A première vue : la rentrée Actes Sud 2018

Comme l’année dernière, Actes Sud balance pas moins de treize livres dans la rentrée littéraire – merci beaucoup, chers amis arlésiens, mais nous n’en attendions pas tant. Au programme : un ancien Prix Goncourt, un deuxième roman très très très attendu, une belle brochette de grosses pointures, notamment dans le domaine étranger… Encore une fois, c’est copieux et on ne peut pas passer à côté. Quant à pouvoir ou vouloir tout lire… En tout cas, il y a matière à y trouver son compte !
TALON D’ACHILLE : Le Monarque des ombres, de Javier Cercas
(traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon)
Grand maître de l’exofiction historique, Javier Cercas puise cette fois la matière de son nouveau livre dans le filon familial, revenant en même temps aux sources de son œuvre. Il s’intéresse en effet à son grand-oncle, Manuel Mena, qui a combattu dans les rangs de l’armée franquiste pendant la Guerre d’Espagne et est tombé au combat en 1938 à l’âge de 19 ans. La mythologie familiale le transforme en martyr, même lorsque les temps changent, que disparaît l’ombre pesante de Franco et que survient la démocratie.
Cercas s’interroge sur la possibilité de faire de ce jeune homme lointain le « héros » de son livre, ainsi que sur les moyens dont il dispose aujourd’hui pour enquêter sur Manuel Mena, déterminer ses convictions réelles alors même que les témoins de l’époque ont disparu, et confronte ses propres réticences envers son aïeul à une tentative de compréhension objective de son choix, qui épouse l’Histoire de l’Espagne elle-même. Bref, on attend un livre stimulant, puissant, dans la lignée des Soldats de Salamine.
WE ARE NOT WHAT YOU THINK WE ARE : La Famille Golden, de Salman Rushdie
(traduit de l’anglais par Gérard Meudal)
Le jour de l’investiture de Barack Obama en 2008, un millionnaire venu du lointain Orient et dénommé Néron Golden s’installe à Greenwich Village avec sa maîtresse russe et ses trois fils Petronius, Lucius Apuleius et Dionysos. Cette tribu aussi exotique qu’énigmatique excite la curiosité d’un jeune cinéaste vivant à proximité, qui se lie d’amitié avec les Golden afin d’en tirer la matière de son prochain scénario… À sa manière inventive et foisonnante, Rushdie relate les années Obama, leurs espoirs et leurs déceptions.
TAHRIR LA REVOLUTION : J’ai couru vers le Nil, d’Alaa el Aswany
(traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier)
Il l’a déjà prouvé dans L’Immeuble Yacoubian ou Automobile Club d’Égypte, Alaa el Aswany aime les livres kaléidoscopiques qui lui permettent de confronter les points de vue sur un même sujet. À travers les péripéties politiques et intimes d’une palette de personnages tous liés les uns aux autres, du chauffeur au haut gradé, de la domestique musulmane au bourgeois copte, El Aswany livre cette fois le roman de la révolution égyptienne, une mosaïque de voix dissidentes ou fidèles au régime, de lâchetés ordinaires et d’engagements héroïques.
POLARAMA : Première personne, de Richard Flanagan
(traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon)
Pour un jeune aspirant écrivain, se voir confier la mission de rédiger les mémoires d’un célèbre escroc manipulateur et paranoïaque peut ressembler autant à un tremplin qu’à une punition, surtout que le dit escroc prend un malin plaisir à ne rien dévoiler de sa vie. Pourtant Kif Kehlmann, qui s’est éloigné de sa Tasmanie natale et de sa femme enceinte pour cette mission, tombe peu à peu sous le charme insidieux de son « client », jusqu’à remettre en cause ses propres valeurs…
LE VENT SOUFFLE SUR LES PLAINES : La Ville au milieu des eaux, de Milton Hatoum
(traduit du portugais (Brésil) par Michel Riaudel)
Un recueil de nouvelles ayant toutes comme point d’attraction Manaus, ville brésilienne située aux portes de l’Amazonie.
SUÈDE 4, RESTE DU MONDE 0 : Les yeux ailleurs, de Jan Guillou
Quatrième tome de la grande saga historique de Guillou, Le Siècle des grandes aventures. Dans la famille Lauritzen, l’aîné, Lauritz, se voit obligé de choisir son camp alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage au-delà des frontières de la Suède. Mais pour qui s’engager ? D’un côté, il y a son attachement naturel à l’Allemagne, et le fait que son fils est désormais officier SS ; de l’autre, sa fille se bat dans la résistance norvégienne…
*****
PETITE SŒUR DE MES NUITS : À son image, de Jérôme Ferrari
Le Prix Goncourt 2012 revient avec une intrigue bien complexe et élaborée pour un « petit » livre de 224 pages : l’histoire d’une photographe qui, quelques heures après avoir retrouvé par hasard Dragan, un homme qu’elle avait connu pendant la guerre en ex-Yougoslavie, se tue accidentellement sur une route escarpée de Corse, dont elle était originaire. L’office funèbre est présidée par un prêtre qui n’est autre que son oncle. Ce dernier, décidé à maintenir la célébration dans le cadre précis de la liturgie, est néanmoins submergé par les souvenirs, et repasse dans le secret de sa mémoire les grandes étapes de la vie de sa nièce, depuis son approche du nationalisme corse jusqu’à son engagement en tant que photographe dans la guerre.
IT’S FUN TO LOSE AND TO PRETEND : Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu
Celui-là, on peut dire qu’il est attendu ! Très remarqué grâce à son premier roman, Aux animaux la guerre, paru dans la collection Actes Noirs il y a quatre ans, Nicolas Mathieu ouvre enfin les portes de son deuxième, proposé cette fois dans la collection de littérature générale de la maison arlésienne. Il nous ramène dans l’est de la France, territoire du précédent livre, durant un été du début des années 90. Anthony, 14 ans, vole un canoë avec son cousin pour aller explorer une plage nudiste voisine. Il y fera l’expérience du premier amour, tordant le cou à son enfance finissante pour entrer de plain pied dans l’âge adulte et le monde réel.
Dixit l’éditeur (parce que c’est fort bien formulé) : » Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. » Je fais volontiers le pari qu’on en causera pas mal.
LES DÉMONS DE MINUIT : Les nuits d’Ava, de Thierry Froger
Pendant un tournage à Rome, durant l’été 1958, Ava Gardner entraîne l’espace d’une nuit d’abandon le chef opérateur du film dans une séance photo sulfureuse, reproduisant quelques nus célèbres de l’histoire de l’art – dont le plus fameux d’entre tous, signé Gustave Courbet… Une réflexion sur notre rapport à l’image et aux stars.
L’IMAGE MANQUANTE : Lèvres de pierre, de Nancy Huston
Si on le prononce à la française en omettant le « h » final, Saloth Sâr méritait bien ce prénom. Ce garçon cambodgien, auquel s’intéresse Nancy Huston dans ce nouveau livre, est en effet passé à la postérité sous le nom beaucoup plus sanglant de Pol Pot. Suivant une intuition singulière, la romancière canadienne met en parallèle sa propre jeunesse et le parcours initiatique du futur dictateur, dans lequel elle décèle des correspondances éclairantes.
YEUX DE VELOURS : La Belle de Casa, de In Koli Jean Bofane
Une jeune femme est assassinée dans une ruelle d’un quartier populaire de Casablanca. Un Congolais arrivé en ville depuis peu, qui s’était lié avec la victime, enquête sur ce crime, et découvre que les suspects ne manquent pas… Plongée moderne et virevoltante dans la grande cité marocaine, dont le romancier congolais utilise le décor comme révélateur de turpitudes contemporaines : corruption, magouilles, exacerbation du désir masculin qui se mue en violence incontrôlable…
TAGADA TAGADA : Le Grand Nord-Ouest, d’Anne-Marie Garat
Belle invitation au voyage et à l’aventure en perspective sous la plume d’Anne-Marie Garat, qui nous entraîne dans les années 1930 sur les pas d’une femme et de sa petite fille, lancées depuis Hollywood vers l’Alaska en passant par les vieilles pistes indiennes et les chemins oubliés des conquérants d’hier. Armée d’un Colt, d’une carte mystérieuse et d’une sacoche pleine à craquer de vilains secrets, Lorna Del Rio affronte des péripéties épiques – mais pour quoi, vers où ? Fuit-elle ou poursuit-elle ? Voilà un roman qui pourrait méchamment dépoter !
MOI SI J’ÉTAIS UN HOMME : Ne m’appelle pas Capitaine, de Lyonel Trouillot
Aude, jeune journaliste issue de la bourgeoisie blanche de Port-au-Prince, enquête sur le Morne Dédé, un quartier de la ville tombé en déshérence, ce qui l’amène à rencontrer Capitaine. D’abord réticent, le vieil homme se livre peu à peu sur son passé, tandis qu’Aude apprend peu à peu à remettre en cause ses certitudes et à jeter un œil neuf et critique sur le monde préservé dont elle vient.
On lira sûrement :
Le Monarque des ombres, de Javier Cercas
Leurs enfants après eux, de Nicolas MathieuOn lira peut-être :
Le Grand Nord-Ouest, d’Anne-Marie Garat
À son image, de Jérôme Ferrari
La Famille Golden, de Salman Rushdie
A première vue : la rentrée P.O.L. 2017

A première vue, la rentrée des éditions P.O.L. est dans la lignée des bonnes habitudes de cette maison, mélange d’exigence, de qualité littéraire, d’originalité, le tout rehaussé à l’occasion d’une pincée de fantaisie. Deux grands noms de la maison mènent la danse cette année, auxquels s’ajoutent des auteurs moins médiatiques mais tout aussi fidèles du catalogue, pour une présentation de cinq titres solides et sérieux. Bref, si toutes les maisons d’édition pouvaient en faire autant…
LA GUERRE DES CLONES : Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq (lu)
Décidément, planter le genre du roman d’anticipation en pleine forêt semble à la mode. Après le très beau Dans la forêt de Jean Hegland, paru en début d’année chez Gallmeister, voici une autre histoire d’inspiration proche signée Marie Darrieussecq, qui surprend en prenant un chemin de traverse qu’elle n’avait d’ailleurs pas prévu d’arpenter. On y suit une ancienne psychothérapeute, réfugiée donc dans une forêt avec d’autres personnes, fuyant un monde qui les menace. En leur compagnie, des êtres qui leur ressemblent fortement – et pour cause, ce sont des clones… Une curiosité qui m’a laissé un peu perplexe, mais dont on devrait parler.
BONS PETITS DIABLES : Les vacances, de Julie Wolkenstein
Parmi les premiers films d’Eric Rohmer figure une adaptation des Petites filles modèles de la Comtesse de Ségur, long métrage tourné en 1952, hélas inachevé et disparu. En 2016, une professeur d’université à la retraite, spécialiste de la Comtesse, et un étudiant dont la thèse porte sur les films introuvables, partent ensemble en Normandie sur les traces du tournage… En dépit de mon manque total d’intérêt pour l’œuvre de Rohmer et de mon aversion pour celle de la Comtesse de Ségur, je reconnais que nous avons là une proposition romanesque pleine de curiosité et de piquant, qui s’annonce plutôt amusante par-dessus le marché.
LA MARCHE DE L’EMPEREUR : La Fonte des glaces, de Joël Baqué
Un charcutier à la retraite trouve un manchot empereur dans une brocante. Il ne lui en faut pas plus pour s’embarquer dans un long périple, de l’Antarctique au grand Nord pour finir à Toulon, voyage initiatique durant lequel il se découvre autant qu’il devient l’incarnation de la lutte contre le réchauffement climatique. Là aussi, voilà un point de départ peu banal, qui pourrait valoir le coup d’œil !
ABRAHAM ET FILS 2 : Les histoires de Franz, de Martin Winckler
Le chapeau introductif ci-dessus n’est pour une fois pas une boutade, puisque ce nouveau roman est bel et bien la suite d’Abraham et fils, la précédente fiction de Martin Winckler, auteur des sublimes La Maladie de Sachs ou Le Choeur des femmes. Une entreprise romanesque d’inspiration autobiographique dans laquelle, après avoir raconté l’arrivée en France d’un père médecin et de son jeune fils ayant fui l’Algérie au début des années 60, Winckler raconte les nouvelles aventures de son attachante famille, cette fois dans les années 1965-1970. Abraham et fils était un roman doux, tendre, chaleureux ; on en espère évidemment autant de celui-ci.
CITÉ RADIEUSE : Tout un monde lointain, de Célia Houdart
Deux jeunes gens pénètrent clandestinement dans la villa E-1027, conçue par l’architecte américaine Eileen Gray à Roquebrune-Cap-Martin. Ils y rencontrent Gréco, une vieille femme, ancienne décoratrice, qui veille jalousement sur ces lieux si spéciaux. Là, tous trois s’affrontent, se découvrent, tentent de s’apprivoiser, tandis qu’en remontant le cours des vies, on découvre l’histoire d’une communauté artistique, Monte Verità, où évoluèrent Isadora Duncan, Herman Hesse, Kandinsky ou Jung…
A première vue : la rentrée Liana Levi 2016
Pour être une « petite » maison d’édition, Liana Levi n’en participe pas moins chaque année à la rentrée littéraire, avec un souci renouvelé de découvrir de nouvelles voix. C’est encore le cas cette année avec le roman francophone qu’elle propose, première œuvre d’une auteure d’origine iranienne déjà bien soutenue par les libraires qui ont pu le lire en avant-première.
(DÉ)BOUSSOLE : Désorientale, de Négar Djavadi
Arrivée à Paris à l’âge de dix ans, Kimiâ n’a pas toujours fait grand cas de ses origines iraniennes. Mais celles-ci vont bientôt la rattraper, plongeant la jeune femme dans un tourbillon des origines où s’entrechoquent la longue histoire familiale et celle d’un pays à (re)découvrir, sur fond de rock et de passion… Cinéaste et scénariste, Négar Djavadi s’inspire de son propre parcours pour ce premier roman qui devrait faire souffler un joli vent de liberté sur le raout automnal.
DÉLIVRANCE : Le Naturaliste, d’Alissa York
En 1867, un naturaliste monte le projet d’une expédition audacieuse sur l’Amazone et le Rio Negro, au cœur de la jungle, à la rencontre des tribus indiennes. Mais la mort l’emporte brusquement, et c’est sa femme et son fils (né d’un premier mariage de son père avec une Indienne) qui décident de mener l’aventure avec l’aide d’une jeune dame de compagnie. Tandis que les deux femmes font l’expérience d’une liberté inédite, le jeune homme se confronte non sans mal à ses racines… Quatrième traduction française pour Alissa York, auparavant publiée par Joëlle Losfeld.
L’Arbre du pays Toraja, de Philippe Claudel
Signé Bookfalo Kill
Un cinéaste d’une cinquantaine d’années voit son meilleur ami, qui est aussi son producteur, être emporté en un an par un cancer foudroyant. Bouleversé par cette disparition, il s’interroge alors sur notre rapport à la mort et au vivant, tandis son existence, au point de bascule, est tiraillée entre un ancien amour qui finit doucement, et une fascination pour une voisine mystérieuse, dont la vie se déroule fenêtre sur cour en face de sa table de travail…
Oui, je sais. Ça pourrait être chiant. Ou déprimant, ce qui ne serait guère mieux, au bout du compte. Ça devrait être chiant ou déprimant, à vrai dire. Mais Philippe Claudel n’est pas le premier pékin venu – et heureusement, sinon je n’aurais probablement pas lu ce livre.
Pour tout dire, je ne sais pas bien comment parler de L’Arbre du pays Toraja, où la question de la mort occupe une place centrale sans pour autant plomber le livre – car il y est aussi question de création, d’amitié et d’amour, ingrédients tout aussi essentiels et attachés à la vie. Dans un drôle de numéro d’équilibriste littéraire, Claudel parvient à tracer un chemin fragile entre mélancolie et espoir, nostalgie des temps révolus et possibilité d’un avenir où l’amour cohabiterait avec l’absence. Sans être joyeux, son roman n’est pas triste. Il évolue d’un pas paisible mais décidé dans un paysage aux nuances de gris harmonieuses – une couleur qui réussit à Claudel, au point de s’être glissée dans le titre d’un de ses romans les plus puissants, le bien nommé Les âmes grises.
Il y parvient ici par la grâce d’un style totalement maîtrisé, jouant du rythme des phrases et des temps du récit sans avoir l’air d’y toucher – la marque des grands, bien sûr. La lecture se déroule sans effort parce que le récit laisse accroire qu’il n’en a fallu aucun pour le mener. Lire Philippe Claudel pourrait presque donner l’illusion qu’écrire est facile…
Roman bilan assez largement autobiographique (Claudel, devenu par ailleurs cinéaste, reste marqué par la mort de son éditeur emblématique, Jean-Marc Roberts, en 2013), L’Arbre du pays Toraja s’avère une ode à la vie, délicate et complexe, faisant la part belle à deux figures féminines émouvantes et sensuelles, tirant à elles seules le livre vers un côté lumineux qui ouvre grand la porte à un sentiment de réconfort inattendu. Un très joli moment de littérature.
L’Arbre du pays Toraja, de Philippe Claudel
Éditions Stock, 2016
ISBN 978-2-234-08110-9
209 p., 18€
Intérieur nuit, de Marisha Pessl
Signé Bookfalo Kill
Scott McGrath est journaliste – ou plutôt était, car il est désormais en disgrâce, après avoir été l’un des plus renommés et respectés de sa profession. Sa faute ? Avoir tenté de percer à jour le mystère entourant Stanislas Cordova, cinéaste aussi insaisissable que sulfureux, auteur de films effroyables – certains si terribles qu’ils n’ont jamais été distribués en salle et ne peuvent être regardés que lors de séances clandestines réservées aux initiés. Cela fait des années que personne n’a vu Cordova. On ignore même s’il tourne encore. En cherchant autant à le débusquer qu’à dénoncer (sans preuve) l’aura malsaine entourant le réalisateur, McGrath a été balayé, broyé, mis au ban, sans parler de son mariage qui a volé en éclats.
Lorsqu’il apprend qu’Ashley, la fille de Cordova, a été retrouvée morte dans un immeuble abandonné, sans doute après s’être suicidée, Scott ne peut s’empêcher de se remettre à fouiner. A travers la jeune femme, il espère à nouveau atteindre le père, et terminer sa quête…
Bon, par où je commence ? C’est que j’aimerais beaucoup vous convaincre du plaisir que vous prendrez certainement à vous plonger dans les 720 pages de ce roman, mais il y a tant à dire… En préambule, je pourrais avouer, par exemple, que j’en ai fait traîner la lecture autant que j’ai pu, tant je m’y sentais bien, niché parmi ses personnages, ses mystères et ses sombres atmosphères. Oui, Intérieur nuit est de ces livres dont on fait durer le plaisir parce que l’on pressent qu’ils vous manqueront une fois refermés pour de bon.
J’avais déjà vécu cela, par exemple, avec L’Ombre du vent. La référence n’est pas anodine. Intérieur nuit serait un peu une version noire et new yorkaise du roman de Carlos Ruiz Zafon : un artiste culte et mystérieux, une œuvre inquiétante, une enquête obstinée que des opposants de l’ombre sont déterminés à briser par tous les moyens, des personnages secondaires forts et attachants, une narration à la première personne, une grande ville comme cadre majeure de l’intrigue…
N’allez pas croire pour autant que Marisha Pessl a bêtement reproduit une recette. Ce parallèle que j’évoque est plus un cousinage de fait, car Intérieur nuit est un roman aussi américain que L’Ombre du vent était espagnol ; le ton et le style diffèrent également. Mais le plaisir à les dévorer est assez similaire.
Pessl manie aussi bien l’humour et l’autodérision, portés par la voix de Scott, son narrateur, que l’art du suspense, de la suggestion et de l’angoisse. Intérieur nuit est animé par son écriture fluide et agréable, soucieuse de précision mais dépourvue de scories synonymes d’ennui ou de fatuité. Les décors sont visibles du premier coup d’œil, les personnages campés en quelques lignes énergiques, rendus vivaces par de menus détails – vêtements, tics, comportements – qui les rendent très vite réalistes et familiers. La jeune romancière s’aide des codes du polar pour construire une intrigue rythmée, riche en surprises et en rebondissements. Son livre est prenant, mystérieux, addictif, c’est de la drogue en pages et en mots.
A tout ceci, il faut ajouter les points forts singuliers du roman. La création de l’univers de Stanislas Cordova, par exemple. On n’a très vite qu’une envie, même si on en a très peur également : découvrir les films de ce cinéaste, dont Marisha Pessl conçoit l’œuvre avec une précision affolante. Nul doute qu’elle y a pris beaucoup de plaisir, car on se régale à imaginer ces réalisations sombres et morbides qui feraient passer Stanley Kubrick (modèle assez évident de Cordova) pour un Guillaume Musso de la péloche. La visite (imprévue) des décors de ces films par le héros constitue ainsi un très grand moment de l’intrigue – mais je ne vous en dis pas plus…
Pour donner corps à ce monde cinématographique, Pessl s’est donné un peu plus de mal que de simplement l’écrire, en insérant dans son roman des éléments visuels. On y trouve des copies d’écran d’articles relevés sur le web, des pages (imprimées en noir dans le livre) d’un site Internet secret entièrement dédié à Cordova, des photos, des rapports médicaux… Autant de documents qui sont loin d’être des gadgets, donnant du relief, de l’épaisseur, de la crédibilité, et un plaisir ludique supplémentaire à arpenter les allées angoissantes de l’univers de Stanislas Cordova.
Arrivé à ce stade de la chronique, je pense qu’il est temps de conclure – et de constater qu’il est décidément frustrant d’essayer d’écrire les meilleures choses sur un livre qu’on a aimé sans jamais y parvenir tout à fait… J’espère tout de même vous avoir donné envie de découvrir cet Intérieur nuit dix fois plus captivant que mes pauvres mots ne le suggèrent. C’est tout le bien que je vous souhaite !
Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(Night film, traduit de l’américain par Clément Baude)
Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 2015
ISBN 978-2-07-014476-1
720 p., 24,90€
Je ne retrouve personne, d’Arnaud Cathrine
Signé Bookfalo Kill
Sous la pression de son frère aîné, un cinéaste réputé, le jeune écrivain Aurélien Delamare doit mettre entre parenthèses la promotion de son nouveau roman pour retourner en Normandie et y régler la vente de la maison familiale, désertée par ses parents partis vivre leur retraite sous le soleil niçois.
Arrivé sur place à contre-coeur pour quelques jours, Aurélien est pourtant submergé peu à peu par la nécessité d’y rester. Son adolescence contrastée, ses amitiés d’alors, sa plus belle histoire d’amour sabordée par ses soins… Dans la maison déserte, fatiguée et pleine de souvenirs, le jeune homme fait autant l’état des lieux de la demeure que celle de sa vie, confite dans la solitude.
Ayant dû lire ce roman pour des raisons professionnelles, j’avoue que j’en suis sorti agréablement surpris. Sur le papier, et même telle que je l’ai résumée, cette histoire avait pourtant des airs de fiction introspective à la française dont je ne suis pas spécialement amateur. Il y a de cela, en effet, impossible de le nier.
Mais en fin de compte, ce qui fait toujours la différence, c’est le travail de l’auteur, son style et la manière dont il investit le sujet, aussi rebattu soit-il. Arnaud Cathrine réussit ici un savant dosage entre mélancolie, danse des souvenirs, et réflexions diverses – sur l’amour, le couple et la paternité, sur l’héritage d’une vie, sur la réussite, entre autres choses disséminées avec subtilité.
L’écriture d’Arnaud Cathrine est fluide, adoptant parfois le style elliptique des prises de notes à la volée (on comprend que le livre que l’on lit est celui qu’Aurélien écrit sur le vif, au fil de son séjour) ; un procédé qui dynamise le récit et lui donne crédibilité et sincérité.
C’est cette écriture qui, avant tout, accueille le lecteur dès les premières lignes et l’accompagne jusqu’à la fin sans l’ennuyer ; elle, qui fait la fameuse différence entre un énième livre nombriliste et un roman intimiste réussi, comme l’est Je ne retrouve personne. Un moment délicat et sensible, qui touche juste.
Je ne retrouve personne, d’Arnaud Cathrine
Éditions Verticales, 2013
ISBN 978-2-07-013785-5
227 p., 17,90€