La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles


Éditions P.O.L., 2020
ISBN 9782818050736
352 p.
21 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Octave Milton, un écrivain français réputé, obtient une place de pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, sur la foi d’un projet fumeux de roman familial puisant ses racines dans la capitale italienne. Arrivé sur place, il fait la connaissance des autres artistes qui vont, comme lui, résider durant un an dans le prestigieux établissement. Loin de s’investir dans son propre travail, Milton procrastine, ce dont atteste son abondante correspondance électronique avec son agente et ancienne amante, mais aussi avec sa mère, son frère, et différentes personnes sollicitant son attention par mail.
Peu à peu, pourtant, il commence à puiser de l’inspiration dans certaines de ses rencontres, détournant la fascination qu’il exerce en particulier sur la gent féminine pour en tirer une matière littéraire souvent cruelle. Le genre de petit jeu qui, si on ne respecte pas certaines limites, peut avoir des conséquences dramatiques…
Drôle de livre. Très accrocheur d’emblée, pour qui n’est pas rétif à la forme épistolaire. Car La Demoiselle à cœur ouvert est entièrement composé d’échanges de mails entre Octave Milton et ses différents correspondants. Du point de vue stylistique, on est bien sûr très loin de l’élégance et du déploiement de langue des Liaisons dangereuses. L’écriture électronique implique souvent de la brièveté, du pragmatisme, presque une absence de forme, autant de caractéristiques qui pourraient décourager tout déploiement littéraire.
Sauf que Lise Charles est maligne. En choisissant un écrivain comme protagoniste, elle dispose d’une voix dont le métier est d’écrire convenablement. Elle peut ainsi jouer de la contrainte du mail, alterner entre messages très brefs, parfois expéditifs, et d’autres plus développés, où la voix de son personnage prend son ampleur. Au fil du livre, on se rend compte que l’architecture d’ensemble est parfaitement pensée, certains messages se répondant par exemple à plusieurs dizaines de pages d’écart, d’autres jouant avec humour du fait que plusieurs correspondances peuvent se croiser au même moment, ce qui crée des décalages drolatiques.
Bref, aucune facilité dans ce choix formel, La Demoiselle à cœur ouvert est au contraire un véritable travail d’écrivain, intelligent et maîtrisé.

Vient le problème du choix du cadre de l’intrigue, et de ses conséquences.
Le délicieux petit monde de l’édition est régulièrement mis en scène dans la littérature française, suscitant chez le lecteur un intérêt souvent inversement proportionnel à la fréquence de ses apparitions. Il faut reconnaître que les préoccupations des acteurs de Saint-Germain-des-Prés peuvent paraître bien éloignées de celles des lecteurs…
Par je ne sais quel miracle, Lise Charles parvient à contourner cet écueil, en dépit du fait qu’elle n’hésite nullement à évoquer des personnalités bien réelles – Muriel Mayette par exemple, ancienne directrice de la Comédie-Française, à la tête de la Villa Médicis de 2015 à 2018 ; ou son mari, sans doute plus connu du grand public qu’elle, puisqu’il s’agit de Gérard Holtz (le récit de la visite de la Villa menée par ce dernier est un délicieux moment du livre !) On n’est pas loin du « name dropping »… et pourtant non. Bizarrement, le dispositif fonctionne sans qu’on ait l’impression d’être exclu du récit, comme d’une blague dont on ne comprendrait pas les ressorts comiques.

La Demoiselle à cœur ouvert échappe d’autant moins à cette problématique que la romancière a choisi de l’inscrire dans une période très particulière de la maison P.O.L.
En effet, Octave Milton se trouve à la Villa Médicis de septembre 2017 à août 2018 (peu ou prou). Or, le 2 janvier 2018, en plein cœur de cette période, Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur de P.O.L., s’est tué en voiture sur une route de Guadeloupe, semant chagrin et consternation chez ses proches, ses fidèles collaborateurs et bien sûr ses auteurs.
Avec beaucoup de pudeur, l’événement est relaté dans le livre, où l’on croise des messages de Jean-Paul Hirsch, directeur commercial de la maison (bien connu et très apprécié des libraires) et de Frédéric Boyer, successeur de Paul Otchakovsky-Laurens à la tête des éditions portant ses initiales, et où Octave Milton se fait bien sûr l’écho de la profonde tristesse ayant frappé Lise Charles et tous ses collègues écrivains.
Quiconque travaille dans le milieu du livre garde un mauvais souvenir de cette effroyable nouvelle, et c’est pourquoi, sans doute, ce passage m’a marqué et touché. Le lectorat moins averti y sera-t-il sensible ?

En même temps, il faut sûrement se poser la question d’une autre manière.
Les lecteurs réguliers des éditions P.O.L. ne seraient-ils pas un peu plus avertis que les autres ?
À quelques exceptions peut-être plus « grand public » ou plus médiatiques que d’autres (Emmanuel Carrère, Martin Winckler), les livres publiés par cette maison ciblent précisément un lectorat un peu plus avisé.
Sans snobisme aucun, simplement parce qu’il en faut pour tous les goûts, toutes les envies, toutes les curiosités, tous les niveaux de lecture. Et qu’on a autant besoin en France, pour sauvegarder la variété et la richesse de la production, d’un P.O.L. que d’un Michel Lafon. (Pas tout le temps, Michel Lafon, non plus, hein. Faut pas déconner.)
Du reste, Lise Charles fait du milieu littéraire un bouillon de cuisine dont elle tire une bonne partie de la saveur de son roman. Par la voix volontiers sardonique de son protagoniste, elle se montre mordante, vacharde, irrévérencieuse. Elle égratigne joyeusement les travers d’acteurs n’ayant souvent de « culturels » que l’horrible prétention et l’insupportable orgueil.
Elle fait de la Villa Médicis une sorte de laboratoire où mijotent l’opportunisme, le cynisme, la méchanceté, l’égoïsme – de quoi se demander ce que va penser la vénérable institution de ce tableau peu flatteur, surtout de la part d’une de ses anciennes pensionnaires…
Cet art du coup de griffe est l’une des forces du livre. Il lui procure de l’humour, une vision sans concession des petits mondes étriqués de la culture, cet univers où circule parfois beaucoup d’argent pour pas grand-chose. On s’amuse donc beaucoup, sans avoir besoin d’être initié.

Surtout, La Demoiselle à cœur ouvert ne se limite pas à cet aspect. Passée la mise en place du cadre et des personnages, et à la suite d’Octave Milton qui découvre peu à peu ses nouvelles sources d’inspiration, le roman s’enrichit de scènes et d’échanges superbes, où il va être question de passion amoureuse, et surtout d’enfance et d’adolescence – aspect sur lequel je ne souhaite pas m’étendre, car il survient tardivement dans le récit, mais y joue un rôle déterminant, jusqu’à la chute brutale et cruelle sur lequel se referme le livre.
Sans qu’on sache jamais vraiment où se placer, tant le protagoniste est à la fois manipulateur et humain, en recherche d’idées comme de sentiments, si bien que son parcours sur une corde raide dont il ignore la présence sous ses pieds finit par devenir aussi fascinant qu’inexorable.
J’avais commencé la lecture de ce roman après en avoir parlé avec une collègue et amie (coucou Géraldine) qui avait su trouver les mots justes pour éveiller ma curiosité. Sur le papier, je n’en attendais pas grand-chose. Je n’en ai sans doute que plus apprécié cette lecture inattendue, souvent magnétique, parfois agaçante, mais dans l’ensemble très stimulante – notamment dans sa dernière partie, remarquable. Pour ceux que le résumé interpelle, je conseille !
Monarques, de Sébastien Rutés & Juan Hernàndez Luna
Signé Bookfalo Kill
Autant que le roman d’une histoire, Monarques est l’histoire d’un roman. Celle d’un auteur français, Sébastien Rutés, imaginant un jour de 2008 (ou plutôt un soir bien arrosé) un livre à quatre mains avec son ami mexicain Juan Hernàndez Luna. Comme leurs futurs héros Augusto et Jules, ils entament de chaque côté de l’Atlantique l’écriture d’un roman épistolaire, dont ils achèvent la première partie et commencent la deuxième avant qu’en 2010, la maladie emporte Juan trop tôt, à 48 ans. Le choc et le chagrin absorbés, Sébastien se remet à l’ouvrage et termine seul ce livre au destin singulier, à la fois vivace et triste, ce livre survivant, à l’image des aventures qu’il raconte.
Car Monarques est un roman d’aventures, un vrai, un grand, un beau ! Tout commence pourtant d’une manière presque paisible. Augusto Solis, affichiste mexicain, écrit lettre sur lettre à Loreleï, son grand amour rencontré dans son pays et trop tôt reparti pour d’obscures raisons. La seule adresse dont il dispose est à Paris, mais Loreleï n’y habite plus. C’est un jeune homme, Jules Daumier, coursier pour l’Humanité, qui y vit désormais avec sa mère. Par politesse, Jules répond néanmoins à Augusto pour l’avertir de sa méprise – et se noue alors entre eux, involontairement, une amitié épistolaire nourrie par la recherche de Loreleï.
Quelques décennies plus tard, dénichant les lettres de son grand-père Jules, Daniel retrouve et contacte Nieves, petite-fille d’Augusto. Ils renouent le fil d’une correspondance et d’une amitié interrompues par la Seconde Guerre mondiale…
Quelle(s) histoire(s) !!! Nombre d’écrivains auraient tiré 250 pages d’une seule des péripéties qui peuplent Monarques. En bons héritiers de Jules Verne, Garcia Marquez et consorts, Luna et Rutés aiment les intrigues foisonnantes, les personnages hauts en couleur, les rebondissements insensés, les grands méchants et les belles histoires d’amour. Mêlant la France du Front Populaire et l’histoire mexicaine, le Paris bégueule et populaire des années 30 et Hollywood, réservant un drôle de sort au film Blanche-Neige (!!!), mettant en scène Walt Disney, Aragon, Léni Riefenstahl et même Hitler, entre autres personnages réels glissés entre les superbes figures imaginaires créées par les deux auteurs, le roman ne recule devant rien pour lancer ses lecteurs sur la route de l’aventure et de l’évasion, des frissons et des passions.
Les conditions particulières d’écriture du livre font beaucoup pour sa singularité. La première partie est un roman épistolaire, calqué sur les échanges entre Augusto et Jules. La disparition de Juan Hernàndez Luna contraint ensuite Sébastien Rutés à changer le dispositif prévu, optant dans la deuxième partie pour un récit classique qui prend tout à fait des accents verniens, avec quête d’un trésor caché, poursuites en bateau, séquestrations de héros, îles mystérieuses, retrouvailles et pertes éperdues… avant de revenir dans la troisième partie à un échange de missives, cette fois électroniques, modernité oblige, puisque les héritiers de Jules et Augusto sont nos contemporains.
Étonnamment, les deux premiers segments s’enchaînent à merveille. La technique épistolaire est exploitée au maximum ; le retour ensuite à la forme classique du récit permet d’expliquer nombre de mystères et, en changeant de rythme, de relancer la curiosité et l’intérêt du lecteur. Après une telle débauche de péripéties et d’émotions, la troisième partie patine légèrement. Un peu trop bavarde, elle ralentit le récit, avant de se redresser grâce à une fin émouvante, heureusement à la hauteur du reste, ce qui permet de conclure l’ensemble du roman sur une très bonne note.
Brillant par sa construction, Monarques rejoint les plus belles pages littéraires alliant évasion et invention, jouant de l’Histoire pour dérouler une superbe histoire. Ce roman fait souffler sur la rentrée un vent de liberté plus que bienvenu, ne le ratez pas !
Monarques, de Sébastien Rutés & Juan Hernandez Luna
Éditions Albin Michel, 2015
ISBN 978-2-226-31810-7
375 p., 21,50€
A première vue : la rentrée Albin Michel 2015
Ils sont dix cette année à se présenter sous les couleurs des éditions Albin Michel : sept romans français et trois étrangers. A première vue, pas forcément de quoi bouleverser la rentrée littéraire (comme chez l’ensemble des éditeurs), mais quelques rendez-vous intéressants sont à espérer néanmoins, entre arrivées de transfuges prestigieux, incontournables (coucou Amélie !), projets inattendus et gros morceaux, avec une nette prédominance de sujets de société.
AMÉLIE WILDE : Le Crime du comte Neville, d’Amélie Nothomb (lu)
Vieil aristocrate belge sur le point de vendre son château familial, le comte Neville apprend qu’il va tuer l’un de ses invités au cours de la fête qu’il s’apprête à y donner. Sa fille adolescente, prénommée Sérieuse, lui propose une solution aussi audacieuse que terrible… Inspirée par le Crime de Lord Arthur Savile d’Oscar Wilde, Amélie Nothomb signe une fantaisie pétillante, bien dans son style quoique assez sage au final.
QUATRE-MAINS TRANS-MARITIME : Monarques, de Sébastien Rutés & Juan Hernandez Luna
En 1935, Augusto, un affichiste mexicain, entame une correspondance involontaire avec Jules Daumier, jeune Français coursier à L’Humanité. Le second entreprend alors de rechercher Loreleï, jeune femme dont le premier est éperdument amoureux, et qui semble avoir disparu. Quelques dizaines d’années plus tard, les petits-fils d’Augusto et Jules poursuivent l’échange… Après la mort précoce en 2010 de Juan Hernandez Luna, Sébastien Rutés a poursuivi et achevé seul ce projet original de roman épistolaire à quatre mains.
VIOLENCE DES ÉCHANGES EN MILIEU TEMPÉRÉ : Ressources inhumaines, de Frédéric Viguier
Ce premier roman d’un auteur de théâtre suit le parcours d’une jeune femme quelconque au sein d’un hypermarché, qui gravit les échelons de simple stagiaire à chef de secteur, donnant ainsi un sens à sa vie. Jusqu’au jour où son statut est menacé par l’arrivée d’une nouvelle stagiaire…
VIVE LA SOCIALE : La Brigade du rire, de Gérard Mordillat
Une petite bande de chômeurs kidnappe un journaliste de Valeurs françaises pour le forcer à travailler selon ses propres idées extrémistes (semaine de 48h, smic en berne, travail le dimanche…) Transfuge de Calmann-Lévy, Mordillat propose une comédie sociale féroce et engagée, bien dans son style.
PETIT POUCET CHINOIS : Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes, d’Olivier Bleys
En Chine, un homme économise assez d’argent pour racheter la maison familiale, dans le jardin de laquelle sont enterrés ses parents. Mais une compagnie minière essaie de les expulser pour exploiter la richesse du sous-sol.
LIGHT MY FIRE : L’Envers du feu, d’Anne Dufourmontelle
Premier roman d’une psychanalyste réputée, qui met en scène… une psychanalyste (on ne se refait pas). Cette dernière écoute le récit d’un Américain d’origine russe, qui tente de retrouver une femme disparue, tout en luttant contre un rêve obsédant de feu qui parasite ses souvenirs.
NICOLE GARCIA : Méfiez-vous des femmes exceptionnelles, de Claire Delannoy
En découvrant à la mort de son mari que ce dernier avait une fille cachée, une femme s’entoure de ses amies proches pour questionner leurs amitiés et leurs amours. Vous le voyez venir, le film choral avec toutes les actrices françaises qu’on voit toujours à l’affiche dans ce genre d’histoire ?
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DICKENS ITALIEN : Les folles espérances, d’Alessandro Mari
(traduit de l’italien par Anna Colao)
Pour son premier roman, Mari balance un pavé de 1000 pages qui suit quatre personnages, parmi lesquels Garibaldi, dans une quête de liberté et d’amour dans l’Italie du XIXème siècle. On l’attend comme l’une des révélations étrangères de cette rentrée.
TEARS FOR FEARS : Tous nos noms, de Dinaw Mengestu
(traduit de l’américain par Michèle Albaret-Maatsch)
Un jeune Africain fuit l’Ouganda en proie à la guerre civile, y abandonnant son meilleur ami, pour rallier l’Amérique des années 70, où il trouve l’amour. Entre Afrique et Amérique, un roman du déchirement et de la quête d’identité dans des pays qui se cherchent.
INISHOWEN : La Neige noire, de Paul Lynch
(traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso)
Après avoir vécu aux États-Unis, un Irlandais revient s’installer en 1945 dans une ferme de son pays avec femme et enfant. La mort accidentelle d’un ouvrier dans l’incendie de son étable le confronte à l’hostilité des autochtones, qui se confond avec la rudesse de la région.