Petit coup de mou chez Gallimard cette année, puisque je n’ai décompté que 17 nouveautés annoncées entre mi-août et fin septembre – il y en a tout un gros paquet qui déboule en octobre, bien entendu, mais comme j’ai fixé la date du 30 septembre comme limite à mes présentations, ça ne compte pas (et heureusement pour le peu de temps libre dont je dispose). Seulement 17 donc, mais sans atteindre la vingtaine rituelle de ces dernières années, ça laisse quand même la respectable maison loin en tête devant ses camarades.
Alors, comme pour Albin Michel hier, on va tâcher d’être efficace en mettant en avant les titres les plus tentants du lot, pour ne laisser que quelques miettes de résumé aux autres – en toute subjectivité, je le rappelle pour les distraits du fond de la classe.
ENCHANTER LES VIVANTS : Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal
(éditions Verticales)
Si je devais désigner un auteur dans l’ensemble de la rentrée qui devrait faire parler de lui (d’elle, en l’occurrence) à peu près à coup sûr, je mettrais quelques billets sans hésiter sur Maylis de Kerangal. Celle qui avait frappé les esprits et conquis un large public avec ce roman fort et exigeant qu’était Réparer les vivants revient enfin, et le sujet promet d’être à la hauteur de ses ambitions littéraires. Soit l’histoire de Paula Karst qui, durant ses études aux Beaux-Arts de Bruxelles, fait l’apprentissage du trompe-l’œil, ce qui l’amènera à travailler pour le cinéma, notamment à Cinecitta, mais aussi sur un projet de reconstitution de la grotte de Lascaux.
Kerangal possède ce don unique de métamorphoser en belle littérature des sujets extrêmement techniques (la transplantation cardiaque dans Réparer les vivants, la construction d’un viaduc dans Naissance d’un pont), il y a donc tout dans ce qui est annoncé ici pour qu’elle nous propose un nouveau livre flamboyant. Grandes attentes !
FORTRESS : Le Train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu, de Boualem Sansal
Lui aussi, son précédent roman avait fait couler beaucoup d’encre (parfois polémique) et rencontré un grand succès en librairie. Après 2084, Sansal creuse le sillon de l’oppression des peuples par le fanatisme religieux, toujours de manière métaphorique, en imaginant cette fois une ville, Erlingen, encerclée par un ennemi inconnu, que la narratrice du roman désigne sous le nom de « Serviteurs ». Dernière héritière d’un grand empire industriel, cette femme écrit à sa fille, qui vit à Londres, pour lui raconter son quotidien et scruter l’évolution des pensées assiégées. Pendant ce temps, la population inquiète s’en remet à l’arrivée hypothétique d’un train qui pourrait l’évacuer…
KEYZER SÖZE : La Grande Idée, d’Anton Beraber
Ce premier roman de presque 600 pages est lancé par Gallimard comme la révélation de sa rentrée – avec l’espoir sans doute qu’il rencontre la même bonne fortune que Les Bienveillantes de Jonathan Littell ou L’Art de la guerre d’Alexis Jenni, tous deux couronnés d’entrée de jeu par le Goncourt. Dans les années 70, un étudiant se lance sur les traces d’un individu mystérieux du nom de Saul Kaloyannis, survivant d’une guerre perdue un demi-siècle auparavant. Les témoins qu’il rencontre dressent le portrait mouvant et insaisissable d’un homme qui parcourt le globe et l’Histoire du siècle, selon les dires héros gigantesque ou traître insondable.
De l’ambition ici à première vue, mais gare à l’indigestion toujours possible avec ce genre de pavé gallimardesque parfois trop bavard, appliqué ou cérébral. En revanche, si le style est là, ce pourrait être virtuose. Une vraie curiosité, en tout cas.
CHOU BI DOU WOUAH : Swing Time, de Zadie Smith
(traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson)
Petit à petit, l’Anglaise Zadie Smith a conquis son public. Dans ce nouveau roman, elle évoque le destin de deux fillettes métisses qui se rencontrent dans un cours de danse à Londres. Devenues amies, elles s’éloignent néanmoins au gré des péripéties de la vie, la première débutant une carrière prometteuse de danseuse tandis que l’autre, plus sage, devient assistante d’une chanteuse mondialement célèbre. Quelques années plus tard, à la suite d’événements choquants, leurs chemins se croisent à nouveau. Sujet assez classique, mais si c’est bien raconté…
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Sinon, en littérature étrangère, il y aura :
Asymétrie, de Lisa Halliday
(traduit de l’américain par Hélène Cohen)
A New York, Alice est abordée par un homme bien plus âgé qu’elle, en qui elle reconnaît le célèbre écrivain Ezra Blazer. C’est le début d’une relation autant charnelle qu’intellectuelle. A Londres, Amar Jaafari est retenu à l’aéroport alors qu’il tente de rejoindre sa famille en Irak. Ces deux récits en apparence étrangers l’un à l’autre se révèlent étroitement liés. Premier roman.
Le cœur converti, de Stefan Hertmans
(traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin)
Au début du XIe siècle, la jeune Vigdis, issue d’une puissante famille de Rouen, se convertit au judaïsme par amour pour David, le fils du grand rabbin de Narbonne. Le couple se réfugie à Monieux où il a trois enfants et mène une vie paisible. Mais les croisés font halte dans le bourg, tuent David et enlèvent les deux aînés. Vigdis, restée seule avec son bébé, part à la recherche de ses enfants.
Le Bûcher, de György Dragoman
(traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly)
Dans la Roumanie des années 1990, Emma, une orpheline de 13 ans, est adoptée par une inconnue qui dit être sa grand-mère. Elle suit dans son village natal cette femme étrange qui partage sa maison avec l’esprit de son mari défunt et pratique la sorcellerie. Peu à peu, la jeune fille découvre les secrets de cette ville et l’implication de ses grands-parents dans l’ancien régime totalitaire.
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Et chez les francophones, il y aura aussi :
Nuit sur la neige, de Laurence Cossé
En septembre 1935, le contexte politique est particulièrement violent en France mais Robin, 18 ans, accorde plus d’importance à ses tourments intimes qu’à l’actualité collective. Il noue une amitié intense et troublante avec Conrad, un camarade de classe préparatoire, et sa rencontre avec une jeune fille à Val-d’Isère l’initie à la féminité et à la mort.
Tenir jusqu’à l’aube, de Carole Fives
(coll. l’Arbalète)
Une jeune mère célibataire s’occupe de son fils de 2 ans. Sans crèche, sans famille à proximité, sans budget pour une baby-sitter, ils vivent une relation tendre mais trop fusionnelle. Pour échapper à l’étouffement, la mère s’autorise à fuguer certaines nuits, de plus en plus loin et toujours un peu plus longtemps.
François, portrait d’un absent, de Michaël Ferrier
(coll. L’Infini)
Une nuit, Michaël Ferrier reçoit un appel lui annonçant la mort par noyade de son ami François et de sa petite fille, Bahia. Après le choc de la nouvelle, la parole reprend et les souvenirs reviennent : la rencontre de Michaël et François, les années d’études, d’internat, la passion du cinéma et de la radio. La mémoire se déploie et compose peu à peu une chronique de leur amitié.
Dix-sept ans, d’Eric Fottorino
Un dimanche de décembre, une femme livre à ses trois fils le secret qui l’étouffe. En révélant une souffrance insoupçonnée, cette mère niée par les siens depuis l’adolescence se révèle ainsi dans toute son humanité, avec ses combats et ses blessures.
Deux mètres dix, de Jean Hatzfeld
Histoire de quatre sportifs de très haut niveau, deux Américains et deux Kirghizes, entre les jeux Olympiques de 1980 et aujourd’hui. Ils sont champions haltérophiles, elles sont sauteuses en hauteur, et leurs rivalités sont mêlées d’admiration et d’incompréhension réciproques. Entre les deux femmes, Sue et Tatyana, naît même une profonde amitié.
La Vérité sort de la bouche du cheval, de Meryem Alaoui
Jmiaa, prostituée de Casablanca, vit seule avec sa fille. Sa vie bascule le jour où elle rencontre Chadlia, qui veut réaliser son premier film sur la vie d’un quartier populaire de la ville et cherche des actrices. Premier roman.
Maîtres et esclaves, de Paul Greveillac
Kewei naît en 1950 dans une famille de paysans, au pied de l’Himalaya. Au marché, aux champs et même à l’école, il dessine du matin au soir. Repéré par un Garde rouge, il échappe au travail agricole et part étudier aux Beaux-arts de Pékin, laissant derrière lui sa mère, sa jeune épouse et leur fils. Devenu peintre du régime, son ascension semble sans limite. Mais bientôt, l’histoire le rattrape.
Mauvaise passe, de Clémentine Haenel
A Paris, une jeune femme d’une vingtaine d’années vit une relation sentimentale chaotique avec un musicien de 40 ans. Quand ce dernier la quitte, elle sombre dans une spirale destructrice : tentative de suicide, internement en hôpital psychiatrique, séjours dans des squats où elle est victime de violences. Une grossesse inattendue la ramène peu à peu à la vie. Premier roman.
Je suis quelqu’un, d’Aminata Aidara
(coll. Continents Noirs)
Un secret hante les membres d’une famille éclatée entre la France et le Sénégal jusqu’au jour où le silence se rompt. Une quête de vérité commence et la parole se déploie : celle de Penda, la mère, qui se livre dans un journal intime et celle d’Estelle, sa fille, au travers de délires cathartiques. Face à elles, Eric, fils de harkis, entretient le trouble avec ses promesses. Premier roman.
En guerre, de François Bégaudeau
(éditions Verticales)
Dans une France contemporaine fracturée, François Bégaudeau met en regard violence économique et drame personnel, imaginant une exception romanesque comme pour mieux confirmer les règles implicites de la reproduction sociale.
On lira sûrement :
Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal
Le Train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu, de Boualem Sansal
On lira peut-être :
La Grande Idée, d’Anton Beraber
Swing Time, de Zadie Smith
Le coeur converti, de Stefan Hertmans
Asymétrie, de Lisa Halliday
27 juillet 2018 | Catégories: A première vue, Romans Etrangers, Romans Francophones | Tags: 2018, 2084, A première vue, absent, Aminata Aidara, amitié, Anton Beraber, asymétrie, aube, écrivain, bûcher, Beaux-Arts, Boualem Sansal, bouche, Bruxelles, Cannibales Lecteurs, Carole Fives, cheval, Clémence Haenel, coeur, converti, danse, deux mètres dix, Dieu, dix-sept ans, en guerre, Eric Fottorino, Erlingen, esclaves, François, François Bégaudeau, Gallimard, grande idée, guerre, György Dragoman, Irak, je suis quelqu'un, Jean Hatzfeld, Laurence Cossé, Lisa Halliday, Londres, maîtres, main, mauvaise passe, Maylis de Kerangal, métamorphose, Meryem Alaoui, Michaël Ferrier, monde, neige, New York, nuit, Paul Greveillac, portée, portrait, premier roman, rentrée littéraire, Roumanie, Saul Kaloyannis, serviteurs, Stefan Hertmans, swing time, tenir, train, trompe-l'oeil, vérité, Verticales, Zadie Smith | 1 commentaire
Je n’étais pas née lors des Jeux Olympiques de Montréal. Mais le nom de Nadia Comaneci a toujours raisonné dans mes oreilles, comme dans celles de toutes les petits filles qui se rêvaient en gymnaste. Lola Lafon livre un ouvrage particulier, sorte de biographie romancée, d’entretiens fictifs avec la déesse de la gymnastique, d’hymne au corps féminin.
Dans cet ouvrage, réalisé chronologiquement, l’héroïne et l’auteur communiquent sans se rencontrer, chacune cachée derrière son mode de communication, l’écriture pour l’une, les télécommunications pour l’autre. On passe de la petite fille de 14 ans, à l’ado en pleine croissance, dont le corps ne répond plus aux canons de la gymnastique soviétique, puis ce corps d’adulte qu’elle devient fatalement. On grandit avec le personnage principal et on vibre avec elle lors des compétitions. Les personnages secondaires ne sont pas en reste, avec l’omniprésent Béla, entraîneur acharné à faire travailler ses élèves, le couple Ceausescu, dictateurs satellites dans l’ombre de l’URSS, sans compter les innombrables journalistes qui mitraillent l’athlète.
Un des protagonistes de ce roman, c’est aussi le corps. Abîmé, épuisé, très souple, qu’on plie et replie dans tous les sens. Pour aller plus haut, plus vite, plus fort. Des petites filles habituées à taire leur douleur, des peaux ouvertes, des plaies au coeur. Un corps de petite fille exhibée aux yeux de tous, comme une poupée parfaite, façonnée par le communisme et pour la gloire de la Roumanie.
Comment grandir sous la tyrannie permanente? La tyrannie qu’elle et son entraîneur impose à son corps, la tyrannie des journalistes et autres commentateurs sportifs, si prompts à la juger lorsqu’elle perdra ses courbes enfantines, la tyrannie enfin, d’un système politique qui récupère l’image de la jeune athlète pour en faire une vitrine du communisme à l’étranger, allant même jusqu’à lui imposer une idylle avec le fils du dictateur? En fuyant la Roumanie. En disparaissant aux yeux de ses persécuteurs. En devenant enfin elle-même. « Ne me cherchez pas car je suis nulle part.«
La petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon
Editions Actes Sud
978 2 33 027285
309p., 21€
Un article de Clarice Darling.
6 avril 2014 | Catégories: Romans Francophones | Tags: Actes Sud, athlète, Ceausescu, communisme, gymnastique, Jeux Olympiques, La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon, médaille, Montréal, Nadia Comaneci, Roumanie, sport | 1 commentaire
Signé Bookfalo Kill
En trouvant le corps d’un homme savamment empalé dans un hangar de la région parisienne, Razvan comprend qu’il a affaire à bien davantage qu’un crime atroce perpétré par un dément. Ses origines roumaines lui font aussitôt penser au supplice favori de Vlad Tepes, terrifiant comte transylvanien des âges obscurs plus connu de nos jours sous le nom de Dracula…
Conséquence inattendue, la nouvelle frappe de plein fouet la famille Radescu. Reclus dans leur demeure cachée au fond d’une suite de courettes, en plein coeur de Belleville, le patriarche Petre et les siens tentent d’accommoder leur condition de vampires – oui oui, des vampires, des vrais, comme dans Twilight mais en beaucoup mieux – aux impératifs de la société française contemporaine. Pas facile tous les jours… Alors, l’annonce de cette découverte macabre risque bien de ne pas arranger les choses !
A sa sortie, début 2011, certains se sont interrogés sur l’opportunité de publier ce livre, voire sur l’opportunisme possible de l’éditeur qui aurait cherché à « faire de l’argent » sur le dos de son célèbre auteur, en misant sur l’émotion ressentie par nombre de lecteurs à l’annonce de la mort de Thierry Jonquet, survenue brutalement en août 2009 des suites d’un accident vasculaire cérébral.
Le débat était inévitable, mais pour moi, il n’y a aucune ambiguïté. Pour l’amoureux de l’oeuvre de Jonquet que je suis, Vampires est autant un documentqu’un cadeau. Frustrant, certes, car il est impossible d’ignorer qu’il manque sans doute au moins un tiers, voire plus, à ce roman. Tout aussi impossible de ne pas relever quelques maladresses inhabituelles et d’en déduire que le texte n’a guère été relu ni corrigé par son auteur, et qu’il est livré presque brut – déjà remarquable, mais clairement inachevé, se concluant par deux dernières phrases prenant une saveur cruellement ironique après coup : « Un long travail commençait. Aussi routinier qu’incertain »…
En l’état, Vampires porte indéniablement la marque de Thierry Jonquet. Il révèle qu’une fois de plus, le romancier souhaitait nous proposer quelque chose de nouveau, de différent, d’audacieux, tout en traitant de certaines de ses obsessions : le rapport au corps, à la souffrance, à la vieillesse… Le tout situé à Belleville, son quartier.
Son ultime opus est habité de personnages incroyables (de la tribu Radescu au substitut Valjean, en passant par le légiste Pluvenage, déjà présent dans les Orpailleurs et Moloch), traversé de beaux moments autant que de scènes d’une violence qui serait insoutenable si elle n’était éclairée d’un humour aussi noir que salvateur.
Allez, pour le plaisir, un petit extrait, situé au début, alors que Razvan vient de découvrir le cadavre supplicié de l’empalé :
« Et soudain, d’une rotation puissante du bassin, il opéra un demi-tour et s’enfuit à toute allure. Sa hachette à la main, qu’il agitait en moulinets frénétiques au-dessus de sa tête, il dévala la pente menant au hangar. (…)
Ce n’était vraiment pas son jour de chance : alors qu’il parvenait, hors d’haleine, à proximité du bidonville, s’époumonant comme un damné, il aperçut les lueurs des phares des camionnettes d’une escouade de CRS qui avaient encerclé le campement et procédaient manu militari à l’évacuation de ses occupants. Sa survenue inopinée, une machette à la main, provoqua un certain émoi. Pour la faire courte, disons que les CRS se laissèrent aller à un mouvement d’humeur bien compréhensible. »
Ma seule véritable réserve au moment de la sortie en grand format du livre était son prix : 18€. Là, ça faisait cher le « cadeau »… Sa parution en poche aujourd’hui est une belle occasion de retrouver pour la dernière fois l’univers riche, inventif, puissant de l’un des plus grands auteurs français de polars de ces trente dernières années. N’hésitez pas.
Vampires, de Thierry Jonquet
Editions Points Seuil, collection Roman Noir, 2012
(Parution originale : éditions du Seuil, 2011)
ISBN 978-2-7578-2650-8
210 p., 6,50€
18 janvier 2012 | Catégories: Polars | Tags: Belleville, Cannibales Lecteurs, Dracula, empalement, inachevé, Points, Roumanie, Seuil, Thierry Jonquet, Valjean, Vampires, Vlad Tepes | 1 commentaire