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À première vue : la rentrée Grasset 2021


Intérêt global :


Après m’être dépatouillé sans trop de peine des présentations de rentrée Flammarion et Gallimard, je m’étais détendu, ravi d’aborder les programmes à la fois plus modestes en quantité et plus excitants en curiosité des petites et moyennes maisons. Hélas, j’avais oublié Grasset. (Et Stock, qui viendra plus tard – chaque peine en son temps.)
Grasset, donc. Grasset et ses quatorze nouveautés (eurk). Pour me consoler, je pourrais vous dire que nous sommes en 2021, et qui dit année impaire, dit nouveau roman de Sorj Chalandon. C’est le cas, et si les amateurs de son œuvre s’y retrouveront sans doute, je trouve ce livre curieusement schizophrène – on en reparlera en temps voulu.
On signalera aussi le transfert – étonnant à mes yeux – de Léonor de Récondo, en provenance des éditions Sabine Wespieser dont elle éclairait le catalogue depuis quelques années, et dont le nom sur la couverture jaune de Grasset me paraît anachronique. À suivre, donc.
Pour le reste… hé bien, c’est du Grasset. Soit un programme hétérogène mais assez prometteur, avec des habitués, de possibles belles curiosités (pensée émue pour Nicolas Deleau, dont j’avais adoré par surprise, l’année dernière,
Des rêves à tenir), et pas mal de titres promis à un effacement rapide des tables de librairie comme des mémoires. Le jeu classique des gros éditeurs en rentrée littéraire, en somme.


NOUS SOMMES TOUS LES ENFANTS DE QUELQU’UN


Enfant de salaud, de Sorj Chalandon (lu)

C’est du pur Chalandon. Je dirais même : sans surprise. Puisant comme souvent dans son expérience de journaliste, le romancier choisit cette fois de prendre comme cadre historique le procès de Klaus Barbie, qu’il couvrit à Lyon en 1987 pour Libération. À cette restitution souvent poignante et douloureuse, il mêle (à nouveau) l’histoire de son père, dévoilant peu à peu le passé très complexe, presque schizophrène, de ce dernier pendant la Seconde Guerre mondiale.
Jusqu’à présent, Chalandon s’était toujours refusé à choisir un journaliste comme héros-narrateur, craignant le mélange des genres et préférant éviter les codes de l’auto-fiction. La décision était bonne, il aurait dû s’y tenir : mélange des genres il y a, et cette idée de mixer le procès Barbie (sans mise en perspective littéraire de l’événement) et la vie de son père ne fonctionne pas très bien. En tout cas, le dispositif m’a paru artificiel.
Ce qui n’empêche pas le roman d’être riche de belles pages, dures et émouvantes, dont Sorj Chalandon a le secret. Et fait regretter qu’il n’ait pas focalisé sur l’histoire de son père, tellement incroyable et fascinante qu’elle aurait mérité un livre à elle toute seule.
Pour moi, il manque à ce livre la mise à distance qui avait donné toute leur force au Quatrième mur, à Mon traître et au Retour à Killybegs. Mais les amateurs de la plume cœur battant de Chalandon s’y retrouveront sans aucun doute.

Mise à feu, de Clara Ysé (en cours)

Nine, six ans, et Gaspard, huit ans, vivent avec leur mère, l’Amazone, sous l’œil de leur pie Nouchka. Mais un incendie ravage leur maison, et les deux enfants se retrouvent confiés à leur oncle, l’inquiétant Lord, tandis que leur mère prend le large vers le sud. Tous les mois, elle leur écrit la promesse de se retrouver bientôt dans un nouveau refuge d’amour. Devenus adolescents, Nine et Gaspard décident de prendre leur destin en main…
Je crois beaucoup à l’instinct. Le mien me pressait de me pencher sur ce livre qui m’intriguait autant que m’avait attiré le merveilleux Pense aux pierres sous tes pas d’Antoine Wauters (Verdier, 2018). Bien entendu, de ce que j’ai lu de Mise à feu, les deux textes n’ont rien à voir, et ce premier roman est loin d’être aussi puissant, engagé et irradiant que Pense aux pierres. Néanmoins, il s’en dégage une atmosphère singulière, tressée par une écriture soignée, qui m’incite à pousser plus loin ma curiosité pour découvrir ce que Clara Ysé cherche à dire au final.
Là aussi, on en reparle à la rentrée.

Revenir à toi, de Léonor de Récondo (en cours)

Magdalena, une comédienne réputée qui se prépare à monter sur scène à Avignon pour jouer l’Antigone de Sophocle, apprend qu’on vient enfin de retrouver sa mère, disparue depuis trente ans. Toutes affaires cessantes, elle prend le premier train vers le sud-ouest, où se cache Apollonia, prête à mettre à nu sa vie toute entière dans ces retrouvailles si attendues.
Léonor de Récondo a donc quitté son éditrice historique, Sabine Wespieser. « Fin de route artistique en commun », d’après les deux protagonistes. Ce sont des choses qui arrivent.
À la lecture des premières pages (je ne suis guère avancé, ce n’est donc qu’une première impression), je crois comprendre pourquoi. Je ne reconnais pas le style de la romancière, sa manière poétique et musicale d’empoigner son histoire dès les premières lignes pour dérouler sa partition avec une évidence lumineuse. Cela viendra peut-être au fil des pages. Je croise les doigts pour que ce soit le cas. Avis complet à suivre à la rentrée.

La Carte postale, d’Anne Berest

En 2003, l’écrivaine reçoit une carte postale anonyme sur laquelle sont notés les prénoms des grands-parents de sa mère, de sa tante et de son oncle, morts à Auschwitz en 1942. Elle enquête pour découvrir l’auteur de cette missive et plonge dans l’histoire de sa famille maternelle, les Rabinovitch, et de sa grand-mère Myriam qui a échappé à la déportation.

La France goy, de Christophe Donner

Henri Gosset, le grand-père de l’écrivain, arrive à Paris en 1892. Il rencontre Léon Daudet qui l’initie à l’antisémitisme et lui présente de professeur Bérillon, célèbre hypnotiseur. Henri devient professeur dans son École de psychologie. Il tombe amoureux de Marcelle Bernard, institutrice anarchiste.
Une saga familiale aux sources de l’antisémitisme en France et de la montée des nationalismes.


LE C(H)OEUR DES FEMMES


S’il n’en reste qu’une, de Patrice Franceschi

Une journaliste occidentale enquête sur deux membres d’un bataillon de femmes kurdes combattant Daech. Impossible, cependant, de comprendre et restituer leur dévouement inflexible à la cause, la pureté de leur engagement et la grandeur tragique de leur destin, sans se perdre à son tour. Dépassant son statut de journaliste, la narratrice se lance à corps perdu dans un voyage initiatique jusqu’au bout des plus grands idéaux, dans le chaos des guerres humaines.
Nouveau roman de l’écrivain voyageur doté d’une plume inspirée et envoûtante, et d’une finesse souvent confondante dans la compréhension de l’esprit humain.

Le Rire des déesses, d’Ananda Devi

Ce n’est pas parce que vous ne valez rien aux yeux des autres que vous n’êtes rien.
Veena est une prostituée d’une ville pauvre du nord de l’Inde. Elle a une fille de dix ans, Chinti, que toutes les femmes du quartier ont prise sous son aile – en particulier Sadhana, qui est une hijra, une femme née dans un corps d’homme.
Un swami (un homme de Dieu) tombe amoureux de la petite Chinti. Persuadé qu’elle est une réincarnation de la déesse Kali et qu’elle sera capable de le rendre lui-même divin, il la kidnappe et l’emmène en pèlerinage. Sans se douter que Veena et Sadhana, la prostituée et la hijra, les plus méprisées des créatures humaines, se lancent à sa poursuite pour le tuer et sauver Chinti…


Loin, à l’ouest, de Delphine Coulin
Le destin de quatre femmes d’une même famille sur plus d’un siècle : Georges qui porte un nom d’homme, Lucie, sa belle-fille détestée puis aimée, sa petite-fille Octavie, à la beauté étrange, et son arrière petite-fille Solange qui enquête sur son aïeule. Leurs histoires révèlent le poids qui pèse sur les femmes et comment la puissance de l’imagination peut être salvatrice.

Rien que le soleil, de Lou Kanche
Une enseignante mutée à Garges-lès-Gonesse traîne sa jeunesse sans relief. Jusqu’au jour où elle remarque l’un de ses élèves de première, et que ses s’embrasent. Affolée par l’interdit, elle finit par prendre la fuite, échoue à Marseille où elle retrouve un ami d’enfance qui lui fait découvrir les secrets d’un monde de violence dont elle ignorait tout. Jusqu’à ce que, sous le soleil brûlant de l’été, s’ouvre la perspective d’aller encore plus loin, de l’autre côté de la Méditerranée, vers la promesse d’Alger…
Comme je crains beaucoup le soleil, je vous laisse bien volontiers ce premier roman.

Jewish Cock, de Katarina Volckmer
(traduit de l’anglais par Pierre Demarty)

Je me vois déjà traduire le titre à mes clients non-anglophones… Bref, voici le monologue d’une jeune femme chez son gynécologue, où elle se livre sans détour sur sa vie sexuelle, son obsession pour les sex-toys et ses fantasmes, qui répondent aussi à une évasion loin du carcan familial et du poids de l’Histoire.


LE POIDS DE L’HISTOIRE


Delta Blues, de Julien Delmaire

Gros pavé (500 pages) que ce quatrième roman du slameur Julien Delmaire, dont j’avais lu sans grande émotion le précédent, Minuit, Montmartre.
Loin de Paris, il nous entraîne cette fois dans le delta du Mississippi en 1932, où un couple de jeunes gens noirs et pauvres s’efforce de sauvegarder la force de son amour dans une Amérique brûlée de soleil et dévorée par les flammes terrifiantes du Ku Klux Klan, sur fond de musique blues.

Les prophètes, de Robert Jones, Jr.
(traduit de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg)

On reste au Mississippi mais on remonte encore un peu dans le temps, pour atterrir dans les champs de coton, ceux de la famille Halifax que cultivent des centaines d’esclaves. Si les conditions de vie sont sordides et le quotidien violent, Isaiah et Samuel ont la chance d’y échapper un peu car, responsables des chevaux de l’exploitation, ils ont le droit de dormir à l’écurie, à l’écart des autres. C’est aussi là qu’ils peuvent cacher leur amour.
Hélas, sous l’influence d’Amos, un autre esclave, la bonne parole des Évangiles se répand dans les rangs, stigmatisant plus que jamais la passion secrète des deux hommes… Et le retour du fils Halifax, qui s’intéresse bientôt de près à Isaiah et Samuel, les met encore plus en danger.
Ce premier roman vient s’ajouter à ceux, de plus en plus nombreux, qui s’emparent de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis. Preuve que cette blessure n’est pas près de se refermer – si elle peut un jour être soignée.

Le Dernier tribun, de Gilles Martin-Chauffier

On remonte encore dans le temps, radicalement cette fois, puisque nous voici à Rome, en pleine Antiquité.
Un philosophe grec, Metaxas, y relate l’affrontement épique entre Cicéron, héraut du peuple qui défend en réalité les intérêts du Sénat et de l’aristocratie, et Clodius, qui se fait élire tribun de la plèbe. Leur bataille devient plus acharnée encore lorsque le premier prend le parti de Pompée, et le second celui de César. S’ensuivent dix années de lutte féroce, jusqu’à la chute de la République romaine.
Un choix de sujet et d’époque qui a le mérite de changer radicalement de ce qu’on peut lire d’habitude.

Passage de l’Union, de Christophe Jamin

Étonnant premier roman. Il met un scène un avocat amené à défendre, lors d’un procès d’assises, un homme dont le crime s’explique par la disparition de sa sœur durant la Seconde Guerre mondiale, dans les mêmes circonstances qu’une certaine… Dora Bruder, rendue célèbre par un roman de Patrick Modiano.
Or, l’écrivain assiste lui-même au procès, et il décide d’aider l’avocat à retrouver la trace de la sœur de l’accusé. Une quête qui va les amener à s’intéresser à un certain Joseph Joanovici, un ferrailleur ayant fortune en collaborant avec l’Allemagne et plus connu sous le sobriquet de Monsieur Joseph…


BILAN


Déjà lu :
Enfant de salaud, de Sorj Chalandon

Lectures en cours :
Mise à feu, de Clara Ysé
Revenir à toi, de Léonor de Récondo

Lecture certaine :
S’il n’en reste qu’une, de Patrice Franceschi

Lecture potentielle :
Les prophètes, de Robert Jones, Jr.

Lectures hypothétiques :
La Carte postale, d’Anne Berest
Le Rire des déesses, d’Ananda Devi

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A première vue : la rentrée Gallmeister 2017

Toujours dévouées à l’Amérique, les éditions Gallmeister voient apparaître dans leurs propositions de rentrée la patte de François Guérif, ancien grand patron du catalogue noir des éditions Rivages. En effet, ce dernier rejoint l’éditeur à la patte d’ours avec l’un de ses auteurs et la réédition d’un grand texte de la littérature américaine. A côté de cela, il faudra garder à l’œil le talent de défricheur d’Oliver Gallmeister qui, après le succès marquant de Dans la forêt de Jean Hegland en début d’année, lance une nouvelle romancière dont on parlera sûrement – même si, de notre côté, nous ne crierons pas au génie cette fois-ci.

Fridlund - Une histoire des loupsTHE HAND THAT ROCKS THE CRADLE : Une histoire des loups, d’Emily Fridlund (lu)
(traduit de l’américain par Juliane Nivelt)
Une adolescente, Madeline, entre peu à peu dans la vie d’une famille qui vient d’emménager en face de chez elle, de l’autre côté d’un lac. Tandis que le père s’absente souvent, Madeline s’occupe de plus en plus du petit garçon de la famille, sans se douter de ce qui se trame dans ce foyer beaucoup moins innocent qu’il n’y paraît… D’emblée, le ton de la romancière s’avère inhabituel, un peu dérangeant ; mais le trouble n’opère pas longtemps. J’ai vite fini par m’ennuyer dans ce premier roman qui ne raconte pas grand-chose et tire en longueur une intrigue prévisible. Pas convaincu du tout.

Stegner - L'Envers du tempsTHUNDER ROAD : L’Envers du temps, de Wallace Stegner
(traduit de l’américain par Eric Chedaille)
De Wallace Stegner, romancier sans doute trop méconnu chez nous, Gallmeister ajoute ce titre inédit qui fait suite à son chef d’œuvre d’inspiration autobiographique, La Montagne de sucre. On y retrouve son double romanesque, Bruce Mason, de retour dans sa ville natale, Salt Lake City, qu’il avait quittée adolescent avec la rage au ventre et la volonté de réussir. Tout en organisant les funérailles de sa tante, il se confronte aux souvenirs de sa jeunesse.

Boyle - Tout est briséLIKE A ROLLING STONE : Tout est brisé, de William Boyle
(traduit de l’américain par Simon Baril)
François Guérif avait désigné Gravesend, le premier roman de William Boyle, comme numéro 1000 de la collection Rivages/Noir. Un choix symbolique qui prouvait la confiance placée par l’éditeur dans son auteur – confiance qui se perpétue donc chez Gallmeister. Boyle nous ramène à Gravesend, quartier pauvre de Brooklyn, où Erica tente de tenir entre son père qui sort de l’hôpital et son fils Jimmy qui revient après une longue errance à travers le pays. Un retour bien compliqué néanmoins, car Jimmy étouffe à Brooklyn et n’entend pas y rester…

Cooper- Le Dernier des MohicansI AM NATIVE AMERICAN : Le Dernier des Mohicans, de James Fenimore Cooper
(traduit de l’américain par François Happe)
Les cinéphiles ont sûrement en tête le visage de Daniel Day-Lewis, héros de l’adaptation sur grand écran de ce livre fondateur de la littérature américaine. Paru en 1826, le roman de Cooper n’avait pas connu de traduction intégrale en français depuis… 1830 ! Par la volonté de Guérif, cette aberration est désormais réparée, et la traduction de François Happe vient enrichir le catalogue « classique » que Gallmeister entend développer, à la suite des nouvelles parutions cette année dans la collection Totem des titres de Thoreau, Walden et la Désobéissance civile.

Farris - Le Diable en personneSYMPATHY FOR THE DEVIL : Le Diable en personne, de Peter Farris
(traduit de l’américain par Anatole Pons)
Deuxième parution en Néo Noire de Peter Farris, ce roman sombre nous entraîne en Géorgie du Sud où Maya, 18 ans, vient d’échapper à une tentative d’assassinat. Prostituée sous la coupe du terrifiant Mexico, elle est devenue la favorite du maire et a ainsi découvert de bien sinistres projets, ce qui manque causer sa mort. Mais Leonard Moye, un type solitaire et excentrique, la prend sous sa protection…


A première vue : la rentrée Sabine Wespieser 2017

Comme l’année dernière, Sabine Wespieser aligne trois auteurs sur la ligne de départ, deux Françaises (oui, que des dames) et un Indonésien. Trois écrivains déjà publiés par cette formidable petite maison, qui confirme sa solidité, sa régularité et son sens de la prise de risque littéraire. Même si cela peut malheureusement déboucher sur un échec…

Récondo - Point cardinalDÉBOUSSOLÉ : Point cardinal, de Léonor de Récondo (lu)
La jeune romancière poursuit son travail d’exploration en matière d’identité sexuelle et personnelle. Après Amours, où elle narrait la passion au début du XXème siècle entre une femme de la bourgeoisie provinciale et sa servante, voici qu’elle aborde la question de la transsexualité. Après avoir mené des années de vie tranquille avec son épouse et leurs deux enfants, Laurent se travestit et découvre qu’il se sent mieux dans ces atours féminins. Commence alors le long chemin de la révélation et de l’acceptation…
Léonor de Récondo est sûrement sincère et pleine de bonnes intentions, mais son traitement de ce sujet paraît au final trop enthousiaste et angélique pour être crédible. Une relative déception.

Richeux - Climats de FrancePILIERS DE LA TERRE : Climats de France, de Marie Richeux
Climat de France, c’est le nom d’un bâtiment construit par Fernand Pouillon à Alger. En le découvrant en 2009, Marie est saisie d’un bouleversement qui la renvoie à son enfance, incarnée par l’immeuble où elle grandi à Meudon-la-Forêt, conçu par le même architecte. Entre ces deux lieux, entre ces différentes époques, elle se met alors à tisser des liens au fil de différentes histoires qui se répondent. C’est l’un des nombreux romans où il sera question d’Algérie en cette rentrée, par un effet de concomitance qui, pour une fois, ne répond à aucune célébration particulière.

Kurniawan - Les Belles de HalimundaWALKING DEAD : Les Belles de Halimunda, d’Eka Kurniawan
(traduit de l’indonésien par Étienne Naveau)
Une femme sort de sa tombe 21 ans après sa mort, et traverse la ville d’Halimunda, où elle exerça le plus vieux métier du monde, pour retrouver la dernière de ses quatre filles. Après avoir mis au monde les trois premières, dont la beauté sidérante leur avait valu de nombreuses souffrances, Dewi Ayu avait émis le vœu que sa dernière-née fût laide. Elle avait été exaucée, mais cela n’empêche pas la jeune femme d’être courtisée par un homme mystérieux – et c’est cet événement qui convainc Dewi de revenir d’entre les morts.
En remontant le temps, c’est l’occasion de parcourir un siècle d’histoire indonésienne, de la domination néerlandaise à l’indépendance en passant par la terrible dictature de Soeharto. Deuxième roman de Kurniawan à paraître en France, après L’Homme-Tigre, mais son premier dans l’ordre d’écriture.


Lagos Lady, de Leye Adenle

Signé Bookfalo Kill

On l’avait pourtant averti : à Lagos, il vaut mieux éviter de sortir seul, surtout la nuit. Mais Guy Collins n’est pas journaliste (anglais de surcroît) pour rien ; dès le soir de son arrivée, il décide de se rendre dans un bar du centre, histoire de toucher de près l’ambiance de la ville. Et il va être servi. Au bout de quelques minutes, une foule paniquée envahit l’établissement, après que le cadavre mutilé d’une prostituée a été jeté d’un 4×4 en pleine rue. Toujours aussi curieux, flairant le scoop, Guy sort du bar pour essayer d’en savoir plus. Seul Blanc dans les parages, il ne manque pas de se faire remarquer, et est arrêté par la police, espérant trouver en lui un suspect d’autant plus idéal qu’il est étranger.
Assez mal embarqué, le journaliste reçoit pourtant l’aide providentielle d’Amaka, une jeune femme aussi déterminée qu’audacieuse. Une intervention qui ne doit évidemment rien au hasard, et qui va jeter Guy dans l’enquête la plus sombre et dangereuse de sa carrière…

Adenle - Lagos LadyAttention, révélation ! Le Nigérian Leye Adenle, qui vit aujourd’hui à Londres, signe une entrée fracassante dans le monde du polar. Lagos Lady, c’est un peu sur le fond la trilogie Millenium revue et corrigée à la sauce nigériane, et survitaminée en mode tarantinesque. Violent, sensuel, très chaud (dans tous les sens du terme), ce premier roman nous plonge dans l’atmosphère bouillonnante de la plus grande ville africaine, pointant du doigt aussi bien la corruption des élites ou de la police, l’opulence suspecte de certains de ses habitants que la misère de la plupart, notamment d’innombrables jeunes femmes contraintes à la prostitution et exposées aux pires des sévices.

D’où mon rapprochement avec Millenium, l’oeuvre de Stieg Larsson stigmatisant au fil de ses trois tomes les violences dont sont victimes les femmes. Abus sexuels, meurtres rituels et cruautés en tous genres sont également au menu de l’enquête menée bon gré mal gré par Guy Collins, un peu dépassé par les événements – d’autant que ce n’est pas précisément le journaliste le plus indiqué pour ce genre d’investigation, étant donné que c’est la Adenlepremière fois qu’il quitte l’Angleterre… Pour le coup, Guy est loin d’être Mikael Blomqvist, et sa maladresse fait beaucoup pour le rendre attachant. A ses côtés, l’envoûtante et mystérieuse Amaka joue volontiers les Lisbeth Salander, moins pour ses qualités informatiques que pour sa ténacité, son courage et son obstination à parvenir à ses fins.

Autour de ce duo, Leye Adenle fait évoluer toute une galerie de personnages hauts en couleurs, la plupart fous furieux, et nous fait suivre leurs trajectoires en parallèle au fil d’une intrigue tortueuse, menée à un rythme infernal. Clairement, le romancier s’amuse et s’autorise tout, guidant ses héros vers un final spectaculaire et poisseux où ça flingue à tout va.
Surtout, il nous laisse sur un cliffhanger de chien, qui nous fait attendre la suite avec une impatience brûlante… Leye Adenle étant par ailleurs l’un des plus chouettes gars qu’on puisse imaginer (pour avoir passé trois jours à ses côtés pendant les derniers Quais du Polar, je peux l’affirmer sans risque), on a vraiment hâte de le retrouver !

Lagos Lady, de Leye Adenle
(Easy Motion Tourist, traduit de l’anglais par David Fauquemberg)
Éditions Métailié, 2016
ISBN 979-10-226-0453-6
335 p., 20€


Danse noire, de Nancy Huston

Signé Bookfalo Kill

Le scénariste Milo Noirlac est mourant, cloué sur son lit d’hôpital. A son chevet, son ami et amant, le réalisateur Paul Schwartz, se prend alors à imaginer un dernier projet commun : écrire une vaste fresque qui retracerait la vie de Milo, mais également celle de ses ancêtres sur les deux générations précédentes, en suivant en particulier la vie misérable de sa mère Awinita, une prostituée indienne, et celle de Neil Kerrigan, fabuleux grand-père quasi chassé de son Irlande natale où il avait rêvé trop fort d’indépendance – un crime contre les Anglais tout-puissants au début du XXème siècle.
L’espace d’une nuit fiévreuse, au rythme de la capoeira que Milo dansait si bien, le rêve d’un grand film se dessine peu à peu…

Il y a certains livres que l’on commence à lire par plaisir et que l’on termine par devoir. Je ne prétendrai pas être un spécialiste de l’œuvre foisonnante de Nancy Huston, mais les trois romans que j’avais lus d’elle auparavant m’avaient plu, voire totalement emballé (Lignes de faille et Instruments des ténèbres). C’est donc avec peine que j’ai dû lutter pour achever la lecture de Danse noire, en ayant à chaque page vaincue la même pensée : « ce livre n’est pas mauvais, c’est juste qu’il me résiste et que je le trouve ennuyeux. »

Huston - Danse noireIl y a plusieurs raisons à cela, la première est formelle et bizarrement paradoxale : la plupart des dialogues des chapitres consacrés à Awinita, ainsi que certains de Neil et Milo, sont écrits en anglais. Le procédé fait totalement sens, dans la mesure où le roman aborde la question de l’identité, à la fois personnelle, historique et nationale, une problématique fondamentale au Québec et au Canada ; le choix de la langue est dans cette perspective un enjeu très important, ainsi que le fait de devoir lutter pour s’approprier une existence linguistique que l’on n’a pas forcément envie d’adopter.
Puis Danse Noire est en partie sous l’influence de James Joyce, dont le monstre littéraire Finnegans Wake mélange lui aussi les langues (mais à un niveau beaucoup plus complexe).
Néanmoins, ce jonglage permanent entre français et anglais est difficile à soutenir, en tout cas mon cerveau n’a jamais pu s’y habituer – et ce ne sont pas les traductions en québécois rustique (!), livrées par Nancy Huston elle-même en note de bas de page, qui peuvent vraiment aider… Du coup, la lecture est souvent laborieuse, hachée, alors même que l’on sent toute l’importance de ce qui se joue à travers ce choix narratif osé.

Puis la construction du livre manque d’évidence, de transparence, alors même que la narration est linéaire pour chacun des trois personnages. Le mélange des trois histoires a cette fois quelque chose d’artificiel, brouille l’ensemble du récit et ne lui apporte pas grand-chose. Surtout que Danse Noire est censé suivre l’écriture sur le vif du scénario, comme l’indiquent les fréquents « ON COUPE » à la fin des scènes, où certaines parenthèses où Paul Schwartz envisage la réalisation ou discute la pertinence de telle ou telle séquence) : le déroulé du film s’avère énigmatique, et j’aurais franchement peur de m’endormir au cinéma si je devais aller voir le résultat final sur grand écran.

Sans parler du fait que certaines histoires sont plus intéressantes que d’autres : celle d’Awinita tourne ainsi très vite en rond, répétant les scènes où la prostituée couche avec ses clients et celle où elle se dispute avec son amant Declan, futur père de Milo, sans que cela nourrisse l’intrigue. Comme ce sont les passages où il y a le plus de jonglage entre l’anglais et le français, cela n’aide pas… Et une fois de plus, j’ai eu l’impression de passer à côté de quelque chose, puisque avec ce personnage, Huston évoque la situation particulière des « Natives », les Indiens du continent nord-américain, privés de tout droit et de tout respect aussi bien aux Etats-Unis qu’au Canada. Encore un sujet essentiel, pourtant pas assez explicité.

Enfin, si l’enfance et la jeunesse de Milo font partie des plus beaux passages du livre, le personnage perd de sa force en grandissant, réduit à une caricature droguée et baisant à tout-va qui méritait mieux que cela – d’autant que l’auteur esquisse quelque chose avec sa découverte du Brésil et de la capoeira, dont les mouvements sont censés rythmer l’ensemble du récit, mais finit par bâcler cet aspect, dans une conclusion expéditive, assortie d’une surprise, certes, mais qui manque de crédibilité et de force.

Bref, si les sujets sont présents dans le roman, palpables mais pas totalement saisissables, si certaines idées ou certains passages parviennent à emporter le lecteur, Danse Noire a quelque chose d’inachevé qui m’a laissé sur ma faim et plus ennuyé qu’autre chose. Une demie-déception.

Danse Noire, de Nancy Huston
Éditions Actes Sud, 2013
ISBN 978-2-330-02265-5
348 p., 21€