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Dans le ventre des mères, de Marin Ledun

Signé Bookfalo Kill

Janvier 2008. Le petit village de Thines, en Ardèche, est entièrement ravagé par les flammes. Devant l’ampleur du désastre – plus de quatre-vingt morts sont à déplorer -, le commandant Vincent Augey, de la brigade criminelle de Lyon, est dépêché sur place pour aider les enquêteurs locaux débordés. Tandis qu’il tente de suivre la piste de Laure Dahan, une jeune femme aperçue dans les décombres quelques jours plus tard, le policier découvre que la région est depuis quelques années le théâtre de mystérieux trafics technologiques. Il met peu à peu au jour les sinistres desseins d’individus sans scrupules, obnubilés par la quête utopique et dangereuse d’un homme nouveau…

Laure Dahan était au cœur du premier roman écrit par Marin Ledun, Marketing Viral. Paru en 2008, ce techno-thriller était passionnant, déséquilibré cependant par un contenu très intéressant mais trop encombrant, tandis que l’histoire s’avérait bancale. Depuis, le romancier a écrit d’autres livres – beaucoup -, affiné son style et épuré son sens de la construction.
La différence saute aux yeux alors qu’il reprend les thématiques de Marketing Viral et en raconte la suite. Notons, c’est important, qu’il n’est pas utile d’avoir lu le premier pour comprendre le second. Les deux romans se complètent plus qu’ils ne s’enchaînent.

Ce qui change, c’est le point de vue. Dans MV, le personnage principal, Nathan Seux, était un chercheur, et cette caractéristique influait sur la trame scientifique et technique du roman, prédominante. Ici, le héros est un flic – emblématique du héros ledunien : solitaire, brusque, cassant, rétif à l’autorité, borderline et tourmenté par une obsession dévorante sa relation compliquée avec sa femme, après la perte de leur enfant).
C’est donc d’un œil profane, celui du policier, que le lecteur investit l’aspect scientifique de l’histoire. Un recadrage qui rend le propos plus clair, donc plus fort. Au menu, quelques idées fixes de Marin Ledun : les progrès et les risques liés au développement technique, les nanotechnologies et leurs infinies possibilités (et dérives potentielles), le transhumanisme et ses effroyables théories… mais aussi la maternité et la transmission, des gènes comme de l’héritage moral et historique de chacun. En somme, une plongée littérale, physique et psychologique, dans le ventre des mères.

Autant de thèmes singuliers que le romancier, ultra-documenté, possède à la perfection, et nous rend hyper accessible, grâce à une maîtrise narrative qui lui faisait défaut à ses débuts. Dans le ventre des mères est un thriller endiablé, d’une efficacité redoutable. Un page-turner, selon le terme consacré. Une sorte de gigantesque épisode de X-Files transposé en Ardèche, puis un peu partout en Europe, au fil des pérégrinations des héros. A l’enquête acharné de Vincent Augey répond la quête effrénée de Laure Dahan pour retrouver sa fille. Deux schémas moteurs qui se répondent, associant la première héroïne de Marin Ledun au héros type de son œuvre.
Une manière, peut-être, de boucler un cycle d’écriture de six ans, d’une richesse et d’une originalité confondantes.

Au final, Dans le ventre des mères, qui joue avant tout sur l’efficacité propre au thriller et sur des schémas familiers de Marin Ledun, n’est sûrement pas son meilleur livre. Il confirme cependant l’intelligence d’un romancier, héritier du polar social et engagé dans son époque, capable de plier les codes du suspense aux propos les plus ambitieux. Un auteur rare, à ne pas rater.

Dans le ventre des mères, de Marin Ledun
Éditions Ombres Noires, 2012
ISBN 978-2-08-127746-5
463 p., 18,90€

On aime aussi ici : 4 de couv, Unwalkers, Cercle Polar de Télérama (podcast), Pol’Art Noir

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Trackers Livre I : Glyphmaster, de Patrick Carman

Signé Bookfalo Kill

Enfermé dans un lieu top secret, Adam Henderson est soumis à un interrogatoire serré. Et le fait qu’il ait seulement une quinzaine d’années ne change rien à la détermination de l’inspecteur Ganz. Il faut dire qu’Adam est un petit génie de l’informatique et des technologies modernes. Inventeur de dizaines de gadgets et d’objets high tech, il est spécialisé dans la transformation de caméras, est capable de transformer n’importe quelle poubelle électronique en appareil dernier cri et surpuissant ; et surtout, c’est un traqueur : il peut se promener à peu près n’importe où sur la Toile, débusquer les voyous du Web…
Avec ses amis Finn, Emily et Lewis, il forme le gang des Trackers. Chacun a ses qualités propres, et la petite bande se distingue par ses prouesses en matière d’espionnage et d’analyse des données. A tel point qu’ils finissent par être repérés, et traqués à leur tour par un mystérieux et dangereux duo…

Patrick Carman est un auteur prolifique. Il écrit plusieurs livres par an, et lance de nombreux cycles, parmi lesquels l’excellent Skeleton’s Creek : quatre tomes d’une série à l’atmosphère horrifique, entre Stephen King et le Projet Blair Witch, et dont le récit avançait par une alternance de texte et de vidéos.
On retrouve le même principe narratif ici. L’essentiel du roman est constitué par l’interrogatoire d’Adam, une suite de questions et de réponses très dynamique, qui oblige à tourner les pages très vite pour découvrir la suite. De temps à autre, Adam s’interrompt pour donner livre un mot de passe. Celui-ci, utilisé sur le site adéquat (www.trackers-lelivre.fr), permet de débloquer des vidéos où l’on retrouve les héros de l’histoire en action. Rien de très nouveau ici par rapport à Skeleton’s Creek, sinon que les vidéos sont peut-être plus dynamiques (certaines de Skeleton… étaient à mourir d’ennui). En tout cas, le principe reste très sympathique.
A noter, pour les rétifs à l’interaction ou ceux qui n’auraient pas Internet sous la main au moment de la lecture : les vidéos sont décrites en appendice, ce qui permet d’avancer dans la lecture sans rien en perdre. Une idée maligne, qui manquait d’ailleurs à Skeleton’s Creek.

Il faut maintenant parler de l’histoire. Et là, ça se gâte un peu. Contrairement à Skeleton’s Creek, où l’intrigue tenait parfaitement la route en dépit de son caractère fantastique, le premier tome de Trackers s’avère décevant. Patrick Carman multiplie les effets d’annonce pour nous faire croire que ses héros sont en danger, mais assez vite, on comprend que le suspense est artificiel. Et les vidéos n’arrangent rien, montrant des « cascades » anodines, des scènes d’action un peu faiblardes, qu’un texte bien tourné aurait sûrement rendu plus spectaculaires dans l’imagination du lecteur.
Tant et si bien que les révélations finales tombent un peu à plat, par manque d’intensité et d’implication du lecteur… Dommage.

En matière d’espionnage et d’intrigues à base de technologies modernes, la littérature ado a fait déjà bien mieux (la série Cherub de Robert Muchamore, Little Brother de Cory Doctorow, la série de la Grande École du Mal et de la Ruse de Mark Walden…) Ce Glyphmaster reste une lecture sympa, notamment pour des lecteurs découvrant le procédé. Mais Patrick Carman devra faire mieux dans le prochain tome pour faire décoller Trackers et la transformer en une bonne série addictive.

A partir de 12 ans.

Trackers Livre I : Glyphmaster, de Patrick Carman
Éditions Bayard Jeunesse, 2012
ISBN 978-2-7470-3617-7
303 p., 14,90€


Zone Est, de Marin Ledun

Signé Bookfalo Kill

En 2007, je suis tombé par hasard sur Modus Operandi, le premier roman d’un jeune auteur dont le style et le propos, pleins de rage et de sincérité, m’ont immédiatement frappé, en dépit de quelques maladresses et d’une certaine propension à laisser ses idées, ses théories – nombreuses et souvent brillantes – prendre le dessus sur la narration. Depuis, je n’ai eu de cesse de lire les œuvres de Marin Ledun et d’admirer sa progression fulgurante.
Jusqu’à cette année 2011, déjà marquée de deux romans extraordinaires. C’est du premier paru, Zone Est, dont je souhaite vous parler à présent.

Une précision d’emblée : il s’agit d’un thriller d’anticipation – mais ne partez pas tout de suite en courant ! Certes, Marin Ledun nous projette dans le futur, mais un futur potentiellement proche. Pas de soucoupes volantes ni d’extra-terrestres ici… Des humains, oui, en revanche, bien que plus vraiment dans un état de fraîcheur total.
C’est qu’un virus ravageur, échappé d’un incident d’origine inconnue, est passé par là, exterminant une grande partie de la population mondiale. Ceux qui restent ne doivent leur survie précaire qu’à des prothèses ou des implants compensant leurs organes perdus. Ils sont désormais parqués dans la Zone Est, une gigantesque enclave située à l’emplacement de notre actuelle vallée du Rhône, partagée entre futurisme et dévastation, et “protégée” du reste du monde par une barrière infranchissable, le Mur.

Dans cet univers en déréliction, Thomas Zigler exerce l’étrange métier de chasseur de données. Commandités par des personnages aussi mystérieux qu’influents, il traque des individus pour leur voler des parcelles de leur mémoire, censées contenir des informations sensibles. Il s’en sort très bien jusqu’au jour où il voit, dans les données qu’il vient de soutirer à un homme, un souvenir impensable : une femme biologiquement saine, dénuée d’implants, qui parvient à échapper à des poursuivants lourdement armés en se faufilant dans une faille du Mur…
Trucage habile ou vérité ? Ebranlé, Zigler est bien décidé à découvrir le fin mot de l’histoire. Du reste, il n’a pas la choix, car visiblement, certains estiment qu’il en sait déjà trop ; et de chasseur réputé, il devient une proie à éliminer de toute urgence…

Avant Zone Est, jamais Marin Ledun n’avait réussi à équilibrer aussi bien la forme et le fond. Mené à un train d’enfer, rythmé de rebondissements et de scènes d’action époustouflantes, le récit ne laisse pas le moindre instant de répit au lecteur. Le suspense implacable de ce thriller survitaminé fait immanquablement penser à des références du genre : les romans de Philip K. Dick – ou leurs adaptations cinématographiques, au premier rang desquelles Minority Report de Steven Spielberg et Blade Runner de Ridley Scott – ; mais aussi Les Fils de l’homme, le chef d’œuvre méconnu d’Alfonso Cuaron ; ou bien encore La Brigade de l’œil, de Guillaume Guéraud. De bout en bout, Ledun joue à ce très haut niveau et apporte une pierre très solide à l’édifice de ses illustres prédécesseurs.

Dans un cadre aussi maîtrisé, le romancier déroule avec facilité ses idées phares, pour certaines déjà présentes dans ses romans précédents (notamment Marketing Viral), mais pas aussi bien amenées : les menaces de dérives liées aux nouvelles technologies, la dictature du marketing, le rapport entre corps et machine, réalité et virtuel… Il se permet même, vers la fin, quelques scènes oniriques saisissantes, où la forme et le fond se troublent autant que notre avenir possible si l’on n’y prend pas garde.

Alliant une réflexion aussi puissante qu’inquiète sur notre futur, à un superbe thriller, Marin Ledun signe donc l’une des œuvres d’anticipation les plus marquantes et ambitieuses parues depuis bien longtemps. Rien que pour cela, faites un détour par la Zone Est, vous ne le regretterez pas!

Zone Est, de Marin Ledun
Editions Fleuve Noir, 2011
ISBN 978-2-265-08968-6
408 p., 19,90€

Retrouvez Zone Est sur le site des éditions Fleuve Noir.
Et si vous avez envie de découvrir l’ensemble du travail de Marin Ledun, rien de tel qu’une visite sur son blog, ici : http://www.pourpres.net/marin/