Longtemps cantonnée à la littérature noire – qui, déjà, tendait à se jouer des codes et des frontières du genre -, la Manufacture de Livres s’affirme de plus en plus comme un éditeur tous terrains. Et avec succès, si l’on en croit le succès l’année dernière du livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, ou encore la démonstration éprouvante mais magistrale proposée par Carine Joaquim début 2021 avec Nos corps étrangers. De ces réussites probantes, la Manuf’ gagne une assise qui lui vaut une place légitime dans la rentrée d’automne – place offerte cette année à trois romans, dont deux premiers.
Villebasse, d’Anna de Sandre
Auteure de poésie et de nouvelles, Anna de Sandre s’essaie pour la première fois au roman, et avec une certaine audace sur le papier, puisqu’elle emprunte au réalisme magique, un genre toujours risqué car susceptible de décontenancer le lecteur trop cartésien. Nous sommes donc à Villebasse, entrelacs de vieilles bâtisses et de rues ancestrales qu’éclaire une étrange lune bleue et que les habitants ne quittent jamais. Un jour d’hiver débarque le Chien, qui va traverser la vie des uns et des autres et, peut-être, tout changer… Pour en savoir plus, il faudra lire !
Le Fils du professeur, de Luc Chomarat
Ces derniers temps, le nom de Luc Chomarat était plutôt synonyme d’amusement et de folie douce, au fil de polars parodiques plutôt réjouissants (Le Dernier thriller norvégien, Le Polar de l’été), ou de polar tout court (Un trou dans la Toile, Grand Prix de Littérature Policière 2016). Ce nouveau livre, d’inspiration autobiographique, prend le contre-pied total de ces veines, en racontant une enfance dans la France des années 1960-70. Des batailles de cowboys dans la cour de l’école à la découverte fascinée des femmes, c’est toute une jeunesse qui se dévoile. Pas très original à première vue, mais voir Chomarat tenter ce pas de côté est intrigant, surtout quand on apprécie sa plume piquante et sa verve. Donc, pourquoi pas.
Poudre blanche, sable d’or, de Matthieu Luzak
Premier roman également, qui suit deux amis, un journaliste de seconde zone englué dans une vie de famille compliquée et un voyou tout juste sorti de prison, partant pour quelques jours entre hommes à Malaga. Le cadre ne fait pas rêver mais c’est justement là que le second, Farid, a monté un coup il y a quelques années. Au fil de leur virée, s’expriment les rêves et les drames des désillusionnés du XXIe siècle.
BILAN
Lecture probable : Villebasse, d’Anna de Sandre
Lecture potentielle : Le Fils du professeur, de Luc Chomarat
Décidément, à l’image de l’ensemble de ce cru 2018 (à première vue du moins), certaines rentrées littéraires se suivent et ne se ressemblent pas. Si les éditions du Seuil gardent le contrôle de leur production (neuf titres encore cette année, six francophones et trois étrangers), sur le papier rien ne me fait particulièrement papillonner des yeux – à la différence de l’année dernière, donc, où Ron Rash et Kaouther Adimi m’avaient enthousiasmé. Rien n’est joué, bien sûr, il y aura peut-être de belles lectures inattendues, mais à l’heure où j’écris ces lignes, disons que je garde mon calme. Au risque d’être heureusement surpris !
LE VIEUX QUI NE VOULAIT PAS… :La Vallée des Dix Mille Fumées, de Patrice Pluyette
Ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’on a déjà tout vu et tout vécu. Pour Monsieur Henri, au contraire, il semblerait qu’il soit temps de tout reprendre à zéro, de s’émerveiller d’un rien, et de rêver d’horizons lointains. Le titre du roman est joli et aguicheur, l’univers de Pluyette est réputé pour être fantasque et imaginatif : il y a peut-être moyen ici de s’embarquer pour un voyage enchanteur.
SAGA AFRICA :Les cigognes sont éternelles, d’Alain Mabanckou
C’est la tête d’affiche de la rentrée pour le Seuil. Figure de la littérature francophone, le Congolais Alain Mabanckou propose un roman ambitieux, mettant en parallèle la Grande Histoire – l’assassinat du président Ngouabi à Brazzaville en 1977 – et la petite histoire – celle, inventée, de Maman Pauline, Papa Roger et du jeune et rêveur Michel qui vivent à Pointe-Noire -, pour évoquer la situation si complexe du continent africain. Un livre dont on pourrait causer pour les prix littéraires, tiens. Mais peut-être aussi pour ses qualités littéraires et son intérêt, espérons-le.
AU REVOIR LÀ-BAS :Frère d’âme, de David Diop
Un matin de Première Guerre mondiale, des soldats français jaillissent de leurs tranchées pour assaillir l’ennemi allemand. Parmi eux, Alfa et Mademba, deux tirailleurs sénégalais. Mademba tombe durant l’attaque sous les yeux de son ami. Resté seul, Alfa se consacre corps et âme au combat et à la violence, sans aucune limite, au point d’effrayer ses compagnons de lutte et de provoquer son renvoi à l’Arrière… Un bref premier roman (176 pages) qui aborde la Grande Guerre du point de vue africain, voilà qui mériterait sans doute un coup d’œil.
I WANT MY MTV :Sur les écrans du monde, de Fanny Taillandier
Un vieil homme laisse un message téléphonique à ses deux enfants pour leur annoncer sa mort prochaine. Son fils est chargé de la sécurité de l’aéroport de Boston, sa fille mathématicienne calcule les risques pour une agence d’assurances dont les bureaux se trouvent dans le World Trade Center. Nous sommes à l’aube du 11 septembre 2001. Notre rapport visuel à l’Histoire est sur le point de changer à tout jamais.
NOUS SOMMES DE L’ÉTOFFE DONT SONT FAITS LES RÊVES :Midi, de Cloé Korman
Troisième roman de Cloé Korman, Midi s’ouvre sur les retrouvailles entre Claire, médecin dans un hôpital parisien, et Dominique, son ancien amant désormais patient hospitalisé et condamné par la maladie. Quinze ans plus tôt, ils s’étaient rencontrés dans un théâtre associatif à Marseille, où ils encadraient des enfants apprenant à jouer la Tempête de Shakespeare. Parmi les minots, une fillette semblait un peu à part, en quête d’aide…
RAINING STONES :Le Paradoxe d’Anderson, de Pascal Manoukian
Ancré dans l’Oise, un roman social mettant en scène deux parents ouvriers dont les usines délocalisent au même moment. Sa vie et son avenir en danger, le couple fait néanmoins tout pour protéger ses enfants de l’effondrement de leur petit monde. Grandeur passée et déchéance présente du monde ouvrier en France.
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GARANCE ET BAPTISTE :Les enfants de cœur, de Heather O’Neill
(traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier
A Montréal, durant l’hiver 1914, deux enfants recueillis dans le même orphelinat tombent amoureux, d’autant plus éperdument qu’ils sont différents des autres. Lui est un pianiste de génie, elle une mime exceptionnelle. Séparés par l’adolescence puis par la Grande Dépression qui assèche le monde, ils n’auront pourtant de cesse de se retrouver… Un conte qui pourrait évoluer quelque part entre les univers de Tim Burton et Mathias Malzieu.
TATIE DANIELLE :L’Abattoir de verre, de J.M. Coetzee
(traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory)
Prix Nobel de Littérature en 2003, Coetzee suit une vieille femme, écrivain, qui assume son choix de rester en Australie, loin de ses enfants, pour se confronter dans une solitude sereine et clairvoyante à la mort qui s’approche. Le romancier renoue entre les lignes avec son personnage d’Elizabeth Costello, pour ce qui s’annonce comme un exercice de dépouillement littéraire.
TU METS LE DÉSORDRE PARTOUT :Voyou, d’Itamar Orlev
(traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz)
Après le départ de sa femme, Tadek décide de quitter Jérusalem, où il vit, pour retrouver en Pologne son père qu’il n’a pas vu depuis des années. L’homme qu’il retrouve n’est plus qu’une épave, loin du tyran violent et alcoolique qu’il était du temps de la jeunesse de Tadek. Le fils et le père entreprennent alors, durant une semaine, le long et ardu chemin vers un hypothétique pardon.
On lira peut-être : La Vallée des Dix Mille Fumées, de Patrice Pluyette Les enfants de cœur, de Heather O’Neill
D’un côté, Ronan Pessac, patron du Service Central de répression du banditisme. Grand flic, solitaire, ombrageux, aussi dur avec ses hommes qu’avec lui-même. De l’autre, Mateo Astolfi, « beau mec » parmi les plus grands, ordonnateur de braquages et de gros coups, qui a toujours su se préserver grâce à une maîtrise de son art et une paranoïa de tous les instants.
La prudence d’Astolfi lui a longtemps permis de ne pas croiser la route de types comme Pessac. Mais le jour où son jeune frère, trop impétueux, monte avec deux racailles grande gueule sur un braquo qui tourne au bain de sang, l’équilibre de son empire se trouve menacé…
Après notamment Laurent Guillaume ou Olivier Norek, voilà encore un flic qui prend la plume. Et pas n’importe lequel, puisque Christophe Molmy est l’actuel patron de la BRI parisienne. Celui qui a dirigé les interventions à l’Hyper Casher en janvier 2015 et au Bataclan en novembre. Pour l’avoir un peu côtoyé lors des derniers Quais du Polar, je peux vous dire que le bonhomme impressionne : économe de ses mots, humble dans sa nouvelle fonction de romancier, il a la carrure des gars sur qui pèsent des responsabilités écrasantes, et qui n’ont pas l’air de s’en faire pour autant.
Pas étonnant, dès lors, de le voir entrer en polar avec une histoire de super policier opposé à un grand voyou, à la manière d’un Olivier Marchal au cinéma. S’ils sont sûrement différents par leurs parcours et leurs caractères, Marchal et Molmypartagent le goût des vastes dramaturgies policières classiques, avec leurs « beaux mecs » (ces princes du crime, biberonnés aux grandes méthodes de leur sacerdoce et au respect de l’adversaire), leurs indics troubles et leurs flics opiniâtres, auréolés d’ombre – sans pour autant négliger l’évolution du crime moderne, où il n’existe plus aucune règle et où le moindre braquage se pratique à la kalachnikov ou au lance-roquettes.
Les loups blessés est un bon premier roman, à l’intrigue menée avec intransigeance, auquel il manque néanmoins un petit supplément d’âme pour être vraiment impressionnant. Inspiré par son expérience de terrain, Christophe Molmy privilégie le réalisme, comme le montrent les (trop) nombreuses et (trop) longues scènes de planque ou de filature, certes passionnantes, garantissant une immersion totale et quelques belles montées d’adrénaline, mais au détriment des personnages, un peu trop survolés dans l’ensemble.
Quoi qu’il en soit, c’est un début prometteur, suffisant pour attendre un deuxième opus avec bienveillance et curiosité.
Les loups blessés, de Christophe Molmy Éditions Points, coll. Policier, 2016 (Première édition : la Martinière, 2015) ISBN 978-2-7578-5745-8 357 p., 7,50€