Serena, de Ron Rash
Signé Bookfalo Kill
La fin de l’année arrive, et avec elle l’heure de faire quelques inévitables bilans. En voici un, personnel : en 2011, le polar aura été placé pour moi sous le signe de la femme fatale. Mon dernier coup de coeur de l’année s’appelait Betty, d’Arnaldur Indridason ; le premier, en janvier, se (pré)nommait Serena, de Ron Rash.
Deux prénoms féminins en guise de titre, pour deux romans noirs forts et marquants, écrits par des hommes et dominés par un personnage de femme fascinante, intense – bien que s’avérant très dangereuse à fréquenter… Après vous avoir glacé avec la mante religieuse islandaise, c’est à un voyage impressionnant dans une page d’histoire américaine que je vous invite.
Nous sommes en Caroline du Nord, au début des années 1930. Le krach boursier de 29 a plongé le monde dans la détresse, jeté des millions d’hommes dans la pauvreté. Si les Etats-Unis ne sont pas épargnés, le couple Pemberton ne semble pas en avoir conscience. Lui est exploitant forestier, capitaliste sans scrupule, guidé par un très sûr instinct de destructeur ; sa femme, Serena, abrite sous sa beauté sidérante une ambition dévorante servie par un coeur de pierre, redoutable attelage par lequel elle pousse son mari à aller toujours plus loin. Pour eux, la crise est une bénédiction, une pourvoyeuse infinie d’hommes prêts à risquer leur vie – et Dieu sait que le métier de bûcheron est dangereux – pour quelques dollars.
Avançant sans répit, ils dévastent tout sur leur passage, au mépris des vies humaines et de la Nature. Et gare à ceux – adversaires écologistes s’efforçant de créer un Parc National pour préserver la forêt, associés versatiles ou ennemis plus intimes – qui se mettront sur leur route…
Ne vous y trompez pas : s’il y a beaucoup d’histoires d’hommes dans ce roman – époque et contexte oblige -, c’est bien la figure de Serena, audacieuse, vénéneuse, envoûtante, destructrice, qui domine et subjugue le récit. Parvenir à attacher le lecteur à un caractère aussi violent n’est pas un mince exploit : rien que ce tour de force exige que l’on rende hommage à Ron Rash, formidable créateur de personnages à la fois crédibles et littéraires, d’une grande complexité psychologique, aussi bien les « héros » que les secondaires, tous parfaitement croqués, plantés dans l’histoire, reconnaissables d’un mot, d’une attitude, d’un détail.
De Serena, on entend le froissement des jupons, on sent la fragrance de son parfum, on admire les courbes parfaites de son corps, on craint le regard implacable… Une héroïne inoubliable.
Mais Rash va beaucoup plus loin. Son roman est extrêmement ambitieux, par la forme comme par le fond. Sa réflexion sur les dérives capitalistes des années 30, l’attitude des grands propriétaires, la détresse des gens de peu réduits à rien, offre un miroir saisissant à notre propre époque, sans jamais que l’auteur impose la comparaison à l’aide de métaphores ou d’allusions faciles. Non, Ron Rash raconte simplement son histoire, ancrée dans son propre temps, laissant le soin au lecteur de créer les connexions nécessaires. La marque des grands auteurs et des grandes oeuvres.
Puis il y a la manière dont il évoque la Nature, personnage à part entière, seul adversaire finalement à la hauteur de Serena. Les descriptions des décors impressionnants de la Caroline du Nord – montagnes, forêts, rivières, ainsi que les animaux sauvages qui les hantent, des serpents à l’aigle que Serena domestique – trouvent un écho dans le style dense et minéral du romancier et, encore une fois, dans les caractères rudes et bruts des personnages. Tout est lié, inextricablement.
De ce fait, Rash ne cède en rien à la mode (facile) des chapitres courts et du rythme haletant. Si c’est son roman peut être qualifié de « noir », c’est avant tout une oeuvre littéraire, au style exigeant et travaillé au fil de longs chapitres aux paragraphes denses. Les dialogues, par exemple, reprennent le langage populaire des ouvriers sans sombrer dans la parodie, creusant mieux que tout les différences de niveau social avec les Pemberton et leurs alliés.
Quant à la structure générale du roman, elle évoque celle du drame élisabéthain, à la fois par sa route tracée droit vers la tragédie, que par l’intervention régulier d’un groupe de bûcherons qui assure certaines transitions (notamment les changements de saisons), commente des faits passés et annonce la couleur de ce qui va suivre, à la manière d’un choeur de théâtre antique.
Immense roman, Serena est une œuvre rare parce qu’elle repousse les limites des genres, brouille les pistes littéraires, empêche de cantonner le roman noir, et à travers lui le polar dans son ensemble, à un sous-genre (le cliché souffre mais a la vie dure.) Qu’elle ait été publiée par les éditions du Masque – éditeur sempiternellement associée à l’image surannée d’Agatha Christie mais dont le travail contemporain mérite largement le détour – est d’ailleurs un symbole qui me réjouit grandement…
Elle confirme également l’immense talent d’un écrivain américain dont la voix compte déjà, et comptera sûrement encore davantage dans les années à venir. Son nom est facile à retenir : Ron Rash.
Serena, de Ron Rash
Editions du Masque, 2011
Traduit par Béatrice Vierne
ISBN 978-2-7024-3402-4
404 p., 20,90€
Betty, d’Arnaldur Indridason
Signé Bookfalo Kill
Il y a des romans, des polars surtout, dont on se demande bien comment on va faire pour en parler ; comment, même, on va réussir à en faire un résumé accrocheur en dévoilant l’intrigue au minimum – sachant que c’est essentiel pour ne pas en déflorer l’intérêt et la réussite.
Betty, le nouveau roman de l’Islandais Arnaldur Indridason, est clairement de ceux-là. Je vais donc m’efforcer d’être aussi précis que possible avec un minimum de mots.
Si vous ne le connaissez pas, Indridason est l’un des auteurs majeurs du polar nordique contemporain. L’égal pour l’Islande du Suédois Mankell ou du Norvégien Nesbo. Il est célèbre pour sa série mettant en scène l’inspecteur Erlendur, flic taciturne et opiniâtre, lesté d’un passé obsédant (la disparition de son petit frère, dont il est partiellement responsable) et d’une famille problématique, dont les enquêtes permettent au romancier de mettre en lumière les aspects troubles d’une Islande moins idyllique qu’on voudrait bien le croire.
Indépendant de la série Erlendur, Betty apparaît comme une sorte de respiration dans l’oeuvre d’Indridason. Non pas que le ton y soit plus joyeux, au contraire ; mais parce qu’il s’agit d’un hommage de l’auteur au roman noir, avec l’un de ses ingrédients centraux : une femme fatale – la Betty du titre -, qui fascine et envoûte, le plus souvent pour leur plus grand malheur, tous ceux qu’elle croise : mari, amants, proches et policiers…
Simple hommage au roman noir ? Non, car Indridason illumine son roman d’une surprise phénoménale – et c’est là que je dois impérativement me taire. En dire plus serait criminel, sincèrement. Sachez juste que grâce à cela, ce qui ressemble de prime abord à une oeuvre très classique (mais bien menée) du genre, devient à mi-chemin de la lecture un roman fracassant, d’une maîtrise narrative aussi admirable que jubilatoire.
Et maintenant, chut ! Faites connaissance avec Betty. Tout comme les personnages de papier qui la croisent, vous aurez sûrement du mal à vous en remettre…
Betty, d’Arnaldur Indridason
Editions Métailié, 2011 (édition islandaise originale : 2003)
ISBN 978-2-86424-845-3
205 p., 18€