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Toujours + ! (un bilan de 2021)

N’étant pas très top, chiffres et classements, mais soucieux tout de même de jeter un dernier coup d’œil en arrière avant d’enchaîner avec 2022, je vous propose aujourd’hui un petit bilan de mes lectures préférées de 2021. Comme l’année dernière, mais en une seule fois, avec moins d’entrées, et seulement les coups de cœur. Une décision dictée essentiellement par le fait que ces derniers ont été plus rares cette année, plus sélectifs, alors même que j’ai lu une centaine de livres, à peu près comme d’habitude.
En faisant le point, j’ai vu quelques titres se détacher avec évidence. Les voici réunis ici, avec un lien vers la chronique qui leur a été consacrée (à une ou deux exceptions près dépourvues d’article… qui viendra bientôt ?)


Le + bouleversant : Sidérations, de Richard Powers (Actes Sud)

Mon coup de cœur majeur de 2021. Un roman profondément touchant, poignant, et en même temps d’une intelligence éblouissante, croisant avec évidence des sujets aussi divers que la neurobiologie, l’astrophysique, l’écologie, la famille, l’enfance, le deuil, la politique…
Je vous invite à voyager jusqu’au blog de l’ami Yvan Fauth, Émotions, qui a eu la gentillesse de me convier dans son top 10 en forme de regards croisés afin d’y poser quelques mots sur ce roman. Je n’ai sans doute rien écrit de mieux à son sujet que pour cette occasion, vous savez donc ce qu’il vous reste à faire !

Le + puissant : Lorsque le dernier arbre, de Michael Christie (Albin Michel)

Imparable. C’est l’adjectif qui me revient obstinément en tête lorsque je pense au deuxième roman du Canadien Michael Christie (le premier reste inédit pour le moment en France). Impossible en effet de résister à la puissance narrative et à la construction en spirale de Lorsque le dernier arbre, qui nous attrape en 2038, dans un futur proche et anxiogène terriblement réaliste, pour nous conduire au cœur du livre jusqu’en 1908, au fil de bonds générationnels passant par 2008, 1974 et 1934 ; avant de repartir dans le sens inverse par les mêmes étapes pour nous ramener, à bout de souffle et étourdis d’admiration, à la case départ.
Un immense roman de personnages, dont le cœur convoque l’ombre inspirante de John Steinbeck en personne. Une très grande découverte pour moi.

Le + polar : La République des faibles, de Gwenaël Bulteau (La Manufacture de Livres)

J’ai suivi l’année polar de loin, certes, pendant un peu plus de la moitié de l’année, avant de reprendre mon métier de libraire en septembre. Néanmoins, j’ai eu le sentiment (à tort ou à raison, à vous de me le dire en commentaire) que le genre marquait le pas. S’il assure toujours autant de ventes, c’est plus que jamais par le biais d’usines à best-sellers (Bussi, Coben, Connelly, Minier, Thilliez, Grangé…) dont l’intérêt littéraire global reste à débattre. En terme d’originalité et de renouvellement, en revanche, ça coince un peu – ou du moins, j’ai de plus en plus de mal à y trouver mon compte.
Tout ça pour dire que le premier roman de Gwenaël Bulteau fait office d’heureux contre-exemple. S’il ne renouvelle pas l’exercice du polar historique (difficile à faire, cela dit), il lui ajoute une excellente référence, sombre, nerveuse, très bien menée et sertie de personnages remarquablement campés et nuancés. Le tout à une époque passionnante (la fin du XIXème siècle, en plein tourment de l’affaire Dreyfus) et à Lyon, histoire de changer un peu de cadre. Une réussite, dont j’attends la suite avec impatience.

Le + doux : Esther Andersen, de Timothée de Fombelle & Irène Bonacina (Gallimard-Jeunesse)

Il fallait bien que je case mon chouchou quelque part dans cette liste : voilà chose faite. Et avec ce merveilleux album, pas (encore) chroniqué sur le blog, plutôt qu’avec le tome 2 d’Alma paru également en 2021, qui m’a très légèrement moins emporté que d’habitude.
Esther Andersen, donc, avec son nom de chanson de Vincent Delerm – ou d’album de Sempé.
Sempé auquel on est obligé de penser en découvrant les illustrations vivantes, bien vues et délicates d’Irène Bonacina, à l’évidence inspirée par le maître. On pourrait crier à la facilité, mais il se trouve que ce trait colle parfaitement à l’histoire ciselée ici par Timothée de Fombelle. Un récit d’enfance, d’été, de plage lointaine, d’oncle bienveillant, de balades à vélo, et de premier amour en forme de coup de foudre fugace.
Un délice absolu, tendre et poétique.

Le + joueur : Les embrouillaminis, de Pierre Raufast (Aux Forges de Vulcain)

Écrivain joueur par excellence, Pierre Raufast réinvente le roman dont vous êtes le héros, genre culte chez les jeunes lecteurs des années 80-90, dont il propose une version littéraire à la fois ludique et riche en belles réflexions, sur les choix de nos vies, sur l’amour, l’amitié, les héritages familiaux, mais aussi sur l’écriture elle-même. Un livre à lire et relire, pour en découvrir les nombreuses nuances et les surprises cachées. Jouissif !

Le + nostalgique : Goldorak, de Dorison, Bajram, Cossu, Sentenac et Guillo (Kana)

Ça aurait pu n’être qu’une récupération opportuniste, mais non. Il faut dire que le quintette à l’œuvre derrière cette somptueuse bande dessinée, à commencer par son inspirateur principal Xavier Dorison, sont des enfants des années 80. De solides quarantenaires, biberonnés aux dessins animés cultes de cette époque, au premier rang desquels l’incontournable Goldorak.
Avec la bénédiction de Go Nagai, créateur japonais du robot géant, les cinq auteurs proposent une suite et fin hyper crédible à l’anime original, mêlant action, suspense, humour, une réflexion poignante sur l’héroïsme et ses conséquences, le tout servi par un dessin moderne qui rend hommage à l’œuvre de Go Nagai tout en s’en affranchissant avec une liberté rafraîchissante.

Le + prometteur : La Tour de Garde 1 – Capitale du Sud t.1 : le Sang de la Cité, de Guillaume Chamanadjian (Aux Forges de Vulcain)

Pierre d’angle d’une double trilogie menée conjointement par Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier, ce premier volet commence en douceur pour mieux envoyer du bois au fur et à mesure que le primo-romancier met en place le fabuleux décor de son histoire (la ville de Gemina, fameuse capitale du sud du titre) et les ramifications complexes des intrigues qui l’animent.
De la fantasy politique de haute volée, pleine d’idées et d’ambition, qui promet de nombreuses belles pages d’évasion dans les cinq tomes à venir. (Je n’ai pas encore lu le premier volume de Capitale du Nord, signé Claire Duvivier, mais cela ne saurait tarder !)

Le + « roman léger mais bien écrit quand même vous voyez » : Badroulboudour, de Jean-Baptiste de Froment (Aux Forges de Vulcain)

Cette question, les libraires ont appris à vivre avec depuis un paquet d’années à présent – à moins qu’elle ait toujours été posée, mais je ne me souviens pas de l’avoir si souvent entendue au début de ma carrière… Bref, de quelle question parle-t-on ? Celle que posent nombre de clients, notamment à l’approche de Noël, désireux de trouver une perle rare : un roman distrayant, voire drôle, en tout cas « léger » (le mot est lâché, faites-en ce que vous voulez), mais tout de même bien écrit, et intelligent si possible. Une sorte de graal, en somme.
Pour ma part, j’ai fini par en faire une sorte de jeu : dénicher régulièrement ce fameux livre idéal, qui peut prendre plusieurs formes, avouons-le tout de suite, et ne pas plaire à tout le monde – ce serait trop simple.
Au fil des années, dans cette catégorie, on a pu trouver par exemple Le Liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent, ou pourquoi pas En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut, voire La Vérité sur l’affaire Harry Québert de Joël Dicker (même si, pour la qualité du style, au sujet de celui-là, on repassera).
Et donc, mon chouchou de cette année, ma pépite personnelle, c’est Badroulboudour, le deuxième roman de Jean-Baptiste de Froment. Soit un livre qui, en 200 pages, réussit l’exploit de mêler un ton délicieusement piquant, de l’humour, du mystère, une rêverie érudite autour des Mille et une nuits… et de conclure le tout par un joyeux grain de folie et une histoire d’amour inattendue. Un vrai petit bonheur, en effet « léger » (quoi que cela veuille dire) et intelligent, que je vous recommande à nouveau chaleureusement.


Quelques mentions en + :

Nos corps étrangers, de Carine Joaquim (La Manufacture de Livres)
Un « presque » premier roman décapant, affirmation d’une voix aussi brute que torturée, qui mène un récit terrible sans jamais relâcher la pression, jusqu’à un final terrifiant. Auteure à suivre de très près.

Songe à la douceur et Les petites reines, de Clémentine Beauvais (Sarbacane)
Il fallait bien qu’un jour je mette le nez dans les livres de la prodigieuse Clémentine Beauvais. Bien m’en a pris de céder enfin, car ces deux lectures, pourtant très différentes, m’ont subjugué. Je vous laisse relire les chroniques correspondantes pour comprendre pourquoi.

Les grandes marées, de Jim Lynch (Gallmeister, coll. Totem)
En parlant de prendre son temps avant de lire un livre qu’on me recommandait depuis longtemps, en voici un autre bel exemple. Autant avouer que j’ai adoré me plonger (ah ah) enfin dans ce roman d’apprentissage aussi riche que chaleureux.
Pour en savoir plus, guettez le prochain rapport d’enquête du blog !

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Les embrouillaminis, de Pierre Raufast

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2021

ISBN 9782373051063

350 p.

20 €


Un petit garçon prénommé Lorenzo habite avec ses parents dans une maison de la vallée de Chantebrie. Un jour, la maison voisine est mise en vente. Qui va venir y habiter ? Le jour de la visite, quel temps fera-t-il ? Et que va-t-il se passer ensuite ? Ce jour-là aura-t-il une influence sur le destin d’adulte de Lorenzo ?
La vie est faite de choix et de circonstances qui, souvent, nous échappent. En général, dans un roman, l’auteur impose ces conditions. Cette contrainte, Pierre Raufast décide de s’y dérober, et d’inviter le lecteur à collaborer à l’évolution du récit.
La vie de Lorenzo est entre vos mains. À vous de jouer.


Dans La Grande Librairie du 2 juin, en présentant le nouveau livre de Pierre Raufast, François Busnel a décrété que ce roman « ne ressemble à rien ». Ce n’est pas tout à fait exact. Un grand nombre de lecteurs ayant grandi dans les années 80 et 90 et ayant pratiqué la collection des Livres dont vous êtes le héros seront familiers du dispositif narratif proposé ici par le romancier. (Du reste, l’auteur en parle dans l’émission, et Busnel en présente un exemplaire.)
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que ce n’est pas le genre de choses qu’on a l’habitude de croiser en littérature « adulte ». Et ça, c’est drôlement chouette.

Le principe est simple : à la fin de chaque chapitre ou presque, un choix vous est proposé, qui va décider de la suite des aventures de Lorenzo et vous balancer, soit au chapitre suivant, soit cent pages plus loin ou cinquante pages avant. Soit au fin fond du Mexique, soit dans la cathédrale de Chartres, ou au creux de la vallée de Chantebrie ou dans les couloirs d’une prison.
Véritable régalade de déconstruction narrative, Les embrouillaminis rafraîchit le plaisir de la lecture en en brisant le naturel linéaire, et en vous baladant aux quatre coins du livre à l’aide d’allers-retours de plus en plus jouissifs. De la sorte, impossible de savoir si vous êtes proche de la fin (ou plutôt d’une fin) de l’histoire, et encore plus comment quelques conséquences vont solder vos choix.

Si Les embrouillaminis s’avère un roman extrêmement ludique, il n’est pas pour autant superficiel. La vie… non, les vies de Lorenzo sont à l’image de n’importe quelle existence, et répondent en creux à la question qui nous a tous taraudés un jour : que se serait-il passé si, tel jour, j’avais fait tel autre choix plutôt que celui qui m’a amené à mon existence actuelle ?
Pierre Raufast étoffe le parcours de son héros de nombreuses péripéties romanesques, mais au fond, les différentes trajectoires de Lorenzo, aussi fantasques qu’elles puissent être à l’occasion, sont riches des mêmes étapes que n’importe quelle existence ordinaire. Il y a des rencontres, des passions, des déceptions, des trahisons, des amitiés, de l’amour et des ruptures. Il y a la vie, dans toute son habituelle humanité. De telle sorte que, dans les choix de Lorenzo, on reconnaît parfois les siens, de près ou de loin.

C’est aussi, bien sûr, une réflexion sur l’écriture, et sur les choix qui président à l’acte de raconter une histoire. Pourquoi tel personnage plutôt qu’un autre ? Pourquoi tel rebondissement ? L’histoire telle qu’elle est racontée est-elle la meilleure, aurait-il été possible de faire mieux, ou d’une manière totalement différente pour, finalement, raconter la même chose ?
Pour quiconque a déjà écrit, ou simplement réfléchi sur les coulisses de l’écriture, sur les mystères de la narration, c’est évidemment une confrontation excitante à cette magie insaisissable consistant à inventer des histoires – qui n’a pas plus de réponse toute faite qu’il n’y a de meilleur récit qu’un autre dans Les embrouillaminis.

Roman festif et stimulant, Les embrouillaminis est l’un des rares livres dont on a envie de reprendre la lecture juste après avoir touché le mot « fin », histoire de découvrir les nombreuses autres surprises qu’il recèle. J’ai exploré différentes variations avant de le reposer pour passer à ma lecture suivante (c’est que la rentrée littéraire commence à se bousculer au portillon), mais il est certain que j’y retournerai à l’occasion, pour le plaisir de me laisser à nouveau mener par le bout du nez, avec ma totale complicité.
Une superbe réussite qui me donne envie en outre d’approcher les livres précédents de Pierre Raufast, dont les titres (La Fractale des raviolis, La Baleine thébaïde, La Variante chilienne…) sont autant de promesses d’autres moments joyeux de littérature.


P.S.: quelque part dans le livre, il y a un chapitre déconnecté des autres. Je ne vous dis pas lequel, histoire de vous laisser le plaisir de tomber dessus par hasard – ou pas… et de découvrir ce qu’il raconte !
P.S.2 : l’une des fins des Embrouillaminis suggère d’aller lire La Baleine thébaïde pour connaître la suite des aventures du narrateur. Pierre Raufast est décidément un petit malin :)


On cause un peu partout des Embrouillaminis, et c’est heureux ! Voyez plutôt chez Cultur’elle, Ma collection de livres, Lilylit, Quintessencelivres, Mémo-émoi