surtout les plus hypothétiques. Comme quoi c’est possible !
Et en plus, comme il n’a pas pu se contenter de 250 pages pour raconter tout ce qu’il voulait, Interception aura une suite – la fin ouverte l’appelle sans équivoque. Bonne nouvelle ? Mais oui !
Encore deux choses pour finir : j’aime beaucoup la couverture, sobre, efficace et qui illustre bien la psychologie en plein flou de l’héroïne.
Et j’aime aussi beaucoup le petit prix du roman. Moins de 10 euros pour un livre de taille respectable, c’est un bel effort, à souligner car il n’est pas si courant, surtout en jeunesse.
A partir de 12-13 ans.
Interception, de Marin Ledun
Éditions Rageot, collection Thriller, 2012
ISBN 978-2-7002-3620-0
250 p., 9,90€
Serena, de Ron Rash
Signé Bookfalo Kill
La fin de l’année arrive, et avec elle l’heure de faire quelques inévitables bilans. En voici un, personnel : en 2011, le polar aura été placé pour moi sous le signe de la femme fatale. Mon dernier coup de coeur de l’année s’appelait Betty, d’Arnaldur Indridason ; le premier, en janvier, se (pré)nommait Serena, de Ron Rash.
Deux prénoms féminins en guise de titre, pour deux romans noirs forts et marquants, écrits par des hommes et dominés par un personnage de femme fascinante, intense – bien que s’avérant très dangereuse à fréquenter… Après vous avoir glacé avec la mante religieuse islandaise, c’est à un voyage impressionnant dans une page d’histoire américaine que je vous invite.
Nous sommes en Caroline du Nord, au début des années 1930. Le krach boursier de 29 a plongé le monde dans la détresse, jeté des millions d’hommes dans la pauvreté. Si les Etats-Unis ne sont pas épargnés, le couple Pemberton ne semble pas en avoir conscience. Lui est exploitant forestier, capitaliste sans scrupule, guidé par un très sûr instinct de destructeur ; sa femme, Serena, abrite sous sa beauté sidérante une ambition dévorante servie par un coeur de pierre, redoutable attelage par lequel elle pousse son mari à aller toujours plus loin. Pour eux, la crise est une bénédiction, une pourvoyeuse infinie d’hommes prêts à risquer leur vie – et Dieu sait que le métier de bûcheron est dangereux – pour quelques dollars.
Avançant sans répit, ils dévastent tout sur leur passage, au mépris des vies humaines et de la Nature. Et gare à ceux – adversaires écologistes s’efforçant de créer un Parc National pour préserver la forêt, associés versatiles ou ennemis plus intimes – qui se mettront sur leur route…
Ne vous y trompez pas : s’il y a beaucoup d’histoires d’hommes dans ce roman – époque et contexte oblige -, c’est bien la figure de Serena, audacieuse, vénéneuse, envoûtante, destructrice, qui domine et subjugue le récit. Parvenir à attacher le lecteur à un caractère aussi violent n’est pas un mince exploit : rien que ce tour de force exige que l’on rende hommage à Ron Rash, formidable créateur de personnages à la fois crédibles et littéraires, d’une grande complexité psychologique, aussi bien les « héros » que les secondaires, tous parfaitement croqués, plantés dans l’histoire, reconnaissables d’un mot, d’une attitude, d’un détail.
De Serena, on entend le froissement des jupons, on sent la fragrance de son parfum, on admire les courbes parfaites de son corps, on craint le regard implacable… Une héroïne inoubliable.
Mais Rash va beaucoup plus loin. Son roman est extrêmement ambitieux, par la forme comme par le fond. Sa réflexion sur les dérives capitalistes des années 30, l’attitude des grands propriétaires, la détresse des gens de peu réduits à rien, offre un miroir saisissant à notre propre époque, sans jamais que l’auteur impose la comparaison à l’aide de métaphores ou d’allusions faciles. Non, Ron Rash raconte simplement son histoire, ancrée dans son propre temps, laissant le soin au lecteur de créer les connexions nécessaires. La marque des grands auteurs et des grandes oeuvres.
Puis il y a la manière dont il évoque la Nature, personnage à part entière, seul adversaire finalement à la hauteur de Serena. Les descriptions des décors impressionnants de la Caroline du Nord – montagnes, forêts, rivières, ainsi que les animaux sauvages qui les hantent, des serpents à l’aigle que Serena domestique – trouvent un écho dans le style dense et minéral du romancier et, encore une fois, dans les caractères rudes et bruts des personnages. Tout est lié, inextricablement.
De ce fait, Rash ne cède en rien à la mode (facile) des chapitres courts et du rythme haletant. Si c’est son roman peut être qualifié de « noir », c’est avant tout une oeuvre littéraire, au style exigeant et travaillé au fil de longs chapitres aux paragraphes denses. Les dialogues, par exemple, reprennent le langage populaire des ouvriers sans sombrer dans la parodie, creusant mieux que tout les différences de niveau social avec les Pemberton et leurs alliés.
Quant à la structure générale du roman, elle évoque celle du drame élisabéthain, à la fois par sa route tracée droit vers la tragédie, que par l’intervention régulier d’un groupe de bûcherons qui assure certaines transitions (notamment les changements de saisons), commente des faits passés et annonce la couleur de ce qui va suivre, à la manière d’un choeur de théâtre antique.
Immense roman, Serena est une œuvre rare parce qu’elle repousse les limites des genres, brouille les pistes littéraires, empêche de cantonner le roman noir, et à travers lui le polar dans son ensemble, à un sous-genre (le cliché souffre mais a la vie dure.) Qu’elle ait été publiée par les éditions du Masque – éditeur sempiternellement associée à l’image surannée d’Agatha Christie mais dont le travail contemporain mérite largement le détour – est d’ailleurs un symbole qui me réjouit grandement…
Elle confirme également l’immense talent d’un écrivain américain dont la voix compte déjà, et comptera sûrement encore davantage dans les années à venir. Son nom est facile à retenir : Ron Rash.
Serena, de Ron Rash
Editions du Masque, 2011
Traduit par Béatrice Vierne
ISBN 978-2-7024-3402-4
404 p., 20,90€
Poids lourds du polar > Dennis Lehane
Signé Bookfalo Kill
Auteur de chefs d’œuvre époustouflants (Mystic River, Shutter Island ou Un pays à l’aube), Dennis Lehane s’est également livré à un exercice plus codifié, entre roman de détective à l’américaine et roman noir, avec la série consacrée au duo Kenzie-Gennaro. Après cinq romans (1), le romancier avait décidé de mettre ses privés au repos, le dernier opus datant de 1998. Mais le 11 septembre, et surtout la crise économique mondiale sont passés par là. Alors Lehane, dans Moonlight Mile, a réactivé ceux dont il s’est toujours servi comme témoins de la violence à l’œuvre au cœur et en marge de la société américaine.
Pourtant bien des choses ont changé dans la vie de Patrick Kenzie et Angela Gennaro : ils ont cessé d’être détectives privés, se sont mariés et ont une petite fille de quatre ans. Patrick travaille pour une compagnie de surveillance qui tarde à l’engager pour de bon, sous prétexte qu’il n’est pas assez lisse pour ses clients, et Angela a repris des études de sociologie. Et, comme beaucoup d’Américains moyens, ils tirent le diable par la queue.
Bref, ils ont déjà assez d’ennuis comme cela, et ils se passeraient bien de ceux amenés par la réapparition dans leur vie de Beatrice McCready, tante d’Amanda, la fillette dont le kidnapping était au cœur du quatrième roman de la série, Gone Baby, Gone. Amanda a désormais seize ans… et elle a de nouveau disparu. Persuadée que la jeune fille est en danger, Beatrice convainc Patrick de reprendre l’enquête, même si celui-ci ne cède que lorsque de mystérieux hommes de main ont la mauvaise idée de lui casser la figure et de menacer sa famille, histoire de le convaincre de ne pas s’occuper de cette histoire…
Reprendre des personnages récurrents écartés depuis longtemps est parfois un aveu d’impuissance, de manque d’inspiration. Mais pas chez Lehane. D’abord parce qu’il n’a plus rien à prouver. Ensuite, parce que sa démarche est ici particulièrement intéressante. Dès le début du roman, au fil d’un scène de filature très amusante, on retrouve le ton propre à la série Kenzie-Gennaro, plein d’une ironie réjouissante. Pourtant, le désenchantement n’est pas loin non plus. Les héros sont fatigués… S’ils sont toujours capables de s’enflammer quand l’injustice pointe le bout de son nez, ils ont beaucoup perdu de leur insouciance avec leur jeunesse. Du coup, l’humour se fait plus rare que dans les précédents romans.
Dennis Lehane ne cède pas pour autant à la nostalgie ou à la mélancolie. À travers l’évolution complexe de ses personnages, il scrute sans concession une Amérique en plein effritement social, où s’épanouissent trafics et magouilles en tous genres, à toutes les échelles. Pas étonnant qu’une bande de mafieux russes psychopathes servent de centre de gravitation à cette sixième enquête… En confrontant ses héros vieillis (mais pas forcément assagis) à une société où le plus grand nombre lutte pour survivre, le romancier souligne à quel point les choses ne se sont guère améliorées depuis les années 90 aux Etats-Unis.
Au-delà du regard acéré de l’auteur, du contenu critique du roman, il faut bien sûr considérer la mécanique policière du récit. Comme toujours chez Lehane, elle est impeccable. Le garçon est un maître conteur et ne faiblit pas une seconde dans la conduite de l’intrigue, même si celle-ci, finalement, s’avère assez classique. De ce point de vue, Moonlight Mile est loin d’être le meilleur roman de la série. Sûrement parce que Lehane lui-même a changé, mûri, et que son ambition littéraire est un peu à l’étroit dans un tel moule.
Reste le plaisir, véridique, de retrouver Kenzie et Gennaro, et le talent d’écrivain d’un des meilleurs auteurs américains de romans (noirs) contemporains. Là encore, il n’y a aucune raison de passer à côté !
Moonlight Mile, de Dennis Lehane
Éditions Rivages-Thriller
ISBN 978-2-7436-2227-5
384 p., 20€
(1) : dans l’ordre : Un dernier verre avant la guerre ; Ténèbres, prenez-moi la main ; Sacré ; Gone Baby, Gone ; Prières pour la pluie.
Retrouvez Moonlight Mile sur le site des éditions Payot & Rivages.