La Septième fonction du langage, de Laurent Binet
Signé Bookfalo Kill
Le 25 février 1980, Roland Barthes, éminent critique littéraire et sémiologue, professeur au Collège de France, est renversé dans la rue par une camionnette de blanchisserie. Il meurt un mois plus tard des suites de ses blessures.
Et si ce n’était pas un accident ?
Mandaté pour éclaircir le mystère de cette mort trop rocambolesque pour être honnête, le commissaire Jacques Bayard, des Renseignements Généraux, s’adjoint les services de Simon Herzog, jeune chargé de cours à la bouillante université de Vincennes, pour le guider dans les méandres complexes de la sémiologie, de la linguistique et de la philosophie moderne. L’affaire se corse quand on découvre que Barthes, qui sortait le jour de l’accident d’un déjeuner avec François Mitterrand, candidat aux élections présidentielles, portait vraisemblablement sur lui un document ultra-sensible, au sujet d’une hypothétique septième fonction du langage (après les six définies par le linguiste américain Roman Jakobson), capable de convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Un document qui, bien entendu, a disparu, mais auquel nombre de gens inquiétants s’intéressent de très près…
Laurent Binet est un malin. Je dirais même plus, un roublard. Le sujet dont il s’empare dans ce gros roman étant d’une grande complexité, il a imaginé de l’emballer dans la trame d’un roman policier échevelé, dont l’enquête est confiée à un policier mal dégrossi, ancien de la guerre d’Algérie, pas du tout armé pour affronter un sujet aussi opaque que la sémiologie, et à un jeune homme compétent mais naïf. Leurs regards croisés épousent naturellement celui du lecteur, pas forcément plus au fait des enjeux évoqués ici. Et ça marche à plein régime.
La Septième fonction du langage est un roman prenant, facile à lire (en dépit de certains développements trapus, mais que Binet, qui a bien et beaucoup travaillé, parvient toujours à rendre limpides), très rythmé et souvent d’une grande drôlerie. Surtout que le romancier ne se contente pas de se plonger dans les travaux de Barthes et consorts, mise en perspective d’une drôle de période intellectuelle qui, en soi, serait déjà intéressante ; il assortit sa réflexion d’un regard affûté sur l’époque de l’intrigue, cernant l’atmosphère et les enjeux de l’année 1980 avec talent.
Au fil de récits de fêtes, de rencontres, de colloques, de beuveries ou coucheries diverses, Laurent Binet émaille ainsi son texte de références précises, de citations de journaux télévisés, d’articles de presse, et met en scène avec gourmandise une impressionnante galerie de personnalités, qu’il prend souvent un malin plaisir à égratigner.
Sollers, vantard superficiel et insupportable, prend souvent cher (et on s’en réjouit !!!) ; mais les autres ne sont pas épargnés, de la froide et calculatrice Julia Kristeva à l’opportuniste BHL en passant par l’extraverti et arrogant Michel Foucault ou l’énigmatique Umberto Eco, sans oublier Giscard d’Estaing, alors Président, en grand bourgeois dédaigneux, ou Mitterrand, roquet amer luttant contre la spirale de la défaite, tous en prennent pour leur grade dans une comédie irrévérencieuse qui, rien que pour cela, fera beaucoup parler d’elle lors de cette rentrée littéraire.
La Septième fonction du langage est un roman d’une fraîcheur insolente, qui déconstruit avec férocité toute une époque au fil d’un jeu littéraire enlevé, plein de mystères et de mises en perspective. Un roman, surtout – et ce n’est pas la moindre de ses prouesses -, qui réussit le renversement ultime : celui de traiter par le romanesque le plus frénétique un mouvement intellectuel qui méprisait le romanesque. Un petit chef d’œuvre d’ironie, en somme.
Bref, vous l’aurez compris, La Septième fonction du langage est un livre ambitieux, intelligent et accessible, à coup sûr l’un des plus joyeux et intéressants de la rentrée. A ne pas manquer !
La Septième fonction du langage, de Laurent Binet
Éditions Grasset, 2015
ISBN 978-2-246-77601-7
495 p., 22€
20 août 2015 | Catégories: Romans Francophones | Tags: 1980, 2015, accident, Althusser, Barthes, BHL, camionnette, Cannibales Lecteurs, club, Deleuze, fonction, Foucault, Giscard, Giscard d'Estaing, Guattari, Jakobson, Kristeva, langage, Laurent Binet, linguistique, logos, Logos Club, meurtre, Michel Foucault, Mitterrand, rentrée littéraire, Roland Barthes, sémiologie, septième, Sollers, Umberto Eco | 5 Commentaires
A première vue : la rentrée Grasset 2015
Apparemment, l’exercice vous plaît bien depuis deux ans que nous le pratiquons… alors on y retourne ! Pour ce retour de la rubrique « à première vue », dans laquelle nous présentons la rentrée littéraire qui déferlera à partir du 19 août prochain, nous ouvrons cette année le bal avec les éditions Grasset, dont deux titres se détachent nettement, tandis que d’autres pourraient s’avérer surprenants et intéressants.
Avant de commencer, nous rappelons la règle : n’ayant encore lu que peu de ces innombrables livres, ces présentations sont subjectives – et parfois taquines… Le véritable travail d’analyse ne commencera que dans un mois et demi. Pas la peine donc de nous agresser, tout ceci n’est qu’un jeu !
RÉSILIENCE D’AUTEUR : Profession du père, de Sorj Chalandon (lu)
Emile a treize ans. Il vit dans l’admiration et dans la crainte de son père, homme aux mille histoires qui séduit par ses récits improbables autant qu’il terrorise ses proches par sa brutalité. Parmi ses rengaines favorites, il prétend être un vieux compagnon de route du Général de Gaulle, dont il a été le conseiller de l’ombre ; hélas, le jour où de Gaulle renonce à l’Algérie française, le père se sent trahi, et il embarque son fils dans son univers délirant, fomentant un complot pour éliminer le Président qui l’a si lâchement abandonné…
Difficile d’être plus subjectif qu’avec un de ses auteurs favoris. Mais bon, je le dis : le nouveau Chalandon est formidable. Différent de ses précédents livres cependant, car le sujet cette fois le touche de si près qu’il y perd en lyrisme littéraire ce qu’il gagne en émotion contenue. Sous couvert de fiction, c’est en effet sa propre enfance et son propre père qu’il évoque – un père mythomane au dernier degré, tyran domestique violent et insaisissable. Des traits d’humour contrebalancent des moments terribles, tandis que l’émotion surgit souvent, notamment dans une fin superbe et déchirante.
BARATINEURS DE PREMIÈRE : La Septième fonction du langage, de Laurent Binet (lu)
Ce livre-là, on va en parler, croyez-moi. Parce qu’il touche avec insolence à certains mythes littéraires qu’il est de bon ton en France de révérer sans discuter. Point de départ de l’histoire : la mort (authentique) de Roland Barthes, professeur au Collège de France, éminent critique et sémiologue, qui meurt bêtement après avoir été renversé en plein Paris par une camionnette de blanchisserie. Un accident ? Pas si simple. Un policier épais et un jeune universitaire naïf font équipe pour tenter de retrouver un mystérieux document expliquant la septième fonction du langage (les six premières ayant été définies par un linguiste américain nommé Roman Jakobson), laquelle permettrait de convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Autrement dit, une arme de destruction massive entre de mauvaises mains…
Sous couvert d’un faux polar, l’auteur de HHhH flingue à tout-va certains courants de pensée très en vogue dans les années 70-80, et s’en paie de bonnes tranches sur le dos de Michel Foucault, Julia Kristeva, Derrida, Deleuze, BHL ou l’insupportable Philippe Sollers. Un roman malin, roublard, qui rend très accessibles une époque et des notions complexes grâce à un style efficace, des personnages habilement construits, du rythme et beaucoup d’humour.
OMBRAGEUX FRÈRE DE L’OMBRE : L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers
Chez les Simenon, il y eut Georges bien sûr, l’éminent romancier, créateur entre autres de Maigret et auteur de dizaines de romans noirs mythiques. Mais il y eut aussi Christian, son frère, homme de moindre envergure qui finit par se laisser séduire par les idées fascistes, au point d’être considéré comme l’un des instigateurs de la tuerie de Courcelles, sinistre page d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Avec ce roman moins manichéen qu’il n’y paraît, le romancier belge Patrick Roegiers révèle un Georges Simenon pas si glorieux, ce qui pourrait également faire causer dans le Landernau littéraire.
DOLIPRANE : Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi
Éditrice réputée, écrivain, Laure Limongi souffre depuis quelques années de la forme la plus aiguë de migraine – si douloureuse qu’on la surnomme sans équivoque « migraine du suicide ». Plutôt que de livrer un témoignage pathétique ou nombriliste, la romancière en tire un récit plein d’énergie, d’humour et de finesse, qui promet d’être une des curiosités de cette rentrée.
RENTRÉE LITTÉRAIRE POUR TOUS : Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig
Sept personnages vivent le tumulte de manifestations contre le Mariage pour tous en France. Le risque d’opportunisme couve grandement dans ce roman placé sous l’étendard commode de la réflexion sociologique. Nous ne nous précipiterons pas dessus, pour tout vous dire.
HÉLAS TRIOLISTE : L’Amour à trois, d’Olivier Poivre d’Arvor
(Un jeu de mots débile se cache dans la ligne ci-dessus. Sauras-tu le trouver ?)
Bon, désolé d’avoir des a priori, mais la famille Poivre ne m’intéresse guère en littérature (ni en dehors). Et ce n’est pas avec ce roman que le « Frère De » risque de me retourner : l’histoire de Léo, atteint d’amnésie, qui se rappelle tout de même avoir partagé une intense histoire d’amour avec son ami Frédéric et leur professeur de philosophie, Hélène. Celle-ci venant de décéder, Léo décide de partir en Guyane à la recherche de Frédéric pour lui annoncer la nouvelle et tenter de remettre la main sur ses souvenirs… Je vous laisse bien volontiers la forêt équatoriale et la quête de sens pseudo-conradienne, si ça vous dit.
FILE-MOI UNE CORDE QU’ON EN FINISSE : Les promesses, d’Amanda Sthers
Alors là, attendez, ça rigole franchement. Voici le destin d’un homme qui, à partir de la mort de son père qu’il voit se noyer sous ses yeux alors qu’il a dix ans, va systématiquement tout rater, oubliant de vivre au jour le jour pour être tiraillé entre ses échecs passés et ses fantasmes d’avenir qui ne se réaliseront jamais. Il aurait dû regarder Le Cercle des poètes disparus, Carpe Diem, tout ça, au lieu de nous casser les pieds, ce loser.
Bref, non merci, sans nous.
TUE-MOUCHES : La Logique de l’ammanite, de Catherine Dousteyssier-Khoze
Drôle de titre pour un drôle de premier roman, où l’on voit un érudit quasi centenaire, mycologue éclairé, retourner dans le château de son enfance, où il ressasse des souvenirs de plus en plus inquiétants, évoquant notamment sa haine pour sa sœur. Ambiance.
SOUFFLÉ : Le Métier de vivant, de François Saintonge
François Saintonge est le pseudonyme, nous dit l’éditeur, d’un romancier célèbre qui a décidé de ne plus jouer à visage découvert le jeu de la rentrée littéraire, pour retrouver toute sa liberté. Pourquoi pas ? Il signe ici un roman d’aventures qui suit trois amis à partir de la Première Guerre mondiale, notamment le parcours de l’un d’eux, animateur du mouvement surréaliste et amoureux d’une grand reporter dont il est le sosie parfait. Romanesque à prévoir, ce qui peut être fort sympathique.
*****
Deux auteurs étrangers complètent le tableau, un sérieux et l’autre beaucoup moins.
SÉRIEUX : La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agata Tuszynska
(traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski)
L’histoire de celle qui fut la compagne et la muse du romancier et peintre polonais Bruno Schulz, assassiné en 1942 dans sa ville de Drohobycz transformée en ghetto sous le joug nazi. Après l’avoir quitté avant la guerre car il était trop tourmenté pour assumer leur relation, elle fait découvrir son oeuvre et en assure la protection après avoir appris sa mort à l’issue du conflit.
PAS SÉRIEUX : Babayaga, de Toby Barlow
(traduit de l’américain par Emmanuelle et Philippe Aronson)
Un policier enquête sur la mort d’un homme retrouvé empalé sur la grille d’un jardin à Paris. Mais sa route croise celle de Zoya, sorcière russe qui le transforme illico en puce. Ce qui n’empêche pas le tenace inspecteur de poursuivre ses investigations, suivant la piste de ces babayagas à la recherche de leur Reine… Oui oui, tout ça.
7 juillet 2015 | Catégories: A première vue, Romans Etrangers, Romans Francophones | Tags: 2015, Amanda Sthers, ammanite, amour, amour à trois, aventure, érudit, babaya, Barthes, Binet, Bruno Schulz, Catherine Dousteyssier-Khoze, cerveau, Chalandon, champignon, château, Dantzig, Deleuze, Derrida, fonction, François Saintonge, Grasset, langage, Laurent, Limongi, littéraire, manifestation, mariage pour tous, migraine, mycologue, Olivier Poivre d'Arvor, père, profession, promesses, pseudonyme, rentrée, Roegiers, romanesque, septième, Simenon, Sollers, surréaliste, Toby Barlow | Poster un commentaire
365 expressions parisiennes expliquées de Dominique Foufelle
L’argot parisien est une perle, comme toutes les langues peu usitées. Dominique Foufelle a collecté 365 expressions que nous jugeons aujourd’hui improbables, alors qu’elles s’entendaient à tous les coins de rue de Paname au XIXème. En ce temps là, tout ce beau monde jaspinait le latin français! Le populo de Pantruche aimait fourmiller et traîner dans les trimes pour s’astiquer le corridor à l’aide d’un verre de perroquet ou de macadam. Si vous n’entendez rien à ce que je viens de dire, précipitez-vous sur les 365 expressions parisiennes expliquées. C’est drôle, très fourni et imagé, et vous apprendrez des tas de choses sur l’étymologie de certaines expressions qui persistent toujours dans le langage courant.
En bref, un ouvrage parfait pour les fêtes de Noël si vous ne savez pas quoi offrir à votre vieille tante parisienne ou à des nostalgiques de l’Ile de France.
365 expressions parisiennes expliquées de Dominique Foufelle
Editions du Chêne, 2013
9782812306945
229p., 15€90
Un article de Clarice Darling.
20 octobre 2013 | Catégories: Inclassables | Tags: 365 expressions parisiennes expliquées, argot, Dominique Foufelle, expressions, humour, langage, Paris, parler populaire | Poster un commentaire