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Capitale du Sud t.1 : le sang de la Cité, de Guillaume Chamanadjian

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2021

ISBN 9782373051025

416 p.

20 €


Enfermée derrière deux murailles immenses, la Cité est une mégalopole surpeuplée, constituée de multiples duchés. Commis d’épicerie sur le port, Nox est lié depuis son enfance à la maison de la Caouane, la tortue de mer. Il partage son temps entre livraisons de vins prestigieux et sessions de poésie avec ses amis. Suite à un coup d’éclat, il hérite d’un livre de poésie qui raconte l’origine de la Cité.
Très vite, Nox se rend compte que le texte fait écho à sa propre histoire. Malgré lui, il se retrouve emporté dans des enjeux politiques qui le dépassent, et confronté à la part sombre de sa ville, une cité-miroir peuplée de monstres.


Tout a commencé par l’annonce, l’année dernière, de ce très excitant projet de fantasy française intitulé La Tour de Garde. Deux trilogies parallèles pilotées par deux auteurs, le débutant Guillaume Chamanadjian pour Capitale du Sud, et Claire Duvivier – très remarquée en 2020 pour son magnifique premier roman, Un long voyage (déjà paru aux Forges de Vulcain) – pour Capitale du Nord. Deux séries construites en miroir l’une de l’autre, se répondant à distance au rythme d’un volume à paraître chaque année.
Sur le papier, il y avait de l’audace, de l’ampleur et de l’ambition. Après lecture de ce premier tome, la promesse est bien tenue, et donne extrêmement envie de lire la suite.

À la suite d’un prologue saisissant, Le Sang de la Cité démarre en douceur, dans les pas de son héros Nox dont le métier de commis d’épicerie l’amène à se balader aux quatre coins de la ville pour livrer ses marchandises. Une entrée en matière qui peut paraître un peu lente, voire fastidieuse, mais qui s’avère une manière habile d’appréhender l’immensité de Gemina, ainsi que la complexité territoriale et politique qui préside à sa destinée.

Car le plan proposé au début du livre, forcément réduit par la dimension de la page qui doit le contenir tout entier, ne rend pas justice au vertige topographique que constitue Gemina. Rues enchevêtrées, fortifications entourant le port qui ouvre sur la mer, venelles sombres et étroites, forteresses redoutables, montagne en plein cœur de la cité, la ville est la figure principale du roman. Un dédale inexpugnable que Guillaume Chamanadjian parsème de couleurs et de contrastes, d’odeurs et de vie grouillante, avec un sens miniaturiste du détail.
Sans parler de la ville « cachée dessous », une version Stranger Things de Gemina, terrifiante et hantée de créatures effroyables, dont Nox découvre l’existence grâce à un pouvoir secret qu’il manipule tant bien que mal en s’aidant d’un mystérieux poème (une autre très belle idée du livre). Cette ouverture est à peine esquissée dans ce premier tome, et on attend avec curiosité d’en explorer les terribles arcanes dans la suite de la saga.

Le romancier prend également le temps de camper ses personnages, qui s’avèrent tous d’une richesse, d’une profondeur et d’une complexité appréciables, rehaussés pour certains de capacités magiques hors du commun (le fabuleux pouvoir de la Recluse). Des qualités indispensables pour une saga de fantasy politique aussi ambitieuse que celle annoncée ici, et très joliment mises en valeur par un auteur, rappelons-le, dont c’est le premier roman.

Il faut ajouter l’idée du jeu qui donne son titre à l’ensemble de la saga : la Tour de Garde. Un jeu de plateau et de stratégie assez complexe, muni de nombreuses pièces différentes, qu’il faut déplacer selon des règles qui font penser aux échecs. Là encore, dans ce premier tome, on ne fait qu’effleurer la signification de ce loisir qui captive les habitants de Gemina comme ceux de Dehaven ; mais le peu que l’on en découvre donne très envie de voir ce que les deux auteurs vont pouvoir en faire, car il aura sans nul doute une importance considérable dans la série.

Par ailleurs, une fois la machine lancée, Guillaume Chamanadjian alimente sans discontinuer la tension sourde qui tenaille son intrigue depuis le début, à coup de rumeurs, de coups bas, de manipulations diplomatiques et d’entourloupes politiques, jusqu’à atteindre le point de non-retour lors d’une scène de joute impressionnante.
Avant de s’offrir une bataille finale spectaculaire et crépusculaire, laissant Nox au bord d’un précipice qui promet de nouvelles aventures encore plus sombres et épiques dans le tome 2.

Un deuxième volume qu’il faudra attendre jusqu’au premier semestre 2022… mais, bonne nouvelle, entre-temps – en octobre 2021 précisément -, nous aurons droit au premier tome de Capitale du Nord, la trilogie jumelle campée par Claire Duvivier dans la cité de Dehaven. Joie et bonheur, on n’a pas fini de vibrer dans les merveilleuses rues imaginaires de la Tour de Garde !

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Le Monde caché d’Axton House, d’Edgar Cantero

Signé Bookfalo Kill

Bien que très surpris d’apprendre l’existence d’un lointain cousin américain au second degré du nom d’Ambrose Wells, A. accepte l’héritage laissé par ce dernier à sa mort : Axton House, un manoir situé en Virginie. Le jeune homme y débarque, accompagné de Niamh, une adolescente muette et débrouillarde, pour découvrir que la bâtisse est la cible d’un certain nombre de rumeurs inquiétantes, mêlant histoires de fantômes, malédictions familiales et réunions occultes se déroulant chaque solstice d’hiver. En bons fans de la série X-Files, A. et Niamh, armés de leur bon sens et d’outils technologiques divers, décident d’essayer de démêler le vrai du faux. Sans se douter que, peut-être, la vérité est ailleurs…

Cantero - Le Monde caché d'Axton HouseLes quelques lignes ci-dessus sont une tentative de résumé rationnel. Ce qui est assez mignon-naïf de ma part, étant donné qu’il n’y a pas grand-chose de rationnel dans le Monde caché d’Axton House. Bien au chaud dans la ligne éditoriale sans filet des éditions Super 8 (qui avaient republié l’année dernière, grâces leur en soient éternellement rendues, le sublime Carter contre le Diable), le premier roman de l’Espagnol Edgar Cantero est un joyeux ramassis délirant qui convoque un paquet de références plus ou moins geeks – en vrac, X-Files bien sûr, mais aussi Shining (le film de Kubrick avec son labyrinthe), Paranormal Activity, Stephen King, La Chute de la Maison Usher d’Edgar Poe (entre Edgar, on se comprend)… Références toutes plus vaines les unes que les autres, parce qu’à l’arrivée, ce bouquin ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même, et c’est ce qui en fait un objet littéraire unique en son genre, c’est-à-dire jouissif – pour peu qu’on soit réceptif à la littérature de genre ludique, tendance briseuse de frontières.

Mêlant extraits de journaux, citations d’essais en tous genres, transcriptions de captations audio ou vidéo, schémas, codes secrets et autres surprises, le Monde caché d’Axton House pourrait être foutraque, et pourtant non. Tout est clair, limpide, terriblement addictif, grâce à une construction impressionnante qui ne laisse rien au hasard, tout en ménageant beaucoup de place à un humour pince-sans-rire délicieux, porté par un duo de héros tout simplement irrésistibles, et à un sacré lot de rebondissements qui tiennent en haleine de bout en bout.

Ni thriller ni roman d’épouvante ni roman fantastique ou gothique ni comédie – mais un peu de tout ça, et d’autres choses encore, Le Monde caché d’Axton House est impossible à étiqueter. Ce qui en fait un livre inclassable, et donc hautement recommandable !

Le Monde caché d’Axton House, d’Edgar Cantero Traduit de l’anglais par Paul Benita Éditions Super 8, 2015 ISBN 978-2-37056-024-7 460 p., 19€

P.S.: Gruznamur est raide fan de ce roman et le fait savoir sur son excellent blog Emotions ! Et il n’est pas le seul, voyez par exemple chez Book en Stock, Un dernier livre avant la fin du monde, Des mots sur des pages


Interception, de Marin Ledun

Signé Bookfalo Kill

A seize ans, Valentine rêverait d’être une jeune fille comme les autres. Elle a tout pour, sauf qu’elle souffre d’épilepsie, une maladie envahissante qui perturbe son quotidien et l’a petit à petit isolée des autres. Sur les conseils de son médecin, elle redouble sa troisième dans un lycée-pensionnat expérimental situé à proximité de Grenoble. Dirigé par John Hughling, un scientifique réputé, l’établissement n’accueille que des jeunes souffrant des mêmes troubles neurologiques que Valentine, et la jeune fille intègre en effet un environnement rassurant, dans lequel elle pense enfin pouvoir s’épanouir.
Elle découvre également qu’elle n’est pas la seule à être obsédée par un mystérieux labyrinthe qui envahit son esprit à chacune de ses crises, que le garçon qu’elle y croise régulièrement est lui aussi élève du lycée – et que tout ceci pourrait avoir un sens…

Marin Ledun étant un auteur intelligent, il ne sacrifie rien de ses ambitions ni de son style lorsqu’il aborde la littérature jeunesse. Il l’avait déjà démontré avec le superbe Luz, et le voici qui récidive dans un registre différent, celui du thriller mâtiné de S.F.
Pour le style, on retrouve son phrasé impétueux, porté par une narration au présent gonflée d’urgence qui emballe souvent le rythme du récit jusqu’aux limites de la tachycardie. Une spécialité de l’auteur, dont l’écriture à l’énergie, inhabituelle dans les romans pour ados, ne manquera pas d’interpeller et d’embarquer les jeunes lecteurs.

Pour ce qui est de l’histoire, Marin nous attrape dès les premières lignes, grâce à un prologue nous projetant sans respirer dans les méandres imaginaires d’une crise de Valentine. A partir de là, comme souvent chez lui, impossible de quitter le navire jusqu’à la fin, surtout que le romancier développe au fil des pages un univers en perpétuel expansion qui le rend riche d’infinies possibilités.
D’ailleurs, même si la notion d’interception a un sens propre dans le roman, comment ne pas rapprocher le titre de ce dernier de celui, si proche, du fabuleux film de Christopher Nolan, Inception ? Marin Ledun joue lui aussi de l’idée d’un labyrinthe mental que quelques surdoués peuvent manipuler à leur guise, même si son propos est ensuite très différent, et plus proche de ses obsessions thématiques (dont les dérives sécuritaires liées aux nouvelles technologies). Chez lui, il ne s’agit pas d’utiliser les rêves à des fins plus ou moins honnêtes, mais d’assurer l’équilibre du monde, ni plus ni moins.

J’ai parfois reproché aux auteurs de de chez Rageot Thriller (en tout cas, ceux que j’ai lus) de ne pas s’embarrasser de crédibilité. Avec l’histoire sans doute la plus improbable de la collection à ce jour, Marin Ledun parvient à rendre plausible un univers proprement science-fictionnel, par son souci constant de réalisme dans toutes les situations, surtout les plus hypothétiques. Comme quoi c’est possible !
Et en plus, comme il n’a pas pu se contenter de 250 pages pour raconter tout ce qu’il voulait, Interception aura une suite – la fin ouverte l’appelle sans équivoque. Bonne nouvelle ? Mais oui !

Encore deux choses pour finir : j’aime beaucoup la couverture, sobre, efficace et qui illustre bien la psychologie en plein flou de l’héroïne.
Et j’aime aussi beaucoup le petit prix du roman. Moins de 10 euros pour un livre de taille respectable, c’est un bel effort, à souligner car il n’est pas si courant, surtout en jeunesse.

A partir de 12-13 ans.

Interception, de Marin Ledun
Éditions Rageot, collection Thriller, 2012
ISBN 978-2-7002-3620-0
250 p., 9,90€


Vanille ou chocolat ?, de Jason Shiga

Signé Bookfalo Kill

Au début était le choix : glace au chocolat ou glace à la vanille ?
Une décision anodine, n’est-ce pas… Mouais. La trouveriez-vous aussi insignifiante si je vous disais que, potentiellement, elle peut entraîner 3856 conséquences différentes – dont un voyage dans le temps ou tuer toute la population de la planète en un seul clic sur un bouton ?

La morale de cette histoire pourrait être que la gourmandise et la curiosité sont de vilains défauts – si l’on se souciait de morale dans cette histoire. Non, l’intérêt – et quel intérêt !!! – est ailleurs, dans la construction extraordinaire de cette bande dessinée unique.
Parce que, bon, il faut l’avouer, l’Américain Jason Shiga, déjà remarqué pour ses extraordinaires Bookhunter et Fleep, est aussi fou que génial. Et un peu mathématicien sur les bords. Il associe ces trois qualités dans Vanille ou chocolat ?, pour signer une œuvre furieusement originale : une B.D. interactive, dont VOUS êtes le héros.

Dans votre folle jeunesse, vous avez peut-être été accro aux « Livres dont vous êtes le héros », les séries Loup Solitaire, Dragon d’Or ou Défis et Sortilèges1. Si vous en gardez un souvenir ému, ce livre est pour vous. Et sinon, eh bien, ce livre est aussi pour vous – pour peu que vous soyez un peu  joueur et curieux.
A la première page, tout est encore très simple : le petit Jimmy est chez le marchand de glaces, et il hésite entre deux parfums, vanille ou chocolat. En bas de la page, c’est à vous de choisir pour lui – et ensuite, les ennuis commencent. Poussé par un besoin impérieux, Jimmy entre par hasard chez un savant, dont il va découvrir et pouvoir tester trois inventions potentiellement plus excitantes et dangereuses les unes que les autres…

A partir de là, je ne dis plus rien, car mieux vaut être préparé le moins possible pour profiter des innombrables surprises que réserve Vanille ou chocolat ?.
Techniquement, on évolue dans le livre à l’aide d’onglets qui nous entraînent dans le dédale des pages ; et à l’intérieur des pages, on se fraie un chemin entre les différentes cases en suivant des tubes de couleur. Aucune inquiétude, le principe s’assimile très vite, et au bout de deux ou trois pages, on peut profiter à plein régime de la B.D.

Je préciserai juste, pour rassurer les puristes de la bande dessinée, que le chef d’œuvre de Jason Shiga ne se limite pas à son aspect conceptuel. Il raconte une véritable histoire, ou plutôt plusieurs véritables histoires qui se recoupent, se décomposent, se complètent, se répondent, dans un jeu de miroirs et d’allers-retours vertigineux.
En fait, Shiga renouvelle même le plaisir de la lecture en y associant ce côté ludique si excitant. Il fallait y penser, et surtout il fallait y arriver. C’est chose faite, alors ne passez pas à côté de cette merveille, enfin disponible chez nous grâce aux éditions Cambourakis, qui ont eu le courage de s’atteler à la fabrication ô combien complexe de ce livre. Bravo à eux et merci !

Vanille ou chocolat ?, de Jason Shiga
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Madeleine Nasalik
Éditions Cambourakis, 2012
ISBN 978-2-916589-96-1
80 p., 18.50€

Pour en savoir plus :
– le site de Jason Shiga (en anglais)
– le site des éditions Cambourakis

Et sinon, on en dit déjà beaucoup de bien un peu partout : La Soupe de l’Espace, du9 (au sujet de la version anglaise, Meanwhile)

1 Pour les nostalgiques, une petite balade dans l’univers des « Livres dont vous êtes le héros » ici : http://livresdontvousetesleheros.pagesperso-orange.fr/