Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq

Elle s’appelle Marie, mais depuis qu’elle est en fuite, elle se fait appeler Viviane. Autrefois, elle était psychothérapeute, elle était respectée et avait sa place dans un monde ultra-surveillé, mais cette période de sa vie est révolue. Avec d’autres personnes, également fugitives, elle se cache dans la forêt. Comme la plupart des autres, sa « moitié » l’accompagne – cette femme qui lui ressemble tant, faible néanmoins, si dépendante et vulnérable. Pressée par l’urgence et la peur, Marie écrit, dans le désordre, comme ça lui vient. Pour témoigner, pour expliquer. Pour que personne n’oublie, si quelqu’un doit un jour lire et comprendre ce qu’elle doit raconter.
Voilà un roman qui m’a laissé perplexe depuis que j’ai terminé de le lire, et le problème n’est pas résolu aujourd’hui. Je trouvais intéressant que Marie Darrieussecq en parle comme d’un livre qui s’est imposé à elle, et qu’elle a écrit dans l’urgence – une frénésie que le style du récit illustre parfaitement : chaotique, rapide, volontairement désordonné, parfois relâché comme celui d’une personne qui rédige sans se relire. Puis j’étais curieux de voir comme elle allait s’emparer des codes du genre dystopique dont relève Notre vie dans les forêts.
Après lecture, je ne suis pas convaincu qu’elle y apporte grand-chose de neuf. Pour le dire autrement, j’ai trop souvent pensé à d’autres œuvres, livres ou films, qui traitent (souvent mieux) de sujets similaires ou dont certaines images semblent avoir inspiré le travail de Darrieussecq.
En vrac, outre les références évidentes de la dystopie que sont 1984 ou Le Meilleur des mondes, j’ai retrouvé des traces de Minority Report (pour la description des « moitiés ») et d’A.I., deux films de Spielberg, mais aussi de The Island de Michael Bay (la référence est moins glorieuse, mais les intrigues sont étonnamment proches), ou encore Auprès de moi toujours, le magnifique roman de Kazuo Ishiguro – pour une raison que je ne peux dévoiler, histoire de préserver le mystère de ce livre autant que celui de Darrieussecq, les deux étant là encore assez voisins.
Peut-être ai-déjà trop lu ou vu d’œuvres de ce genre, mais ces cousinages m’ont gêné, et donné des clefs de compréhension pour anticiper la conduite et les enjeux du récit. Loin de moi l’idée que Darrieussecq a plagié les livres et films cités, mais de fait je trouve qu’elle n’a rien inventé dans ce registre, et son roman m’a peu surpris et peu ému.
Notre vie dans les forêts n’en est pas moins prenant, porté par son énergie narrative et son inquiétude philosophique ; symptomatique, aussi, des grandes peurs causées par les dérives de notre époque, à l’image des nombreux romans d’anticipation ou post-apocalyptiques qui paraissent depuis quelque temps. Néanmoins, à la différence de Dans la forêt, de Jean Hegland, ou du superbe Station Eleven d’Emily St John Mandel paru l’année dernière, la tentative de Marie Darrieussecq ne me marquera guère.
Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L., 2017
ISBN 978-2-8180-4366-0
192 p., 16€
A première vue : la rentrée P.O.L. 2017

A première vue, la rentrée des éditions P.O.L. est dans la lignée des bonnes habitudes de cette maison, mélange d’exigence, de qualité littéraire, d’originalité, le tout rehaussé à l’occasion d’une pincée de fantaisie. Deux grands noms de la maison mènent la danse cette année, auxquels s’ajoutent des auteurs moins médiatiques mais tout aussi fidèles du catalogue, pour une présentation de cinq titres solides et sérieux. Bref, si toutes les maisons d’édition pouvaient en faire autant…
LA GUERRE DES CLONES : Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq (lu)
Décidément, planter le genre du roman d’anticipation en pleine forêt semble à la mode. Après le très beau Dans la forêt de Jean Hegland, paru en début d’année chez Gallmeister, voici une autre histoire d’inspiration proche signée Marie Darrieussecq, qui surprend en prenant un chemin de traverse qu’elle n’avait d’ailleurs pas prévu d’arpenter. On y suit une ancienne psychothérapeute, réfugiée donc dans une forêt avec d’autres personnes, fuyant un monde qui les menace. En leur compagnie, des êtres qui leur ressemblent fortement – et pour cause, ce sont des clones… Une curiosité qui m’a laissé un peu perplexe, mais dont on devrait parler.
BONS PETITS DIABLES : Les vacances, de Julie Wolkenstein
Parmi les premiers films d’Eric Rohmer figure une adaptation des Petites filles modèles de la Comtesse de Ségur, long métrage tourné en 1952, hélas inachevé et disparu. En 2016, une professeur d’université à la retraite, spécialiste de la Comtesse, et un étudiant dont la thèse porte sur les films introuvables, partent ensemble en Normandie sur les traces du tournage… En dépit de mon manque total d’intérêt pour l’œuvre de Rohmer et de mon aversion pour celle de la Comtesse de Ségur, je reconnais que nous avons là une proposition romanesque pleine de curiosité et de piquant, qui s’annonce plutôt amusante par-dessus le marché.
LA MARCHE DE L’EMPEREUR : La Fonte des glaces, de Joël Baqué
Un charcutier à la retraite trouve un manchot empereur dans une brocante. Il ne lui en faut pas plus pour s’embarquer dans un long périple, de l’Antarctique au grand Nord pour finir à Toulon, voyage initiatique durant lequel il se découvre autant qu’il devient l’incarnation de la lutte contre le réchauffement climatique. Là aussi, voilà un point de départ peu banal, qui pourrait valoir le coup d’œil !
ABRAHAM ET FILS 2 : Les histoires de Franz, de Martin Winckler
Le chapeau introductif ci-dessus n’est pour une fois pas une boutade, puisque ce nouveau roman est bel et bien la suite d’Abraham et fils, la précédente fiction de Martin Winckler, auteur des sublimes La Maladie de Sachs ou Le Choeur des femmes. Une entreprise romanesque d’inspiration autobiographique dans laquelle, après avoir raconté l’arrivée en France d’un père médecin et de son jeune fils ayant fui l’Algérie au début des années 60, Winckler raconte les nouvelles aventures de son attachante famille, cette fois dans les années 1965-1970. Abraham et fils était un roman doux, tendre, chaleureux ; on en espère évidemment autant de celui-ci.
CITÉ RADIEUSE : Tout un monde lointain, de Célia Houdart
Deux jeunes gens pénètrent clandestinement dans la villa E-1027, conçue par l’architecte américaine Eileen Gray à Roquebrune-Cap-Martin. Ils y rencontrent Gréco, une vieille femme, ancienne décoratrice, qui veille jalousement sur ces lieux si spéciaux. Là, tous trois s’affrontent, se découvrent, tentent de s’apprivoiser, tandis qu’en remontant le cours des vies, on découvre l’histoire d’une communauté artistique, Monte Verità, où évoluèrent Isadora Duncan, Herman Hesse, Kandinsky ou Jung…
L’Intrus, de Paul Harper
Signé Bookfalo Kill
Vera List, célèbre psychothérapeute pour le beau linge de San Francisco, se rend compte que deux de ses patientes ont, sans le savoir ni se connaître, le même amant. Plus grave : celui-ci exerce une pression psychologique redoutable sur les deux jeunes femmes, en faisant référence à des secrets qu’elles n’ont confiés à personne – hormis Vera List. L’homme a donc forcément accès aux dossiers professionnels, pourtant soigneusement gardés à l’abri, de la psy…
Pour mettre un terme à une situation aussi inconfortable que périlleuse, Vera List fait appel aux services de Marten Fane, privé d’un genre très spécial, de ceux qui sont capables de résoudre en toute discrétion les problèmes les plus embarrassants. Par tous les moyens s’il le faut.
Sur le papier, certains romans sont très prometteurs : une bonne idée, la possibilité de rebondissements et de surprises, un contexte psychologique riche, des personnages intéressants. Et puis, une fois lus, il ne reste pas grand-chose de tout ceci, sinon la sensation d’être passé à côté de quelque chose de beaucoup mieux.
C’est le cas de cet Intrus, un thriller à classer dans la catégorie « il y a avait tout pour, mais… »
Il y avait tout pour rencontrer des personnages forts et incarnés : des blessures, des fêlures psychologiques, des doutes, de la peur, de la détermination… Mais jamais les premiers rôles ne quittent leurs deux dimensions de papier. Ni Fane, ni Vera List, ni les deux femmes victimes ne sont assez attachants pour que l’on tremble ou soit ému pour eux. Quant aux seconds couteaux, ils sont le plus souvent limités à un nom, parfois à une fonction, à tel point qu’on les mélange tous et qu’on se moque totalement de leur existence.
Il y avait tout pour évoluer dans un cadre formidable : San Francisco est une ville exceptionnelle, un décor de roman idéal. Mais de ce point de vue, le guide du Routard est sans doute plus palpitant que les maigres descriptions sans imagination abandonnées ça et là par Paul Harper, quand son récit l’oblige à s’y plier.
Art de la description que le romancier ne maîtrise d’ailleurs pas du tout de manière générale. Les bons auteurs savent meubler leurs arrière-plans de menus détails – une tasse, une plante verte, une enseigne clignotante – qui donnent un charme, une personnalité unique au roman. Chez Harper, cela n’arrive jamais ou quasi. Et cela manque.
Il y avait tout pour happer le lecteur et le tenir en haleine : une intrigue psychologique, à base de manipulation, quoi de mieux ? Mais jamais le rythme n’accélère, jamais Harper ne prend de chemin inattendu ni n’élève la tension, pas même à la fin, d’ailleurs assez plate, voire curieusement elliptique, comme si l’auteur avait eu peur d’aller au bout de son sujet et d’énoncer quelques vérités moches à entendre.
Car il y avait également tout pour élever le débat et nourrir le roman d’un regard et d’un engagement d’auteur : dans l’Intrus, il est notamment question des tortures sordides que les États-Unis se sont « autorisés » à accomplir après le 11 septembre. Mais Harper ne fait qu’effleurer le sujet, l’utilise comme un rapide élément d’explication psychologique, sans aller plus loin.
Cet Intrus m’a donc déçu. Certes, je l’ai lu sans ennui, parce que Paul Harper a plutôt bien construit son histoire, et qu’on a envie de savoir comment cela va se terminer (malheureusement sans relief). Mais le tout manque si cruellement de chair, d’intensité, de vérité qu’à aucun moment je ne me suis senti véritablement impliqué dans l’histoire. Dommage.
L’Intrus, de Paul Harper
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2012
ISBN 978-2-07-013363-5
296 p., 19,50€