Beau parleur, de Jesse Kellerman
Signé Bookfalo Kill
Joseph Geist est au fond du trou : étudiant en philosophie, il rame sur sa thèse depuis des années, à tel point que sa directrice finit par le radier de l’université ; bien entendu, il n’a pas un rond ; et, pour achever le tableau, il se fait mettre dehors par sa petite amie Yasmina, aux crochets de laquelle il vivait généreusement depuis des mois.
Réduit à chercher un boulot pour survivre, il déniche la petite annonce étonnante d’Alma Spielmann, une vieille dame charmante qui recherche quelqu’un pour des heures de conversation. Le courant entre les deux passe si bien qu’Alma propose à Joseph, toujours sans toit fixe, de venir habiter chez elle.
Tout irait bien dans le meilleur des mondes pour Joseph, donc, si Alma n’était pas malade – et si Eric, le petit-neveu de la vieille dame, un type fruste, manipulateur et intéressé, ne faisait pas intrusion dans leur vie…
Beau parleur : voilà un titre qui convient parfaitement, non seulement au roman (dont le titre en vo, The Executor, évoque d’autres facettes del’histoire), mais aussi et surtout à son auteur. Bon sang, que Jesse Kellerman est bavard ! Sous-entendu : parfois trop – et l’on retrouve en effet dans son nouveau roman le même défaut qui encombrait les Visages, et dans une moindre mesure Jusqu’à la folie, ses deux précédentes parutions en français. Que de longueurs !!!
Certes, Kellerman écrit bien (et bénéficie d’une belle traduction de Julie Sibony). Son vocabulaire, fourni, et les nombreuses réflexions qui nourrissent le roman, sont à la mesure du personnage de Joseph Geist le philosophe. « C’est dans ma nature de m’interroger. C’est ce qui fait ce que je suis », précise d’ailleurs à raison ce dernier.
Le problème, c’est qu’on est dans un roman, qui plus est un polar, et pas dans un essai. A force d’user et d’abuser de certaines circonvolutions propres à la philosophie, dont le propos n’est pas tant de répondre que de penser, Kellerman finit par lasser et par détourner l’attention du lecteur de l’essentiel, c’est-à-dire l’histoire.
Cependant, même si je me suis autorisé à sauter certains passages (et de plus en plus tandis que j’avançais dans ma lecture), je n’ai jamais perdu le fil, preuve que l’intrigue tient le coup. Elle résiste d’autant mieux que le ressort polardesque se tend soudain à la moitié du livre, atteint son maximum aux deux tiers, pour propulser le roman vers une fin violente et sombre – à la lisière de la démence, encore une fois, comme dans Jusqu’à la folie.
Un passage en particulier, où le romancier place sans prévenir le lecteur à la place du héros par l’emploi de la deuxième personne du pluriel, ne peut laisser indifférent – surtout qu’il s’agit d’un moment extrême dans le parcours de Joseph… Une belle astuce, utilisée avec intelligence, qui crée en nous un curieux mélange de dégoût, de malaise et d’empathie, et permet de raccrocher totalement au récit.
L’un dans l’autre, Beau Parleur confirme les qualités singulières de Jesse Kellerman, notamment sa finesse psychologique et sa capacité à créer des personnages profonds et ambivalents, qui évoluent dans des décors d’une grande richesse visuelle. De quoi atténuer ses défauts, sans toutefois les gommer entièrement. En ce qui me concerne, Kellerman continue à m’intéresser… mais peut mieux faire !
Beau parleur, de Jesse Kellerman
Traduit de l’anglais (USA) par Julie Sibony
Éditions des 2 terres, 2012
ISBN 978-2-84893-124-1
345 p., 21€
Beaucoup de beaux parleurs sur le Web pour le nouveau roman de Jesse Kellerman ! Des enthousiastes : 4 de couv, Fattorius ; et d’autres un peu moins : Mille et une pages, Les écrits d’Antigone, le boudoir littéraire
Jusqu’à la folie, de Jesse Kellerman
Signé Bookfalo Kill
L’année dernière, les éditions Sonatine publiaient avec succès la première traduction d’un roman de Jesse Kellerman (fils de Jonathan et Faye, eux-mêmes auteurs de polars). Je n’avais cependant pas partagé l’enthousiasme parfois délirant de certains pour Les visages (Grand Prix des Lectrices de Elle, qui a souvent récompensé d’excellents polars par le passé). Il y avait de belles pages, notamment sur le monde de l’art new yorkais, une écriture soignée, mais aussi de vraies longueurs et une fin beaucoup moins spectaculaire que promise par l’éditeur. Le tout m’avait forcément laissé sur ma faim.
Faute d’en attendre monts et merveilles, j’ai donc été plutôt agréablement surpris par Jusqu’à la folie, écrit juste avant les Visages, et que viennent de publier les Editions des Deux Terres.
La vie de Jonah, étudiant en médecine de 26 ans, bascule le jour où il intervient pour sauver une jeune femme victime d’une agression dans la rue. Il tue accidentellement l’agresseur et devient, durant quelques jours, un héros – au moins pour la presse et pour ses amis. Mais le procureur en charge de l’affaire se montre suspicieux, la famille de l’agresseur porte plainte ; et Eve, la victime, se montre particulièrement empressée à lui manifester sa reconnaissance. C’est le début d’une spirale infernale, de celles qui mènent jusqu’à la folie…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jesse Kellerman ne craint pas de prendre son temps pour raconter ses histoires. C’était déjà le cas dans les Visages, ça l’est encore ici – avec encore quelques longueurs, mais moins nombreuses et moins ennuyeuses dans celui-ci. L’immersion dans le monde hospitalier s’avère aussi réaliste et passionnant que celle dans le monde de l’art du précédent opus. L’auteur nourrit son roman de micro-intrigues qui enveloppent le fil conducteur du récit et, occasionnellement, le font avancer ; dans le même registre, les personnages secondaires sont très réussis, en particulier Lance, le colotaire de Jonah, ou bien Kate, la soeur du héros.
L’intrigue principale n’est cependant pas en reste, qui permet à Kellerman de tisser la toile étouffante d’un thriller psychologique redoutable. Si Jusqu’à la folie n’est pas un page turner au sens classique du terme, on ne peut s’empêcher d’y revenir aussi vite que possible pour savoir si – et comment – le malheureux Jonah va s’en sortir… Difficile d’en dire plus sans gâcher le travail minutieux du romancier, la manière dont il instaure petit à petit le malaise, dont il enferme son héros dans un piège d’autant plus effroyable qu’il est crédible. J’ajouterai juste que certaines scènes s’avèrent très éprouvantes, et qu’il vaut mieux être un lecteur averti pour s’engager dans ce roman.
Un petit bémol néanmoins pour la fin, moins intense que ce que le reste du polar pouvait laisser espérer, même si elle tient bien en haleine jusqu’au bout. Bref, rien de grave… Et voici confirmé que Jesse Kellerman, à défaut d’être déjà incontournable, est un auteur à suivre dans les années à venir.
Jusqu’à la folie, de Jesse Kellerman
Editions des Deux Terres, 2011
ISBN 978-2-84893-101-2
375 p., 22,50€
A découvrir aussi en poche :
Les Visages
Editions Points Thriller, 2011
ISBN 978-2-7578-1413-0
474 p., 7,80€