Station Eleven

Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Cherge
Un soir d’hiver à l’Elgin Theatre de Toronto, le célèbre acteur Arthur Leander s’écroule sur scène, en pleine représentation du Roi Lear. Plus rien ne sera jamais comme avant.
Dans un monde où la civilisation s’est effondrée, une troupe itinérante d’acteurs et de musiciens parcourt la région du lac Michigan et tente de préserver l’espoir en jouant du Shakespeare et du Beethoven. Ceux qui ont connu l’ancien monde l’évoquent avec nostalgie, alors que la nouvelle génération peine à se le représenter.
De l’humanité ne subsistent plus que l’art et le souvenir. Peut-être l’essentiel.
En quatre mots :
Shakespeare sauvera le monde
En entreprenant de le chroniquer, quatre ans après sa parution, je sais d’avance que je vais trahir ce livre. Je vous en demande pardon, tout en vous suppliant d’entendre, dans mes oublis et non-dits, l’intelligence et la beauté exceptionnelles de ce roman.

Art design © Vincent Le Moigne
Le résumé proposé par l’éditeur est d’ailleurs loin, très loin de rendre justice à Station Eleven. La troupe itinérante d’artistes constitue en effet la colonne vertébrale du récit ; mais comme toute colonne vertébrale, elle soutient tout un édifice, infiniment plus riche, impliquant un vaste registre de personnages dont Emily St John Mandel donne à voir l’histoire, la variété, la complexité.
Ces différents acteurs permettent à la romancière d’envisager les mille et une manières dont l’être humain peut réagir face à une catastrophe majeure. Il y a les profiteurs, les optimistes, les fatalistes, les obstinés, les égarés… Autant de visages de nous-mêmes, dont certains nous sont étrangement familiers.
L’écriture de la romancière canadienne fait la singularité de cette entreprise littéraire qui donne encore un nouveau sens au genre post-apocalyptique.
Poétique, évocatrice, elle a la langueur des brumes éternelles qui donne au temps de la narration la latence dont elle a besoin pour évoquer l’immensité d’un monde à reconstruire, mais aussi l’infinité de ce que l’humanité a brutalement perdu : sa culture, son histoire, son savoir – autant de forces à tenter de conserver pour rebâtir, ce que vont essayer de faire certains survivants. Magnifique idée, par exemple, que celui du Musée de la Civilisation, que met en place l’un des personnages.
Nous voilà donc très loin, encore une fois, du roman survivaliste dans le genre de La Route, de McCarthy. Et tant mieux.
La construction du roman, elle aussi, perturbe les lignes, en évitant la linéarité au profit d’allers-retours dans le temps. Avant l’épidémie, pendant, après : au lieu de se suivre, ces trois temporalités s’entrechoquent, donnant encore mieux à comprendre le parcours des protagonistes, leurs enjeux, et les différentes problématiques du roman.
Enfin, il y a le livre dans le livre. Ce Station Eleven du titre, qui désigne un comics miraculeusement préservé du désastre par une survivante, et dont le récit inséré dans le roman oriente d’autres miroirs encore pour saisir la profondeur du sujet.
Auteure de romans noirs, Emily St John Mandel rejoint ici le clan des auteurs ayant effectué un pas de côté littéraire par rapport à leurs habitudes, pour mieux sublimer leur propos et leurs idées. Elle offre avec Station Eleven une énième variation sur un genre, le post-apocalyptique, dont l’aspect faussement codifié et le rattachement à la science-fiction autorisent les romanciers à s’approcher au plus près de l’humain, tout en s’accordant une liberté narrative exceptionnelle.
Les choses étant ce qu’elles sont dans notre monde, il est à craindre que ce genre n’ait encore plein de beaux jours devant lui. Tant pis pour nous, pauvres humains. Mais tant mieux pour la littérature.
A première vue : la rentrée Monsieur Toussaint Louverture 2016
Encore un éditeur que nous n’avons jamais évoqué dans la rubrique « à première vue » – et pour cause, allais-je dire, car il publie fort peu (trois ou quatre titres par an). À tel point que l’on peut se demander si la rentrée littéraire est un enjeu particulier pour lui : en réalité, chaque parution EST un enjeu, à quelque moment de l’année que ce soit. Néanmoins, Monsieur Toussaint Louverture est aussi un communicant habile, d’aucuns diraient rusé, qui sait presque toujours mettre ses livres en orbite, au point d’envoyer certains dans la stratosphère de succès inattendus (Karoo de Steve Tesich, Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey, pour citer les deux plus spectaculaires).
Il sera donc présent dans cette rentrée 2016 avec un livre – mais pas n’importe lequel, évidemment, puisqu’il s’agit d’un roman qui a déjà été publié en France, notamment par Flammarion, sans marquer les esprits. Un anonymat étonnant lorsque l’on sait que ce titre paru en 1972 est devenu culte dans nombre de pays et cumulerait plus de 50 millions de ventes dans le monde… L’incroyable Monsieur Toussaint Louverture relèvera-t-il le défi ? A vous de décider !
SFAR : Watership Down, de Richard Adams (lu)
Pressentant qu’une catastrophe est sur le point de s’abattre sur leur résidence, Fyveer convainc son frère Hazel de fuir et de partir à la recherche d’un nouvel endroit pour vivre. Escorté par une poignée de compagnons déterminés, ils découvrent de nouveaux mondes, se battent, affrontent les éléments et de nombreux ennemis, jusqu’à élire domicile à Watership Down. Mais leur installation dans ce lieu idyllique signifie-t-elle pour autant la fin de leurs aventures ? Rien n’est moins sûr, car le danger est partout et peut prendre les formes les plus inattendues…
Et donc, oui, en effet, Watership Down est un livre extraordinaire. Un grand roman d’aventures aux accents mythiques, qui évoque aussi bien L’Odyssée d’Homère que Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, animé d’un souffle épique laissant la place à une approche réaliste des personnages comme des situations et des paysages – un environnement très important pour Richard Adams qui y est d’autant plus attaché qu’il y vit. On s’attache fortement aux personnages, on tremble pour eux, on espère, on se bat et on rit avec eux, craignant jusqu’à la fin que leurs rêves ne deviennent pas réalité ou de voir tomber certains de ces héros inoubliables…
Ah, un dernier détail tout de même, qui vous aura peut-être frappé en regardant la couverture : Hazel, Fyveer et les autres sont des lapins.
Mais franchement, ça ne change rien.
L’un des grands rendez-vous de la rentrée !!!
Guide de survie en milieu hostile, de Shane Kuhn
Signé Bookfalo Kill
On ne se méfie jamais des stagiaires. D’ailleurs, dans les grandes entreprises, c’est tout juste si on retient leur nom. C’est ce constat qui a mené à la création de Ressources Humaines Inc., organisation secrète dont le but est de former de jeunes gens au beau métier de tueur à gages, puis de les infiltrer dans les plus grosses boîtes, les aider à gravir les échelons pour se rapprocher incognito de certains dirigeants corrompus intouchables par ailleurs – et d’éliminer ces derniers sans jamais être en position de suspects.
A ce petit jeu, John Lago est le meilleur. A 25 ans, néanmoins, il est atteint par la limite d’âge – un stagiaire de plus de 25 ans devient automatiquement suspect – et aspire à prendre une retraite bien méritée. Il en profite pour rédiger un document destiné à circuler en interne chez Ressources Internes Inc. : le Guide de survie à l’usage des jeunes stagiaires. L’occasion de partager son expérience avec les jeunes recrues de l’organisation. Mais la dernière mission qu’il doit exécuter avant de se retirer, complexe et nébuleuse, pourrait bien faire voler en éclats toutes ses certitudes…
Le premier roman de Shane Kuhn pourrait d’ores et déjà remporter la palme du pitch le plus original et excitant de l’année ! Superbe idée, en effet, que ce thriller mettant en scène des stagiaires assassins – ceux qui, comme moi, ont régulièrement des stagiaires dans leur boulot, savent de toute manière que ces bestioles-là sont tout sauf inoffensives. (Je rigole et rassure les autorités compétentes : aucun stagiaire n’a jamais été maltraité dans mon entreprise. Sauf une, peut-être, mais elle le méritait.)
Le début de ce Guide de survie en milieu hostile m’a néanmoins inquiété. Foutraque, brouillon, peinant à trouver son rythme, il se perd un peu dans les souvenirs évoqués pêle-mêle par John Lago et tarde à décoller. Mais quand c’est le cas, une fois l’intrigue principale mise en place, c’est du bonheur, et du pétaradant.
Bon, attention, esprits réalistes s’abstenir : plus on avance, plus le roman vire au joyeux n’importe quoi, explosant la vraisemblance par des rebondissements énormes et des surprises incroyables au sens strict du terme. En ce qui me concerne, c’est ce que j’ai aimé dans ce polar. Shane Kuhn n’a pas froid aux yeux, il s’amuse et ose beaucoup, jouant de personnages formidablement campés et des situations les plus extrêmes sans jamais se relâcher.
Guide de survie en milieu hostile est un thriller décomplexé, enlevé, drôle, plein de panache et de suspense. Le genre de roman hyper cinématographique, tout désigné pour ceux qui pensent que vacances riment avec détente totale. Quant à ceux qui veulent juste un polar qui sort de l’ordinaire, inventif sans se prendre au sérieux, ce sera une bonne pioche aussi pour eux !
Guide de survie en milieu hostile, de Shane Kuhn
Traduit de l’américain par Karine Lalechère
Éditions Sonatine, 2014
ISBN 978-2-35584-243-6
312 p., 21€