COUP DE CŒUR : Les frères Lehman, de Stefano Massini

Les amis, lâchez tout, attachez vos ceintures et ouvrez grand les écoutilles, aujourd’hui je vais vous parler de la dinguerie absolue de la rentrée. Il en faut au moins une – l’année dernière c’était Jérusalem d’Alan Moore, cette année voici venir Les frères Lehman de Stefano Massini. 848 pages d’inventivité, d’intelligence et de virtuosité littéraire, c’est si rare que ça ne se refuse pas.

Massini - Les frères LehmanDe quoi est-il question ?
Hé bien, d’économie, de la crise des subprimes aux États-Unis en 2008…
NOOOOOON, ne partez pas !!!
Ce n’est qu’un aspect de ce livre. Un aspect incontournable, forcément, mais qui n’en est que le grand final.
En réalité, comme le titre l’indique de manière transparente, Stefano Massini s’attache à nous raconter l’histoire des frères Lehman, plus connus dans le monde aujourd’hui, y compris en France, sous le nom des Lehman Brothers. Rien à voir avec la tribu d’humoristes moustachus ayant fait les beaux jours du cinéma au XXème siècle, ni avec le duo mythique de chanteurs fictionnels ayant eux aussi connu leur heure de gloire sur grand écran en 1980.
Non, les Lehman Brothers, ce n’est pas le même genre d’humour, on va dire.

Tout commence en 1844. Un Juif allemand nommé Hayum Lehmann débarque à New York. En passant à la douane, pour mieux se faire comprendre et s’intégrer, il change son nom en Henry Lehman. Il gagne ensuite Montgomery, en Alabama, où il fonde une sorte d’épicerie générale. Un magasin minuscule, qu’il va agrandir peu à peu et transformer en entreprise florissante avec l’aide de ses frères Emanuel et Mayer, qui le rejoignent quelque temps plus tard.
Ils se spécialisent notamment dans le marché du coton, anticipent les grands changements de la vie américaine suivant le développement des chemins de fer, passent miraculeusement au travers de la Guerre de Sécession, et deviennent peu à peu un énorme établissement de conseil coté en Bourse, puis une banque qui affronte avec vaillance les soubresauts de l’Histoire – jusqu’à son effondrement spectaculaire en 2008, victime d’un système qui a perdu la tête et qu’elle a contribué à décapiter.

De 1844 à aujourd’hui, la vie des frères Lehman et de leurs successeurs est donc inextricablement liée à celle des États-Unis. C’est ce que le livre monumental de Stefano Massini nous raconte, et c’est déjà extrêmement intéressant en soi.
Mais ce qui fait des Frères Lehman un ouvrage exceptionnel, un roman hors du commun (car c’est un roman, pas un essai historique), c’est sa forme insensée. En effet, pour donner au récit le souffle épique qu’il mérite, pour en faire une odyssée des temps modernes, Massini a choisi d’écrire en vers libres. Pas de rimes, mais de fréquents retours à la ligne, des phrases courtes, la quête obsessionnelle d’un rythme atypique et marquant, appuyée par un jeu savant sur les répétitions, la litanie, la scansion.

C’est un travail ahurissant, homérique (comme il se doit quand on écrit une odyssée). Et le résultat est fabuleux. On engloutit les 848 pages du livre (qui contient d’autres surprises étonnantes) sans même s’en rendre compte. On se passionne pour ces vies hors du commun, leurs joies, leurs amours, leurs chagrins, leurs inventions, leur aplomb pour affronter l’Histoire et lui trouver des réponses héroïques quand elle s’emballe sous leurs yeux.
Pour ceux que la forme simili-poétique pourrait rebuter, ne craignez rien. C’est un atout plutôt qu’un frein. Je ne suis pas lecteur de poésie en général, c’est un genre dans lequel je peine à investir le temps et la concentration nécessaires pour l’apprécier. Mais là, c’est autre chose. Ce choix audacieux, transfiguré par la traduction sublime de Nathalie Bauer (dont il faut saluer le travail, ça n’a pas dû être simple tous les jours !), devient une tempête qui abat toutes les réticences sur son passage. Dès les premières lignes, on est emporté par le texte, sa fougue, son indiscipline, son humour aussi, et par la force inédite de ses images.

Les frères Lehman est un livre aussi rare que captivant, une somme de documentation, de réflexion et de mise en perspective historique métamorphosée en récit grandiose. Le texte le plus ambitieux de l’année, sans aucun doute. Une expérience de lecture inouïe que je vous recommande sans aucune restriction.

Les frères Lehman, de Stefano Massini
(Qualcosa sui Lehman, traduit de l’italien par Nathalie Bauer)
Éditions Globe, 2018
ISBN 978-2-211-23513-6
848 p., 24€

18 Réponses

  1. liliane barberi

    bonjour
    je vous fait confiance et je l’achète pour la médiathèque ensuite je vous dirai mon ressenti. Connaissez vous un livre qui à pour titre le » fils du shéol « de Anouar Benmalek?et avez vous lu cirque mort de Gilles Sebhan?j’attends vos réponses toujours sympa ( c’est pas tout le monde!!.)

    merci à bientôt de vous lire.

    17 septembre 2018 à 12:00

    • J’espère que ce livre hors du commun saura vous intéresser !
      Je n’ai pas lu les deux livres que vous mentionnez. Entendu parler, oui, notamment le deuxième. Mais pas eu le temps de les parcourir… trop de livres, trop de livres !!!
      Merci à vous, à bientôt :)

      18 septembre 2018 à 08:08

  2. alexmotamots

    France Culture en donnait des extraits la semaine dernière. C’était passionnant.

    17 septembre 2018 à 13:18

    • J’ai vu ça, en effet ! Il faudra que j’aille y jeter une oreille, une lecture de ce texte doit être assez formidable. Merci !

      18 septembre 2018 à 08:01

  3. Bon, bah je ne vais pas pouvoir résister ! ^^
    Les éditions Globe ont décidément beaucoup de surprises à nous offrir ! :)

    17 septembre 2018 à 13:35

    • (mode hypnose on*) Il ne faut pas résister, tu ne dois pas résister, ne résiste pas, laisse-toi aller, cours à ta librairie préférée et achète ce livre, ne résiste plus, ça ne sert à rien de résister… (mode hypnose off*) :)
      Sinon, oui, entièrement d’accord avec ce que tu dis sur les éditions Globe ! Je découvre vraiment leur catalogue et leur travail cette année, je l’avoue. Mais déjà, entre « La Note américaine » de David Grann et celui-ci, c’est assez dingue ! Et je dois encore me plonger dans « L’Écart » d’Amy Liptrot, qui me fait de l’œil aussi…

      18 septembre 2018 à 08:04

      • Ahahah ! Je ne suis pas encore passée à la librairie mais c’est prévu ! ^^ Non mais « La note américaine » m’a juste laissée sur le cul ! J’ai déjà offert mon exemplaire, ce que je ne fais presque jamais, c’est dire !

        19 septembre 2018 à 13:30

      • Tous les retours que j’ai eus sur « La Note américaine » étaient identiques au tien. C’est rare et ça ne trompe pas, ce livre est un grand livre – qui s’offre, en effet ! Beau geste que d’avoir donné le tien d’ailleurs :)

        20 septembre 2018 à 22:03

      • Oui, tous les retours se rejoignent globalement et il y en a beaucoup ! Je ne m’attendais pas à voir autant de chroniques sur ce livre qui traite un sujet si particulier, j’ai vraiment été heureuse de constater cet engouement ! :) Je trépigne d’avance de découvrir son adaptation par Scorcese ! <3

        22 septembre 2018 à 19:15

  4. J’ai vu le documentaire concernant l’ascension de cette famille. Très très étonnant, ahurissant, frauduleux. Alors que les débuts sont prometteurs. Ensuite c’est la cata. Et cela va recommencer bientôt.

    18 septembre 2018 à 00:26

    • Oui, c’est ça le pire, ça ne peut que recommencer bientôt… Dix ans que la crise a explosé, et le monde financier n’a rien appris. N’a rien voulu apprendre ni entendre, obsédé par sa rentabilité, enfermé dans son égocentrisme meurtrier. Quand on dit que l’Histoire doit être source d’enseignement pour ne pas répéter encore et encore les mêmes erreurs, c’est vrai. Encore faut-il s’y intéresser… Mais comment parler d’Histoire à un peuple, les Américains, qui en a si peu à titre personnel, et qui ne s’intéresse pas assez au reste du monde ?
      Cela dit, les financiers européens ne valent guère mieux…

      18 septembre 2018 à 08:07

      • Comme je suis d’accord avec toi. Hélas le sujet est long, très long. J’ai été sidérée en écoutant ce documentaire concernant justement cette banque et ce qu’il en est advenu depuis.
        Je crois qu’il s’agit de ceci si tu as le temps :

        18 septembre 2018 à 13:33

      • Merci pour le lien ! J’essaierai d’y jeter un oeil – si j’ai le temps, effectivement… C’est gentil en tout cas !

        20 septembre 2018 à 22:02

      • J’avais lu le livre de Marc Roche sur Leman Brothers et j’en avais été sur le cul, avec des envies de hurler, aussi.

        Je note donc celui-ci !

        22 septembre 2018 à 05:44

  5. Pingback: #jaimemonlibraire | 22 septembre 2018 – Les miscellanées d'Usva

  6. clementvacque

    A noter que les éditions de l’Arche ont publié un ouvrage de Stefano Massini en 2013 intitulé « chapitres de la chute : saga des lehman brothers ». Je n’arrive pas à savoir si c’est une réedition parce que c’est effectivement exactement le même speech, c’est en vers libre aussi mais le bouquin fait 300 pages. après l’écriture est peut être plus serré tout simplement.

    26 septembre 2018 à 12:03

    • Merci pour la précision, que j’ai omis d’apporter dans ma chronique. Le titre paru à l’Arche est une première version du texte, écrite pour le théâtre. La pièce a d’ailleurs été jouée, notamment en France.
      La version publiée par les éditions du Globe est en quelque sorte la version « longue », pensée comme objet littéraire à part entière et plus pour la scène. Massini l’a étoffée et y ajouté nombre d’éléments absents de la version théâtrale, d’où la différence du nombre de pages.

      27 septembre 2018 à 06:25

      • clementvacque

        Merci pour cette réponse, j’avoue que je n’avais pas réussi à trouver d’éléments là dessus.

        3 octobre 2018 à 12:48

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