Collector, d’Olivier Bonnard
Signé Bookfalo Kill
Si tu as quarante piges (un peu plus ou un peu moins, on n’est pas à une vache près) ; si les dieux de ton enfance s’appellent Goldorak, Albator, Capitaine Flam ou Matt Trakker (les vrais sauront) ; si tu as appris l’orthographe avec la Dictée Magique et connu tes premières expériences psychédéliques en sniffant de la colle Cléopâtre ; si tu chantes à tue-tête (faux) dès que tu entends les premières mesures de « L’Aziza » ou « Take on me »…
Alors, pose-toi là un moment, parce que le livre dont je veux te parler aujourd’hui pourrait bien te coller des petits frissons de bonheur nostalgique.
Thomas Strang, le héros de Collector, est un gamin de cette génération qui a grandi dans les années 80, biberonné aux dessins animés propulsés dans les postes de télé par Dorothée et sa bande. Autant le dire tout de suite, Tom ne s’est pas remis de cette période à ses yeux bénie. Alors, pour garder vivace la flamme de son enfance, il collectionne. Des jouets et des figurines d’époque, qu’il négocie à des prix parfois affolants – de quoi effarer Pénélope, sa petite amie, qui trouve la manie de son copain de moins en moins attendrissante au fil du temps.
Un jour, il accompagne son meilleur ami Alex chez Roger, propriétaire d’un magasin de jouets aussi antique que lui, qui a décidé de fermer boutique et de se débarrasser de ses vieux stocks au plus offrant. Ses caves surpassent la caverne d’Ali Baba aux yeux des deux jeunes gens, qui font une razzia en bonne et due forme. Pourtant, en tombant sur un robot ArkAngel, tiré d’un obscur dessin animé ancêtre de Goldorak, Tom décide sur une impulsion de cacher sa découverte à Alex – pourtant pas le genre de gars, légèrement psychopathe sur les bords, à qui on fait des cachotteries – et de garder le jouet pour lui.
Et c’est le début des grosses emmerdes pour Tom, à tel point que la question se pose très vite : ArkAngel serait-il maudit ? En enquêtant, Tom découvre en effet qu’une sombre aura entoure ce jouet désormais rarissime, mais qu’une légende persistante affirme magique : en couplant les trois robots de la série, on pourrait retourner en enfance…
En règle générale, j’essaie d’éviter de mettre les gens ou les livres dans des cases trop définies. Mais pour Collector, rien à faire, c’est un roman purement générationnel, qui risque de ne pas parler à ceux qui n’ont pas grandi dans les années 80 – d’où l’introduction de cette chronique…
Le début du roman, notamment, nous plonge pleinement dans les vestiges de cette époque, en nous faisant découvrir le monde fascinant des collectionneurs de jouets. Olivier Bonnard sait très bien de quoi il parle, puisqu’il en est un lui-même, et on sent qu’il évoque cette passion avec une jubilation qui culmine dans des descriptions fournies des jouets et de leurs différents états, des réseaux par lesquels les dénicher, et des collectionneurs eux-mêmes. L’accumulation de ces détails pourrait rebuter toute personne n’ayant pas été marquée dans son enfance par cette décennie si particulière, qui nous laisse encore aujourd’hui (oui, j’en suis !) hyper sensible à la moindre mélodie venue de ces temps lointains, ou à la moindre image de ces dessins animés pourtant – soyons objectifs – souvent balourds, manichéens, mal doublés et pas toujours très bien faits. Mais à l’époque, c’était le must, et c’est ce qui fait leur charme aujourd’hui pour qui s’en est nourri enfant.
Paradoxalement, Olivier Bonnard élargit son propos et touche à des sentiments à la fois plus intimes et plus universels, lorsqu’il nous ramène de plain-pied dans les années 80 elles-mêmes. Il interroge alors avec justesse et émotion la nature du souvenir, le rapport à l’enfance, en même temps qu’une époque singulière, évoquée avec un réalisme sociologique bien loin de la simple nostalgie.
Collector par ailleurs se lit à toute vitesse, emmené par un ton plein de vitalité et d’humour, rythmé sans temps mort et construit avec intelligence, ménageant quelques scènes de suspense bien tenues. Le déroulement de l’histoire reste assez prévisible, une fois accepté le pacte légèrement fantastique que propose Olivier Bonnard – et il n’y a aucune raison de le refuser, à moins d’être un indécrottable rationaliste, auquel cas on se demandera pourquoi avoir choisi de lire ce roman.
Bref, un très bon moment de lecture détente, qui donne envie de ressortir ses vieux jouets de sa cave – oui, j’ai moi-même quelques vestiges de ces années-là… Enfant dans les années 80, on ne se refait pas, et Olivier Bonnard le raconte formidablement bien !
Collector, d’Olivier Bonnard
Éditions Actes Sud, 2016
ISBN 978-2-330-06427-3
320 p., 21,80€
P.S.: un petit bonus vidéo, juste pour le plaisir :)
Rhapsodie française, d’Antoine Laurain
Signé Bookfalo Kill
Alain Massoulier, médecin généraliste sans histoire, reçoit un jour une lettre. C’est une réponse de la maison de disque Polydor, qui lui annonce être intéressée par la maquette musicale de son groupe, les Hologrammes, et l’engage à prendre contact avec elle. Alain devrait être heureux ; il est juste sidéré. Et pour cause : la lettre lui est parvenue avec trente-trois ans de retard. La maquette en question a disparu, les Hologrammes n’existent plus depuis longtemps et leurs membres sont éparpillés dans la nature.
Le batteur est devenu artiste contemporain, la chanteuse a repris l’hôtel parental, le parolier est antiquaire, le bassiste a viré facho en chef, le claviériste se la coule douce en Thaïlande ; quant à celui qui leur avait permis d’enregistrer une démo digne de ce nom, on l’appelle désormais JBM, c’est un homme d’affaires respecté qui, depuis peu, fait figure de favori surprises pour les prochaines élections présidentielles.
Piqué au vif, et aussi curieux de réentendre des chansons qu’il a oubliées, Alain se met en quête de la cassette manquante en contactant ses anciens amis…
Antoine Laurain aime les chaînes et les petits coups de pouce du hasard – ou du destin, c’est selon – qui peuvent changer le cours d’une vie. Il avait déjà fait le coup, brillamment dans le Chapeau de Mitterrand, de manière plus poussive dans La Femme au carnet rouge. Rhapsodie française vient se caler entre ces deux livres, plus fluide que le second, mais moins pertinent que le premier.
Comme il l’avait fait pour les années 80 dans Le Chapeau de Mitterrand, Laurain s’efforce de saisir quelque chose de l’air du temps, en croquant des personnages représentatifs de notre époque. Il y parvient plus ou moins bien ; si l’artiste contemporain et ses sculptures gonflables géantes donnent quelques scènes irrésistibles, le leader d’extrême-droite n’évite pas le piège de la caricature, et entraîne même une partie de la fin du roman vers un grand-guignol évitable. D’autres, comme JBM (héros pourtant attachant), poussent l’intrigue vers l’utopie gentillette, cédant à l’angélisme grand public ce qu’il abandonne au réalisme.
Plaisant à lire si l’objectif est de se détendre – Antoine Laurain a pour lui une plume simple et fluide -, Rhapsodie française ne tient pas l’ambition sociologique que semble annoncer son titre (à la différence, pour ceux qui s’en souviennent, du remarquable Une vie française de Jean-Paul Dubois). Un moment sympa tout de même.
Rhapsodie française, d’Antoine Laurain
Éditions Flammarion, 2016
ISBN 978-2-08-136008-2
276 p., 19€
Le Bonheur national brut, de François Roux
Signé Bookfalo Kill
Je l’annonçais en présentant sa rentrée il y a quelques semaines : Albin Michel pourrait se targuer d’avoir imposé un genre en soi dans sa production, celui de la grande fresque, du pavé populaire et de qualité, à fort potentiel commercial mais d’une sincérité littéraire irréprochable, choisissant un moment d’Histoire défini pour y camper des personnages inoubliables, avec un souci romanesque propre à enchanter une très grande variété de lecteurs. (Ouf, oui, tout ça !)
Dans ce registre, il y a eu Jean-Michel Guenassia, avec le Club des incorrigibles optimistes et la Vie rêvée d’Ernesto G., Nicolas d’Estienne d’Orves et ses Fidélités successives ; et puis, bien sûr, Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, lauréat l’année dernière d’un prix Goncourt très mérité.
Cette année, voici donc venir François Roux et son Bonheur national brut. Le cadre historique ? La France des trente dernières années, de l’élection de François Mitterrand en 1981 à celle de François Hollande en 2012. Les personnages ? Quatre garçons, quatre amis âgés de 18 ans lorsque débute le récit, fraîchement titulaires d’un baccalauréat décroché dans la petite ville bretonne où ils ont grandi, et parvenus à l’heure des choix décisifs pour la suite de leur vie.
Il y a Rodolphe, le féru de politique, socialiste de cœur autant que pour faire enrager son père communiste ; Tanguy, promis au commerce ; Benoît, le lent rêveur, qui considère le monde à travers le viseur de son appareil-photo ; et Paul, un peu velléitaire, amoureux de cinéma, embarrassé de son homosexualité que l’époque n’incite guère à exposer, souffrant sous le joug d’un père autoritaire qui ne le voit pas faire autre chose que des études de médecine, en dépit de ses résultats scolaires médiocres, afin de reprendre un jour son cabinet.
Avec un art consommé du roman choral, François Roux expose à tour de rôle les premiers pas dans la vie d’adulte de ses héros, les suivant dans la première moitié du roman jusqu’en 1984, avant de les retrouver à partir de 2009 pour la deuxième partie. Évitant de la sorte de tomber dans le piège trop démonstratif du didactisme, par cette ellipse vertigineuse le romancier confronte directement ses personnages à leurs rêves, à leurs ambitions, à leurs réussites comme à leurs échecs.
Il y a quelque chose de très anglo-saxon dans l’efficacité évidente de cette construction, tout comme dans le style, limpide, et dans l’art d’élaborer les personnages, aussi bien les principaux (dont les femmes gravitant autour des quatre héros, très attachantes et réussies également) que les nombreux secondaires. On pense à Jonathan Coe, par exemple, grand maître britannique de la fresque humaine et critique sur les décennies récentes de son pays. Le sens de la dérision, l’ironie so british en moins chez François Roux, quoique le Bonheur national brut ne manque pas d’humour à l’occasion.
Grâce aux archétypes qu’incarnent ses héros, Roux balaie un grand nombre de sujets de société ayant marqué la France durant ces trente dernières années : dérives de la politique, omniprésence dévorante de la communication, érosion impitoyable du maillage industriel national, cruauté glaciale du management moderne, affirmation de la cause homosexuelle dans la tourmente des années sida… Autant de sujets plutôt sombres, imposés par l’époque, mais que le romancier rend attrayants, justes, passionnants, grâce à l’humanité de ses personnages auxquels ils portent une tendresse palpable, à l’intelligence et à la variété des situations romanesques.
Le résultat, vous l’aurez compris, est imparable. Ce superbe roman d’apprentissage se dévore avec plaisir, on s’y reconnaît souvent, on vibre, on s’émeut, on s’indigne, on se souvient, et on s’étonne d’en avoir déjà achevé les 680 pages. A tel point que, pour une fois, on en redemanderait presque !
Le Bonheur national brut, de François Roux
Éditions Albin Michel, 2014
ISBN 978-2-226-25973-8
679 p., 22,90€
Le Chapeau de Mitterrand, d’Antoine Laurain
Signé Bookfalo Kill
Un soir, François Mitterrand vient dîner dans une brasserie chic de Paris. A ses côtés, Daniel Mercier, quadra anonyme, assiste à l’événement en témoin privilégié autant que tétanisé de partager la banquette d’un si illustre convive. En partant, le Président oublie son chapeau, accessoire qui a tant fait pour la célébrité de son auguste silhouette. Daniel le récupère et, sur une impulsion, décide de le garder. Sans doute inspiré par l’aura de son propriétaire, il en tire une autorité et une audace nouvelles, qui lui valent une promotion professionnelle impressionnante et un bouleversement en profondeur de son existence.
Malheureusement, Daniel égare le fameux chapeau, qui tombe en d’autres mains dont le destin s’apprête à changer également…
« Léger et distrayant » ne rime pas forcément avec « stupide et mal écrit ». La preuve avec ce quatrième roman d’Antoine Laurain, que je viens enfin de découvrir à l’occasion de sa sortie en poche. Mon amie Diane m’avait pourtant prévenu, enthousiasmée dès sa sortie initiale par le charme singulier de ce livre ; mais, faute de temps, comme souvent, j’étais passé à côté.
L’erreur est réparée, et c’est avec le même plaisir que je vous encourage à vous plonger dans cette histoire rocambolesque dont l’idée de départ, prétexte génial, est alimentée à la perfection par l’auteur tout au long du roman. En faisant passer le célèbre galurin de main en main, ou plutôt de tête en tête, Antoine Laurain se livre à une radiographie des années 80, sans prétention sociologique exacerbée ni nostalgie facile.
Il croque les références culturelles, artistiques, et bien sûr politiques de l’époque, mais en s’attachant toujours et avant tout à ses héros, anonymes complets ou célébrités fictives dont le destin bascule au moment où le fameux chapeau leur appartient. Aucune ambition fantastique (au sens littéraire du terme) là-dedans, c’est juste un clin d’oeil, un accessoire de conte dont la magie supposée, liée à son caractère symbolique, permet aux personnages d’avancer – tandis que François Mitterrand, lui, comme privé de sa source d’énergie, est forcé à l’attentisme : le roman se déroule entre 1986 et 1988, période de la première cohabition avec la droite…
Du Minitel au Top 50, des colonnes de Buren à la Pyramide du Louvre, Le Chapeau de Mitterrand fait revivre une époque pleine de sens, riche en transitions, et dominée par une figure politique majeure qui a laissé une empreinte indélébile dans l’esprit de tous ceux, admirateurs comme détracteurs, qui ont vécu dans son ombre – et en particulier ceux qui, comme l’auteur (et comme moi) ont grandi dans les années 80.
Plein d’humour et de dérision, fin et chaleureux, servi par l’écriture pétillante d’Antoine Laurain, le Chapeau de Mitterrand est de ces romans qui vous soulèvent comme une brise légère et vous reposent tout en douceur au terme de leur histoire, sourire conquis aux lèvres, en ne vous laissant qu’une seule envie : en partager le plaisir avec d’autres. C’est chose faite sur ce blog – et encore merci à Diane de l’avoir fait pour moi !
Le Chapeau de Mitterrand, d’Antoine Laurain
Éditions J’ai Lu, 2013
(Première édition : Flammarion, 2012)
ISBN 978-2-290-05726-1
190 p., 6,50€
Que nos vies aient l’air d’un film parfait, de Carole Fives
Signé Bookfalo Kill
Début des années 1980. Il y a le père, la mère et les deux enfants : la soeur aînée de douze ans et Tom, le petit frère de huit ans. C’est une famille ordinaire, ou presque. La mère est perturbée, instable, tend à la dépression. Un jour le père n’en peut plus et décide de partir. A tour de rôle, le père, la mère et la soeur aînée racontent le traumatisme vécu de l’intérieur. Le frère, lui, garde le silence – mais n’en pense pas moins…
Sur un sujet aussi rebattu, c’est le moins que l’on puisse dire, il est difficile de se montrer original. Carole Fives y parvient cependant, en ayant tout d’abord la bonne idée d’ancrer son premier roman dans les années 80, à une époque où le divorce est encore mal vu, et donc pas encore banalisé. Elle raconte donc, surtout du point de vue des enfants (retranscrit par la sœur aînée), le sentiment de décalage, la différence qui s’instaure, aussi bien dans le regard des autres qu’en soi, et la souffrance qui en découle. La violence aussi, d’un acte de séparation où tous les coups sont permis, sans doute moins encadré d’un point de vue judiciaire qu’il ne l’est aujourd’hui.
Pour autant, Carole Fives ne cherche pas à écrire un roman générationnel. La brièveté du livre, 119 pages, en atteste : son objectif est de se focaliser sur ses personnages et d’atteindre l’os des sentiments. L’ancrage temporel est donc discret. Il passe par de rapides références, politiques (évocation de l’élection de François Mitterrand) ou culturelles ; le titre du roman est emprunté à Lio (« Amoureux solitaires »), chanteuse des années 80 s’il en est, et d’autres citations d’artistes de l’époque émaillent le récit, directes ou cachées – « pas l’indifférence », titre d’une chanson de Jean-Jacques Goldman, apparaît page 45, ou, encore plus subtil, un extrait d’une chanson de Starmania page 98 : « jouer au football ou au volley » (« Un enfant de la pollution », chanson interprétée par Ziggy… si si, écoutez bien !)
Le cadre subtilement mais fortement posé, Carole Fives se concentre sur ses personnages, dans un roman choral à trois voix et demie qui laisse toute la place à la complexité des sentiments des uns et des autres : la folie contrastée de désespoir et d’amour chez la mère, les doutes et les angoisses du père décidé pourtant à refaire sa vie, le déchirement des enfants… et la sensation de gâchis qui domine tout le reste, que l’avancée implacable du récit accentue à chaque page, sans concession.
Les enfants sont au cœur du récit, car lorsque les parents se séparent, les petits aussi doivent parfois suivre le mouvement, par la force des choses. Cette blessure, vécue comme une trahison par la sœur narratrice, est le moteur de l’intrigue, qui en dévoile petit à petit le secret. Jusqu’à un dernier chapitre où le frère, enfin, prend la parole. Quelques mots longtemps attendus, et pourtant inattendus, qui ponctuent le roman sur un sacré coup de poing.
Parmi les premiers romans de cette rentrée, Que nos vies aient l’air d’un film parfait se détache par sa vigueur, la singularité de son style et le traitement de son sujet. Une belle expérience – et donc, on attend la suite, forcément !
Que nos vies aient l’air d’un film parfait, de Carole Fives
Éditions du Passage, 2012
ISBN 978-2-84742-195-8
119 p., 14€