Presqu’îles, de Yan Lespoux
Éditions Agullo, coll. Agullo Court, 2021
ISBN 9791095718901
192 p.
11,90 €
Tu connais le Médoc ? Si oui, tu y vis peut-être. Ou tu y as passé suffisamment de temps, en vacances ou quoi, pour pouvoir me répondre avec aplomb : « Ouais mon gars, je connais le Médoc. »
Et toi, tu ne connais pas le Médoc ? Ben moi non plus. Je n’y suis jamais allé. Pas par défiance ou manque d’intérêt, hein. C’est juste qu’on ne peut pas aller partout.
De toute façon ce n’est pas grave. Tu peux maintenant (re)découvrir ce coin de France sans bouger tes orteils plus loin que ta librairie. Là, tu demandes Presqu’îles, de Yan Lespoux, aux éditions Agullo, et hop !, c’est parti. Dépaysement assuré, le tout sans prendre le risque de te faire traiter de Parisien parce que tu n’es pas du coin.
Ou pire, de Bordelais.
Blague à part, je ne vais pas être original, étant donné que la blogosphère et nombre de libraires l’ont déjà fait avant moi, mais je veux vous dire tout le bien que je pense de Presqu’îles.
D’abord parce que ces textes, ancrés dans un décor bien précis, avec ses paysages de landes, de dunes, de bord de mer, mais aussi de forêts sauvages, de pistes cahoteuses qui se perdent dans les bois, ces textes qui racontent le Médoc véritable en long en large et en travers, ces textes sont tout sauf de la « littérature régionale » ou « de terroir ». Je mets des guillemets parce que l’expression est devenue péjorative, à force d’être galvaudée par d’innombrables parutions peu qualitatives débouchant parfois sur des téléfilms France 3 médiocres ou des sagas de l’été TF1.
Je mets des guillemets pour ne pas que vous vous braquiez parce que vous détestez ce genre de productions dénuées de saveur. Ce serait dommage. Presqu’îles est une ode pudique au Médoc quotidien, à son rythme, à ses habitants, à ses habitudes. Oui, mille fois oui, et c’est passionnant.
Mais cet art de l’observation local, du cliché ethnographique, Yan Lespoux le place entièrement au service de la littérature – dans ce pays magique, dénué de frontières, où les caractères deviennent des personnages emblématiques, des figures représentatives, qui en disent plus long que ce qui est écrit, et où les paysages, bien que précis, en évoquent tant d’autres, ailleurs ou intérieurs.
Les personnages de Presqu’îles sont familiers, on les connaît, on les croise tous les jours, même sans vivre dans le Médoc ni y être jamais allé. Ils sont nos voisins, nos amis, nos ennemis, parfois nous aussi. Ils résonnent en profondeur, avec empathie. Ils nous touchent, nous révoltent, nous attendrissent, parce que Yan Lespoux, de son écriture tout en retenue, dénuée de pathos, leur donne une humanité à la fois singulière, proche et indispensable.
On passe par tous les états d’esprit au fil des nouvelles du recueil. Certaines sont drôles, d’autres tragiques. D’autres encore discrètement poétiques, ou ironiques, ou cocasses, ou mélancoliques. Le tout sans rupture de ton, grâce au style maîtrisé de Yan Lespoux qui nous fait glisser de l’une à l’autre comme si des passerelles invisibles les reliaient, et que tous leurs personnages étaient plus ou moins les mêmes, tout en défendant leurs caractères propres, leurs idées, leurs perceptions de la vie.
Et puis, je veux dire tout le bien que je pense de Presqu’îles parce que c’est un recueil de nouvelles.
« Ouais d’accord, mais moi j’aime pas les nouvelles. »
Ta gueule.
Pardon, mais il faut arrêter de dire ça. Surtout quand on n’en lit jamais, ou si peu. C’est comme les épinards, tu ne peux pas dire que tu n’aimes pas si tu n’as jamais goûté à ceux que prépare ma belle-mère. Bon, c’est une comparaison foireuse, ma belle-mère pourrait me faire manger à peu près tout, sauf des épinards. Elle a essayé, hein, mais ça n’a pas marché. Chacun ses limites.
Bref, en dépit de mes longues années en librairie, émaillées de plusieurs vitrines entièrement dédiées à la forme courte, je ne sais toujours pas pourquoi les Français se méfient autant des nouvelles, alors que chez les Anglo-Saxons, elles offrent souvent leurs lettres de noblesse à nombre de jeunes écrivains.
Écrire des nouvelles, c’est difficile. Il faut faire entrer tout un monde en quelques pages. Et, souvent, conclure par une belle chute, comme un point final bien appuyé à la fin d’une dictée. Certains grands romanciers sont incapables d’en écrire, ou quand ils s’y essaient, ils se ramassent. C’est dire à quel point ce n’est pas donné à tout le monde.
Yan Lespoux signe des débuts éblouissants avec un très beau recueil de nouvelles, et il faut le saluer pour cette splendide réussite.
Tout comme il faut saluer son éditeur, Agullo, qui s’offre en plus le luxe de déposer cette parution dans l’écrin d’une nouvelle collection. Comme son nom l’indique, Agullo Court sera dédiée à la forme brève. Le tout dans un format spécifique, semi-poche comme l’on dit, à prix très modéré (11,90 € ici, pour un recueil de presque 200 pages, c’est un effort remarquable) et doté d’une maquette hyper jolie et agréable à manipuler.
Du très, très bon boulot.
Le Chant du converti, de Sebastian Rotella
Signé Bookfalo Kill
Avez-vous déjà entendu parler du gangsterrorisme ? A moins d’être spécialement passionné par les questions de terrorisme international, sans doute que non. Hé bien, vous pouvez compter sur Sebastian Rotella pour vous captiver avec ce sujet au cœur du Chant du converti, son deuxième roman.
On y retrouve Valentin Pescatore, l’ex-agent de la police frontalière américaine, rescapé de sa dangereuse mission d’infiltration et parti se mettre au vert à Buenos Aires. Il y officie en tant que détective privé dans l’agence de Facundo Hyman Bassat, et goûte à cette nouvelle vie plus paisible. Mais ce séjour idyllique prend fin lorsqu’il rencontre à l’aéroport Raymond, son ami d’enfance américain, qu’il avait perdu de vue lorsque ce dernier prenait le parti d’une vie de voyou chanteur peu recommandable.
Ces retrouvailles soi-disant hasardeuses chatouillent le sixième sens de Valentin – et il n’a pas tort. Lorsqu’un terrible attentat frappe quelques jours plus tard un centre commercial bondé, et que les ennuis tombent brusquement sur la tête du jeune détective, il se dit que le retour de Raymond la poisse n’y est sans doute pas pour rien…
Comme dans Triple Crossing, son excellent premier roman, Sebastian Rotella équilibre à la perfection suspense et documentation. Il gagne même ici en concision et en clarté, alors que les données qu’il manie au sujet de ce fameux gangsterrorisme sont plus complexes, impliquant des ramifications internationales plus vastes encore que celles évoquées dans son premier roman. Son style, épuré et fluide, se met au service d’une construction efficace que rythment des dialogues qui sonnent toujours juste, des séquences explicatives dynamiques et des scènes d’action ébouriffantes.
Le Chant du converti n’oublie ainsi jamais d’être un thriller hyper divertissant. On y voyage beaucoup, de l’Argentine à la jungle bolivienne la plus hostile, en passant par la France (longuement et en évitant tous les clichés américains sur nous… merci Sebastian !) et l’Irak.
Grande force de Triple Crossing, les personnages sont à nouveau superbement dessinés. Si l’on apprend à mieux connaître Valentin, déjà héros du précédent, on découvre autour de lui une formidable galerie de nouveaux caractères, dont John Le Carré ne renierait pas la solidité, la profondeur et l’ambivalence, à commencer par l’insaisissable Raymond, au coeur du livre ; mais aussi le spectaculaire Facundo ou la policière française Fatima Belhaj, et tous les autres, campés avec un soin humain très convaincant.
Amateurs de polars palpitants et exigeants, je vous le redis, Sebastian Rotella s’impose avec ce deuxième roman comme l’une des meilleures plumes du genre. En un mot comme en cent, je vous le conseille chaleureusement !
Le Chant du converti, de Sebastian Rotella
Éditions Liana Levi, 2014
ISBN 978-2-86746-736-3
365 p., 20€
Le Bonheur national brut, de François Roux
Signé Bookfalo Kill
Je l’annonçais en présentant sa rentrée il y a quelques semaines : Albin Michel pourrait se targuer d’avoir imposé un genre en soi dans sa production, celui de la grande fresque, du pavé populaire et de qualité, à fort potentiel commercial mais d’une sincérité littéraire irréprochable, choisissant un moment d’Histoire défini pour y camper des personnages inoubliables, avec un souci romanesque propre à enchanter une très grande variété de lecteurs. (Ouf, oui, tout ça !)
Dans ce registre, il y a eu Jean-Michel Guenassia, avec le Club des incorrigibles optimistes et la Vie rêvée d’Ernesto G., Nicolas d’Estienne d’Orves et ses Fidélités successives ; et puis, bien sûr, Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, lauréat l’année dernière d’un prix Goncourt très mérité.
Cette année, voici donc venir François Roux et son Bonheur national brut. Le cadre historique ? La France des trente dernières années, de l’élection de François Mitterrand en 1981 à celle de François Hollande en 2012. Les personnages ? Quatre garçons, quatre amis âgés de 18 ans lorsque débute le récit, fraîchement titulaires d’un baccalauréat décroché dans la petite ville bretonne où ils ont grandi, et parvenus à l’heure des choix décisifs pour la suite de leur vie.
Il y a Rodolphe, le féru de politique, socialiste de cœur autant que pour faire enrager son père communiste ; Tanguy, promis au commerce ; Benoît, le lent rêveur, qui considère le monde à travers le viseur de son appareil-photo ; et Paul, un peu velléitaire, amoureux de cinéma, embarrassé de son homosexualité que l’époque n’incite guère à exposer, souffrant sous le joug d’un père autoritaire qui ne le voit pas faire autre chose que des études de médecine, en dépit de ses résultats scolaires médiocres, afin de reprendre un jour son cabinet.
Avec un art consommé du roman choral, François Roux expose à tour de rôle les premiers pas dans la vie d’adulte de ses héros, les suivant dans la première moitié du roman jusqu’en 1984, avant de les retrouver à partir de 2009 pour la deuxième partie. Évitant de la sorte de tomber dans le piège trop démonstratif du didactisme, par cette ellipse vertigineuse le romancier confronte directement ses personnages à leurs rêves, à leurs ambitions, à leurs réussites comme à leurs échecs.
Il y a quelque chose de très anglo-saxon dans l’efficacité évidente de cette construction, tout comme dans le style, limpide, et dans l’art d’élaborer les personnages, aussi bien les principaux (dont les femmes gravitant autour des quatre héros, très attachantes et réussies également) que les nombreux secondaires. On pense à Jonathan Coe, par exemple, grand maître britannique de la fresque humaine et critique sur les décennies récentes de son pays. Le sens de la dérision, l’ironie so british en moins chez François Roux, quoique le Bonheur national brut ne manque pas d’humour à l’occasion.
Grâce aux archétypes qu’incarnent ses héros, Roux balaie un grand nombre de sujets de société ayant marqué la France durant ces trente dernières années : dérives de la politique, omniprésence dévorante de la communication, érosion impitoyable du maillage industriel national, cruauté glaciale du management moderne, affirmation de la cause homosexuelle dans la tourmente des années sida… Autant de sujets plutôt sombres, imposés par l’époque, mais que le romancier rend attrayants, justes, passionnants, grâce à l’humanité de ses personnages auxquels ils portent une tendresse palpable, à l’intelligence et à la variété des situations romanesques.
Le résultat, vous l’aurez compris, est imparable. Ce superbe roman d’apprentissage se dévore avec plaisir, on s’y reconnaît souvent, on vibre, on s’émeut, on s’indigne, on se souvient, et on s’étonne d’en avoir déjà achevé les 680 pages. A tel point que, pour une fois, on en redemanderait presque !
Le Bonheur national brut, de François Roux
Éditions Albin Michel, 2014
ISBN 978-2-226-25973-8
679 p., 22,90€
Une affaire de trois jours, de Michael Kardos
Signé Bookfalo Kill
L’université les a liés d’une amitié qu’ils s’efforcent de faire durer chaque année, le temps d’un week-end de golf, alors que leurs parcours respectifs et leurs aspirations les ont éloignés. Cette fois, c’est Will, ingénieur du son et musicien ayant décidé avec sa femme de vivre loin de la folie de New York après un drame, qui doit accueillir Nolan, homme politique en pleine ascension qui brigue un poste de sénateur, Jeffrey, informaticien opportuniste qui a fait fortune dans la Silicon Valley, et Evan, l’avocat ; mais ce dernier, débordé par une énième affaire urgente, doit renoncer à rejoindre ses amis.
Mais le week-end d’agrément dérape très vite. Sur un coup de tête inexplicable, Jeffrey kidnappe la jeune caissière d’un drugstore où le trio s’est arrêté. Lorsque Will et Nolan réalisent ce qu’il a fait, il est trop tard pour libérer la jeune fille. Ils la conduisent donc dans le studio d’enregistrement où travaille Will, désert pour le week-end, le temps de décider quoi faire ensuite. Débute alors un huis clos où vont s’étaler au grand jour rivalités et rancœurs depuis trop longtemps enfouies…
Première traduction de l’Américain Michael Kardos en France, Une affaire de trois jours est une bonne surprise proposée par la Série Noire de Gallimard. Pas une révolution, non, loin de là, mais tout de même un très bon suspense psychologique, dont la grande force réside, comme souvent dans ces cas-là, sur ses personnages.
Élaboré à coups de flashbacks habilement distillés, privilégiant l’avancée de l’intrigue au respect de la chronologie, l’historique de l’amitié des quatre protagonistes se dévoile peu à peu. Une amitié, ou plutôt des amitiés complexes, fondées sur de bonnes comme de mauvaises raisons, mécanisme subtil que Kardos décrypte joliment, en prenant tout son temps et sans négliger aucun des personnages.
La partie contemporaine du récit commence fort avec l’enlèvement, avant de connaître un petit coup de mou lorsque les trois amis devenus complices tergiversent sur ce qu’il faut faire. Les raisons qui les poussent à séquestrer la jeune fille plutôt que de la libérer immédiatement semblent un peu ténues, même si le romancier insiste sur la sévérité effective de la justice américaine dans ce genre d’affaire. On ne peut toutefois s’empêcher de penser parfois qu’il ne devrait pas y avoir d’affaire du tout…
Puis, petit à petit, d’autres enjeux prennent le pas, la victime s’avérant peut-être moins oie blanche qu’il n’y paraissait de prime abord… Sans parler des révélations que Kardos amène tranquillement mais avec un art certain du rebondissement, jusqu’à une fin aussi maligne que cruelle et amère.
Bon polar donc que cette Affaire de trois jours, pour qui aime les romans où les personnages et leurs histoires occupent le premier plan, sans écraser pour autant une intrigue menée lentement mais sûrement.
Une affaire de trois jours, de Michael Kardos
Traduit de l’américain par Sébastien Guillot
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2014
ISBN 978-2-07-014021-3
273 p., 20€
Le Liseur du 6h27, de Jean-Paul Didierlaurent
Signé Bookfalo Kill
Trentenaire célibataire vivant une vie sans passion, Guylain Vignolles travaille au pilon, machine monstrueuse dont la seule fonction est de détruire le surplus de livres – les invendus, les superflus, ignorés par les lecteurs et dédaignés par leurs éditeurs à qui cela revient moins cher de les détruire que de les reprendre.
Guylain déteste son travail, contre lequel il fait oeuvre de résistance : lorsqu’il plonge dans la machine éteinte le soir venu pour la nettoyer, il récupère discrètement quelques pages épargnées par la broyeuse et, le lendemain matin, il les lit à voix haute dans le RER, pour la plus grande joie des autres passagers désormais accoutumés à ce rituel étonnant.
Tout change néanmoins, le jour où Guylain trouve sur son siège habituel une clef USB, qui contient 72 fichiers racontant de manière humoristique le quotidien d’une jeune femme, dame-pipi dans un grand centre commercial. Par mots interposés, Guylain tombe amoureux…
Et voici la bonne surprise de cette fin de premier semestre 2014 ! Un premier roman pétillant, humain, souvent drôle, le type même de livre léger et intelligent (non, ce n’est pas incompatible) que nombre de lecteurs recherchent, désireux de se changer les idées, mais peinent souvent à trouver (tout comme les libraires soucieux de les conseiller).
Donc, là, hop hop hop, on ne boude pas son plaisir et on dévore joyeusement ce Liseur du 6h27 !
L’idée de départ est idéalement exploitée, plongeant le récit dans une atmosphère contrastée, entre mélancolie et gaieté (la seconde s’imposant rapidement au détriment de la première), au doux parfum… allez, disons-le, même si pour certains c’est devenu un gros mot : au doux parfum d’Amélie Poulain.
Il n’y a pourtant rien de mièvre dans ce livre, qui mise avant tout sur une galerie de personnages épatants, jouant sur le décalage pour créer l’empathie ou, plus rarement, sur l’outrance pour susciter le dégoût (les affreux collègues de Guylain au pilon remportent la palme haut la main). Je pensais vous en énumérer quelques-uns, et puis non : mieux vaut vous laisser les rencontrer au fur et à mesure pour en apprécier pleinement la douce folie, et tomber sous le charme de ces caractères hyper attachants.
Il faut saluer également l’écriture de Jean-Paul Didierlaurent, qui ne se contente pas de dévider une bonne histoire, mais la fait vivre d’une langue soignée, aux mots choisis avec soin, laissant une belle place aux sensations, aux images ainsi qu’à un humour adroit et subtil. Un style lumineux qui n’est pas innocent au plaisir pur que l’on prend à se plonger dans cette histoire.
Bref, Le Liseur du 6h27 est une jolie révélation, du même calibre que l’excellent Chapeau de Mitterrand d’Antoine Laurain. Un roman délicieux, à lire dans le RER comme sur la plage, ou chez soi, ou n’importe où ailleurs et en toute saison !
Le Liseur du 6h27, de Jean-Paul Didierlaurent
Éditions Au Diable Vauvert, 2014
ISBN 978-2-84626-801-1
218 p., 16€