Articles tagués “divorce

Badroulboudour, de Jean-Baptiste de Froment

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2021

ISBN 9782373050929

212 p.

18 €


Antoine Galland se retrouve un jour dans un hall d’aéroport, en partance pour un club de vacances en Égypte. Madeleine, sa femme, l’a quitté et, pour les vacances, lui a confié leurs deux petites filles.
Antoine a bien besoin de vacances. Il reste éprouvé par son divorce, mais aussi par l’agitation de ces derniers mois, où lui, l’homme discret, maladroit, féru de littérature arabe, s’est retrouvé, bien malgré lui, embrigadé dans une grande opération de communication du jeune Président de la République, Célestin Commode, qui, cherchant la synthèse parfaite pour réconcilier villes et banlieues, jeunes et vieux, modernes et réactionnaires, en même temps qu’une astuce pour relancer la diplomatie arabe de la France, a décidé de remettre au goût du jour Antoine Galland, l’illustre homonyme de notre héros, et traducteur des célèbres
Mille et une nuits.
Mais notre Antoine, dans ce club de vacances, se retrouve pris dans un jeu mystérieux qui consiste à identifier, cachée parmi les vacanciers, la femme parfaite : Badroulboudour.


Je suis très admiratif des auteurs capables de rassembler en deux cents pages à peine un nombre considérable d’informations, de strates de lecture et de considérations pertinentes sur la vie, tout en donnant l’impression de s’amuser follement – et en transmettant ce plaisir à son lecteur avec la plus grande générosité.

C’est le pari tenté et relevé haut la main par Jean-Baptiste de Froment pour son deuxième roman (après État de nature, paru en 2019 aux Forges de Vulcain). Un pari tout entier contenu dans son titre, à la fois exotique, chantant et énigmatique – en tout cas, pour toute personne qui, comme moi, ne connaît rien ou presque des Mille et une nuits.
Badroulboudour est le véritable nom de la princesse dont s’éprend Aladdin dans le conte éponyme. Badroulboudour, et non Jasmine, ainsi que le fait croire le dessin animé Disney depuis 1993 (le fameux studio aux grandes oreilles n’en étant pas à son coup d’essai lorsqu’il s’agit de simplifier et d’édulcorer des histoires beaucoup plus complexes que leur transcription pour bambins sur grand écran, cf. en vrac Peter Pan, Bambi ou La Reine des neiges, entre autres).

J’avoue sans honte que je l’ignorais. Je savais, en revanche, qu’Aladdin n’était pas un authentique conte des Mille et une nuits, tout comme Ali Baba et les quarante voleurs. Mais j’ignorais – encore – que ces deux histoires, et d’autres du célèbre recueil, étaient l’œuvre de leur découvreur et traducteur français, Antoine Galland.
Après avoir dévoré le roman de Jean-Baptiste de Froment, me voici désormais beaucoup plus savant sur ce sujet, d’autant plus que le romancier nous embarque dans cette grande page de la littérature avec légèreté et simplicité, sans jamais donner l’impression d’étaler sa science.

Il en résulte un roman érudit, ce qui ne signifie pas pour autant pompeux ou ennuyeux, arrogant ou condescendant. Que nenni, mes bons amis ! Au contraire, Jean-Baptiste de Froment ne perd jamais de vue son objectif romanesque : raconter une bonne histoire, et toujours faire en sorte que celle-ci avance dans la bonne humeur, tout en se nourrissant mine de rien de l’intelligence et de la richesse de son contenu.
En concevant cette intrigue d’homonyme contemporain, et en balançant notre pauvre Antoine Galland d’aujourd’hui dans le Kloub, succédané affligeant de club de vacances façon Bronzés, il arrime son intrigue du côté de la comédie, qu’il émaille d’un humour discret mais constant, d’une ironie délicieuse et d’un sens réjouissant de la dérision. Et s’offre le plaisir d’une petite galerie de personnages croquignolets, des petites filles tornades du héros à l’insupportable animateur en chef en passant par le meilleur ami lourdingue.

Jean-Baptiste de Froment y ajoute naturellement :
– une observation sociologique qui ne manque pas de piquant (le cadre du club de vacances est particulièrement bien exploité),
– un regard rapide mais stimulant sur l’orientalisme,
– un ravissant coup de griffe contre l’opportunisme des récupérations politiques (Antoine Galland premier du nom est choisi par le Président de la République pour entrer au Panthéon, dans l’objectif de « rassembler la Nation »),
– ou encore une jolie réflexion sur la porosité entre la réalité et la fiction, mise en abyme dans le roman même puisque certains rebondissements sèment le doute au point qu’on ne sait plus ce qui est vrai ou non sur les conditions dans lesquelles Les Mille et une nuits nous sont parvenues…

Oui, oui, tout ça ! Et en seulement deux cents pages.
Comme quoi, comme dirait une célèbre publicité caféinée, ce n’est pas la peine d’en rajouter.

Bon, donc, si je résume, nous avons : de l’esprit, de l’humour, de l’intelligence, de l’érudition, de la dérision, du mystère, du suspense, un soupçon de machiavélisme, et un joyeux coup de folie en guise de final (je ne vous en dis évidemment pas plus). Le tout s’intitule Badroulboudour, et constitue un véritable graal de librairie : un livre à la fois drôle, léger (au sens le plus pétillant du terme), éclairant et pertinent.
Bref, à ne pas manquer !

P.S. : ah oui, une dernière chose ! Badroulboudour est aussi une jolie histoire d’amour. Même si on ne le comprend pas tout de suite… mais cela ne gâche rien, au contraire !

Publicité

À première vue : la rentrée Fayard 2020

fayard logo2


Intérêt global :

perplexe


En règle générale, je l’avoue très honnêtement, les propositions en littérature des éditions Fayard ne m’attirent guère. Ce qui explique que cet éditeur réputé n’est jamais apparu dans la rubrique « à première vue », en dépit du fait qu’il compte dans ses rangs quelques habitués de l’événement, qui tirent parfois plus ou moins leur épingle du jeu.
Puisque l’idée est de couvrir le plus de terrain possible cette année, il est temps de réparer ce tort, et de vous laisser juge s’il peut se cacher une pépite parmi les quatre titres proposés par Fayard en cette rentrée 2020.


Dorothée Janin - L'Île de JacobL’Île de Jacob, de Dorothée Janin

Un roman où se télescopent et se répondent les tourments intimes de l’adolescence et ceux, globaux, du monde moderne.
Sur une île au large de l’Australie dont le destin, entre crise écologique et crise migratoire, semble anticiper en accéléré celui de la planète toute entière, un garçon se trouve aux prises avec les émois et les découvertes de l’adolescence, cette période où là aussi tout s’accélère. Faut-il se protéger au risque de la solitude, ou faut-il s’exposer au risque de la catastrophe ?

Thierry Beinstingel - YougoslaveYougoslave, de Thierry Beinstingel

Voici l’un des grands fidèles de la rentrée littéraire sous bannière Fayard. Beinstingel se lance cette fois dans une vaste chronique familiale et historique sur six générations, de la mort de Mozart à Vienne en 1791 à nos jours. Avec l’ambition, sous l’éclat cru des grands moments de l’Histoire, de mettre en valeur les vies de tous ceux qui les ont vécus en anonymes. C’est aussi un roman de la Mitteleuropa, cœur de tant d’événements qui ont changé le destin du monde.

Juliette Adam - Tout va me manquerTout va me manquer, de Juliette Adam

Premier roman d’une demoiselle de 18 ans – espérons que l’argument de la précocité n’est pas le seul à justifier cette entrée en littérature. (Oui, désolé, ce n’est pas très gentil, mais il y a eu des précédents alors je me méfie.)
Petite ville ennuyeuse, travail sans intérêt, quotidien rasoir : Étienne s’ensuit. Sa rencontre percutante avec l’explosive Chloé – elle le frappe pendant un carnaval à la suite d’un malentendu – va évidemment tout changer. À force de se croiser sans cesse, et en dépit de leurs différences flagrantes, peut-être vont-ils trouver le moyen de faire un bout de chemin ensemble…

Eloise Lièvre - Notre dernière sauvagerieNotre dernière sauvagerie, d’Éloïse Lièvre

Auteure de plusieurs romans, Éloïse Lièvre propose cette fois un récit personnel. Après s’être séparée du père de ses enfants, elle a en effet décidé de prendre en photo les gens qui lisent dans le métro. Ce qui l’amène à une réflexion sur la place des livres dans nos vies, et sur le geste politique que représente la lecture.

Ottessa Moshfegh - Nostalgie d'un autre mondeNostalgie d’un autre monde, d’Ottessa Moshfegh
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude)

Un recueil de nouvelles mettant en scène des personnages qui sont tous à un mauvais moment de leur vie, par une jeune auteure américaine.


BILAN


Une petite curiosité pour L’Île de Jacob, mais sinon, je crains que ne ce soit pas encore cette année qu’une rentrée littéraire Fayard attire mon attention…


A première vue : la rentrée Stock 2017

Avec ses quatorze titres annoncés entre le 16 août et le 1er septembre, Stock s’affiche parmi les éditeurs qui filent de l’aérophagie aux libraires. D’autant que nombre de ces parutions semblent gonflées à l’hélium et risquent d’éclater au premier croc planté dedans. Pour le dire autrement, avec un paquet d’autofictions ou d’exofictions au programme, plus quelques synopsis sans grand intérêt, ce n’est pas la rentrée qui nous passionne le plus. Mais comme nous sommes consciencieux et qu’il est difficile de passer cette maison importante sous silence, nous allons tenter de faire notre devoir – rapidement, quand même, hein, on n’est pas des chiens. Et en commençant par les auteurs étrangers, qui ne sont que deux, ça nous donnera de l’élan.

Cognetti - Les huit montagnesLA GLOIRE DE MON PÈRE : Les huit montagnes, de Paolo Cognetti
(traduit de l’italien par Anita Rochedy)
Remarqué l’année dernière avec Le Garçon sauvage, récit autobiographique d’une échappée vers les montagnes du Val d’Aoste, Paolo Cognetti propose un premier roman qui fait écho à cette expérience. On y découvre Pietro, citadin solitaire de 11 ans dont les parents louent durant l’été une maison dans le Val d’Aoste ; là, il se lie d’amitié avec un jeune vacher, qui l’initie aux joies et secrets de la montagne, et découvre également sous un autre jour son père, homme ombrageux et rude en ville, père passionné et attentionné dès qu’il rejoint les hauteurs.

Kitamura - Les pleureusesKLEENEX : Les pleureuses, de Katie M. Kitamura
(traduit de l’américain par Denis Michelis)
Récemment séparée en secret de son mari Christopher, une femme reçoit un appel affolé de la mère de ce dernier, qui n’a plus de nouvelles de lui depuis longtemps. Elle accepte de se rendre en Grèce et prend une chambre dans l’hôtel où Christopher a été vu pour la dernière fois, dans l’espoir de l’y retrouver – et d’en profiter pour lui demander le divorce. Mais Christopher ne réapparaît pas, et la narratrice reste en tête-à-tête avec l’échec de leur mariage.

*****

Azzeddine - Sa mèreCHANSON DOUCE : Sa mère, de Saphia Azzeddine
Saphia Azzeddine m’avait bluffé avec son précédent roman, Bilqiss, autant par l’audace que par le style avec lesquels elle traitait son sujet. J’ai donc envie d’attendre des étincelles de l’histoire de Marie-Adélaïde, jeune femme née sous X, caissière à la Miche Dorée, passée par la case prison, qui décide de prendre son destin en main. Tout en devenant la nounou des enfants parfaits de la Sublime, elle se met en quête de sa mère…

Baecque - Les talons rougesCOUIC : Les talons rouges, d’Antoine de Baecque
Issue de la noblesse, la famille Villemort repose sur l’idéologie du sang. Une position d’autant plus normale que les Villemort sont des vampires. Lorsque survient la Révolution française, la famille se divise, entre désir de soutenir l’ordre nouveau pour échapper à la malédiction vampirique, et volonté de préserver la tradition. Premier roman d’un historien spécialiste de la Révolution, plus connu encore pour ses ouvrages de cinéma (dont un superbe Tim Burton).

Berest - GabriëleTU BRÛLES MON ESPRIT : Gabriële, d’Anne et Claire Berest
Portrait de l’arrière-grand-mère des deux sœurs, Gabriële Buffet Picabia, épouse du peintre Francis Picabia, amante de Marcel Duchamp, femme d’influence sur les artistes novateurs de son époque, mais aussi alpiniste, compositrice… Une personnalité haute en couleurs, méconnue du public comme de l’histoire de l’art, dont les romancières veulent restituer l’indicible romanesque pour leur première collaboration en écriture.

Elkaim - Je suis Jeanne HébuterneAMEDEUS : Je suis Jeanne Hébuterne, d’Olivia Elkaim
Récit de la rencontre entre Modigliani et Jeanne Hébuterne, de quinze ans sa cadette et son dernier grand amour. Ensemble, ils bravent les interdits et les bonnes mœurs de l’époque, au point de frôler la folie… Les histoires de peintres ont la cote (ah ah) en ce moment en littérature.

Laurens - La Petite danseuse de quatorze ansCELLE QUE VOUS CROYEZ : La Petite danseuse de quatorze ans, de Camille Laurens
A l’occasion du centenaire de la mort de Degas, Camille Laurens s’intéresse à Marie Geneviève Van Goethem, modèle du sculpteur pour l’une de ses oeuvres les plus célèbres, La Petite danseuse de quatorze ans, qui fit scandale en son temps.

Orsenna - La Fontaine, une école buissonnièreLA FABULETTE BIEN PRESTE : La Fontaine, une école buissonnière, d’Erik Orsenna
Erik-Orsenna-de-l’Académie-Française dresse un portrait enlevé du célèbre auteur des Fables, s’intéressant autant à son œuvre (riche aussi de contes libertins qui ravissaient la Cour) qu’à son parcours d’homme, contrasté et agité. L’une des personnalités médiatiques de la rentrée, et l’un des livres qui trustera la une de la presse à coup sûr.

Campa - Une colombe sous la luneA L’OUEST (TOUJOURS) RIEN DE NOUVEAU : Colombe sous la lune, de Laurence Campa
Coincé dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, un jeune homme se raconte, entre rêves, amitiés, trahisons, expériences terrifiantes du combat et des bombardements, et espoir d’un retour à la vie normale. Un premier roman qui aura intérêt à avoir du style s’il veut se distinguer de tout ce qui a déjà été écrit sur le sujet.

Liberati - Les rameaux noirsMON PAPA À MOI : Les rameaux noirs, de Simon Liberati
Depuis son succès aussi important que bizarrement compréhensible il y a deux ans, grâce à Eva, livre consacré à sa compagne Eva Ionesco, Liberati envahit chaque année la rentrée littéraire. Cette fois, il nous cause de son inspiration, qu’il doit à son père, un poète surréaliste. Sans nous, vous l’aurez compris. Mais là encore avec la presse, qui se fera sans doute une joie de porter une nouvelle fois au pinacle ce garçon.

Perrignon (Pauline) - Demain sera tendreMON PAPA A MOI (II) : Demain sera tendre, de Pauline Perrignon
La petite dernière d’une famille évoque son père, homme de gauche doux et têtu. Premier roman.
(Voilà, oui, bon, on n’en a pas grand-chose à carrer, il faut bien l’admettre.)

Romand - Mon père, ma mère et SheilaMON PAPA A MOI (III)… ET MA MAMAN AUSSI : Mon père, ma mère et Sheila, d’Eric Romand
Parce qu’il n’a pas eu une enfance facile, entre un père colérique et une mère désolée, parce qu’il avait en plus « des goûts bizarres » et des « attitudes gênantes » (sic), parce qu’heureusement il y avait ses chouettes grands-parents et Sheila, Eric Romand nous gratifie de ce premier roman. On n’en demandait pas tant.

Fournier - Mon autopsieANTE MORTEM : Mon autopsie, de Jean-Louis Fournier
Après avoir passé au scalpel de son humour ravageur une bonne partie de sa famille, Fournier retourne son arme contre lui-même. Il écrit toujours la même chose, mais allez, on l’aime bien, Fournier. On ne le lira sûrement pas mais on l’aime bien.

Coatalem - Mes pas vont ailleursVICTOR, PENDANT QU’IL EST TROP TARD : Mes pas vont ailleurs, de Jean-Luc Coatalem
L’auteur confronte sa vie et son œuvre à celles de Victor Segalen, grand écrivain voyageur du début du XXème siècle.
Je… non, rien.


Papa, tu es fou, de William Saroyan

Signé Bookfalo Kill

En confrontant la liste de mes lectures et celle des articles publiés sur le blog, il m’arrive de réaliser que j’ai oublié de chroniquer certains livres. Parfois, il s’agit d’omissions volontaires, tel titre m’ayant tant déçu ou énervé que je n’ai pas envie de passer du temps à écrire dessus. Dans d’autres cas, il s’agit de coups de coeur si forts que je ressens le besoin de prendre un peu de distance avec mes émotions – à moins de me trouver dans l’incapacité de les transcrire par des mots – : le résultat est le même au final, pas de chronique.

Saroyan - Papa tu es fouUn an après l’avoir lu, impossible néanmoins de me rappeler pourquoi j’ai passé sous silence le magnifique Papa, tu es fou, de William Saroyan. La réédition ces jours-ci de son pendant féminin (Maman, je t’adore, qui fera l’objet d’un prochain article… si si !!!) me permet de corriger cet oubli, et de vous dire à quel point ce petit texte est précieux, délicieux, bref : indispensable.
L’histoire en est assez simple : les parents du narrateur, un jeune garçon d’une dizaine d’années, sont séparés ; tandis que la mère élève le gamin et sa petite soeur, le père, écrivain sans le sou, vit à quelques kilomètres de là dans une bicoque sur la plage de Malibu. Un jour, le paternel propose à son rejeton de venir vivre quelque temps avec lui, avec l’accord de la mère qui pose comme seule condition à son ex de faire manger l’enfant et de l’emmener à l’école.
Si le papa se plie tant bien que mal à ces règles, il en profite pour inviter son fils à une autre école, celle de la vie, où l’on court sur la plage, où l’on observe le ciel et les coquillages avec toute l’attention requise, où l’on apprend à se débrouiller avec presque rien (surtout sans argent), à se réjouir de tout et à penser par soi-même…

Quelle magnifique bouffée d’air frais ! Sous l’apparente naïveté (totalement maîtrisée) du style de Saroyan, on trouve un texte d’une intelligence éblouissante, qui remet bien des choses à leur place, à commencer par la nécessité de s’affranchir des règles absurdes et du prêt-à-penser. Papa, tu es fou est une ode merveilleuse à la plus pure des relations entre un père et son fils, bien sûr (un papa comme ça, même fauché comme les blés et un peu taré, qui n’en rêverait pas ?), mais c’est aussi un éloge de la liberté sous toutes ses formes, celle qui autorise à prendre la route sur un coup de tête comme celle qui oblige à se méfier des idées toutes faites.

De l’humour, une infinie tendresse, de la cocasserie, un peu de gravité bienvenue, le soleil et la mer de Californie, des recettes de cuisine économes, de belles réflexions sur l’écriture… Tout ça dans un si petit livre ? Mais oui, puisqu’on vous le dit !!!

Papa, tu es fou, de William Saroyan
(Papa you’re crazy, traduit de l’américain par Danièle Clément)
Éditions Zulma, 2015
ISBN 978-2-84304-743-5
144 p., 7,95€

P.S.: tu la vois venir, l’idée cadeau pour la prochaine fête des pères ? ;-)


A première vue : la rentrée Stock 2014

L’année dernière, chez Stock, nous avions adoré la fable singulière et bouleversante de Karin Serres, Monde sans oiseaux. Trouverons-nous pareil miracle parmi les élus à la couverture bleue de cette rentrée 2014, dans une maison par ailleurs bouleversée par la mort de son éditeur mythique, Jean-Marc Roberts ? Pas sûr, mais il y a tout de même quelques belles promesses.

Bosc - ConstellationCRASH MYTHIQUE : Constellation, d’Adrien Bosc
C’est l’un des accidents aériens les plus connus de l’histoire. Le 28 octobre 1949, le Constellation, nouvel avion d’Air France voulu par le milliardaire excentrique Howard Hughes, s’écrase sur un îlot des Açores, tuant ses onze membres d’équipage et ses trente-sept passagers, parmi lesquels le boxeur Marcel Cerdan. Loin de ne s’intéresser qu’au sort du célèbre amant d’Edith Piaf, Adrien Bosc tisse un roman choral qui donne une voix à tous les disparus tout en questionnant les raisons du drame. Sur le papier, l’un des premiers romans les plus ambitieux de la rentrée.

Poulain - Les mots qu'on ne me dit pasCOMME UN POT : Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain (lu)
Comme Jean-Louis Fournier, publié par la même maison, Véronique Poulain tire de l’humour d’une situation douloureuse, en l’occurrence le handicap, la surdité de ses parents. Comme Fournier, la néo-romancière aligne des chapitres courts et percutants qui disent la difficulté d’être la fille parlante et entendante de parents sourds, l’incompréhension, le poids du regard des autres, mais aussi l’amour qui se glisse dans tout cela, et bientôt la fierté lorsque les géniteurs de Véronique Poulain se retrouvent à la pointe du combat pour la reconnaissance des sourds dans la société. Un récit parfois grinçant, douloureux, mais souvent drôle et au bout du compte touchant et très juste.

Michelis - La chance que tu asESCLAVAGE MODERNE : La Chance que tu as, de Denis Michelis (coll. la Forêt)
Un jeune homme est embauché dans un restaurant prestigieux. Nourri et logé, il y est rapidement soumis à des conditions de travail drastiques et aux mauvais traitements d’employeurs exigeants et manipulateurs. Alors que commence une descente aux enfers inexorable, il n’ose pourtant se plaindre, si chanceux de travailler pour une maison aussi prestigieuse… Un premier roman qui promet d’être dérangeant avec justesse.

TOILE LITTÉRAIRE : Selon Vincent, de Christian Garcin
Entre 1812 et 2013, des destins se répondent aux quatre coins du monde, de la Patagonie à la Russie. Un roman choral énigmatique par un écrivain-voyageur qui n’aime rien tant que croiser des histoires et raconter des personnages différents.

Greggio - Les nouveaux monstresFORZA ITALIA : Les nouveaux monstres (1978-2014), de Simonetta Greggio
Suite du remarqué Dolce Vita, ce roman raconte l’Italie des trente-cinq dernières années, marquée notamment par l’irruption sur la scène politique d’un certain Silvio Berlusconi.

LOVE IS ALL : Tout ce que je sais de l’amour, de Michela Marzano
Deuxième auteure d’origine italienne chez Stock cette année, Michela Marzano poursuit son parcours singulier dans la lignée de son précédent livre, Légère comme un papillon, paru chez Grasset avec succès. Un récit autobiographique qui questionne l’impossible recherche du Prince Charmant, le désir d’enfant, la maternité, l’amour tout simplement.

BOUCHON A PRÉVOIR : L’Autoroute, de Luc Lang
Rencontre entre un arracheur de betteraves dans le nord et un couple imprévu qui vit dans une maison au bord d’une autoroute. C’est sans doute plus que cela, mais bon, voilà…

COMME C’EST ORIGINAL : Le Jour où tu m’as quitté, de Vanessa Schneider
Une femme divorcée et mère de deux enfants est quittée à nouveau. Déception, chagrin, incompréhension, vieux démons, crainte de ne pouvoir se reconstruire, tout ça… Je vous fais un dessin ou ça va ?


Ce qui n’est pas écrit, de Rafael Reig

Signé Bookfalo Kill

Un week-end entre père et fils, entre hommes, ça aurait de quoi exciter un garçon de quatorze ans, non ? Pas si, comme Jorge, on est un peu renfermé, un peu trop rond et maladroit, pas encore sorti de l’enfance, trop couvé sans doute par sa mère, Carmen, qui l’élève seule depuis qu’elle et Carlos se sont séparés.
Alors que l’homme et l’adolescent, partis randonner et camper en montagne, tentent de s’apprivoiser, Carmen reste seule à la maison, avec comme unique distraction le manuscrit que son ex a discrètement abandonné chez elle avant d’emmener Jorge. Le fameux roman que Carlos prétendait écrire depuis des années sans jamais le faire. Au fil des pages, Carmen pourtant commence à s’inquiéter : et si ce polar glauque, intitulée Sur la femme morte, en disait plus long entre ses lignes qu’à la surface de son récit ?
Et si elle ne connaissait finalement pas si bien que cela son ancien mari ? Et si son fils était en danger, seul avec lui ?

Reig - Ce qui n'est pas écritDrôle de livre. Avec quelques jours de réflexion, je serais bien en peine de dire si je l’ai aimé ou non. Par sa construction, par ce qu’il annonce, c’est un polar intéressant, assez singulier. Mais, de la même manière que Rafael Reig joue en permanence sur l’idée que le plus important n’est jamais énoncé, j’ai finalement le sentiment qu’il manque quelque chose entre les lignes de ce roman, là où, selon la volonté du romancier, l’essentiel devrait se trouver.

Ce qui n’est pas écrit entremêle trois histoires : celle de la randonnée de Carlos et Jorge, celle de Carmen lisant le manuscrit de Carlos, et celle du manuscrit. L’imbrication des trois est censée provoquer une quatrième lecture, quasi subliminale, qui est le résultat des cogitations du lecteur – ce qui n’est pas écrit, précisément, mais au contraire imaginé, le fruit des seules réflexions de celui qui s’accapare le livre, seul avec son vécu, ses références et ses préoccupations.

Malheureusement, soit que mon imagination ait été en panne sur ce coup-là, soit que le procédé ne fonctionne pas aussi bien qu’il le devrait, je n’ai pas été embarqué. Pas totalement, en tout cas, car le roman de Rafael Reig présente de belles qualités, offre de beaux moments, notamment dans l’histoire de Carlos et Jorge, et des personnages profonds, hantés par leurs peurs, leurs doutes et leurs erreurs.

Bref, impression mitigée, jusqu’à la fin du livre, courageuse, voire audacieuse, mais assez frustrante et trop rapide à mon goût. Pour le dire autrement, j’aime bien les fins ouvertes, mais là, il y a un peu trop de courants d’air… Oui, bon, en un mot comme en cent, je ne sais pas quoi penser de ce polar atypique. A vous de vous faire votre opinion, en somme !

Ce qui n’est pas écrit, de Rafael Reig
Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse
Éditions Métailié, 2014
ISBN 978-2-86424-943-6
238 p., 18€


Que nos vies aient l’air d’un film parfait, de Carole Fives

Signé Bookfalo Kill

Début des années 1980. Il y a le père, la mère et les deux enfants : la soeur aînée de douze ans et Tom, le petit frère de huit ans. C’est une famille ordinaire, ou presque. La mère est perturbée, instable, tend à la dépression. Un jour le père n’en peut plus et décide de partir. A tour de rôle, le père, la mère et la soeur aînée racontent le traumatisme vécu de l’intérieur. Le frère, lui, garde le silence – mais n’en pense pas moins…

Sur un sujet aussi rebattu, c’est le moins que l’on puisse dire, il est difficile de se montrer original. Carole Fives y parvient cependant, en ayant tout d’abord la bonne idée d’ancrer son premier roman dans les années 80, à une époque où le divorce est encore mal vu, et donc pas encore banalisé. Elle raconte donc, surtout du point de vue des enfants (retranscrit par la sœur aînée), le sentiment de décalage, la différence qui s’instaure, aussi bien dans le regard des autres qu’en soi, et la souffrance qui en découle. La violence aussi, d’un acte de séparation où tous les coups sont permis, sans doute moins encadré d’un point de vue judiciaire qu’il ne l’est aujourd’hui.

Pour autant, Carole Fives ne cherche pas à écrire un roman générationnel. La brièveté du livre, 119 pages, en atteste : son objectif est de se focaliser sur ses personnages et d’atteindre l’os des sentiments. L’ancrage temporel est donc discret. Il passe par de rapides références, politiques (évocation de l’élection de François Mitterrand) ou culturelles ; le titre du roman est emprunté à Lio (« Amoureux solitaires »), chanteuse des années 80 s’il en est, et d’autres citations d’artistes de l’époque émaillent le récit, directes ou cachées – « pas l’indifférence », titre d’une chanson de Jean-Jacques Goldman, apparaît page 45, ou, encore plus subtil, un extrait d’une chanson de Starmania page 98 : « jouer au football ou au volley » (« Un enfant de la pollution », chanson interprétée par Ziggy… si si, écoutez bien !)

Le cadre subtilement mais fortement posé, Carole Fives se concentre sur ses personnages, dans un roman choral à trois voix et demie qui laisse toute la place à la complexité des sentiments des uns et des autres : la folie contrastée de désespoir et d’amour chez la mère, les doutes et les angoisses du père décidé pourtant à refaire sa vie, le déchirement des enfants… et la sensation de gâchis qui domine tout le reste, que l’avancée implacable du récit accentue à chaque page, sans concession.
Les enfants sont au cœur du récit, car lorsque les parents se séparent, les petits aussi doivent parfois suivre le mouvement, par la force des choses. Cette blessure, vécue comme une trahison par la sœur narratrice, est le moteur de l’intrigue, qui en dévoile petit à petit le secret. Jusqu’à un dernier chapitre où le frère, enfin, prend la parole. Quelques mots longtemps attendus, et pourtant inattendus, qui ponctuent le roman sur un sacré coup de poing.

Parmi les premiers romans de cette rentrée, Que nos vies aient l’air d’un film parfait se détache par sa vigueur, la singularité de son style et le traitement de son sujet. Une belle expérience – et donc, on attend la suite, forcément !

Que nos vies aient l’air d’un film parfait, de Carole Fives
Éditions du Passage, 2012
ISBN  978-2-84742-195-8
119 p., 14€

 


Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich

Signé Bookfalo Kill

Gil est un peintre reconnu. Il a bâti sa renommée sur des portraits de sa femme, Irene, dans toutes les situations, y compris les plus osées, les plus dures, les plus intimes. Ensemble, ils ont eu trois enfants : Florian, Riel et le petit dernier, Stoney.
Irene découvre un jour que Gil lit en cachette son journal intime, qu’elle rédige dans un agenda rouge depuis des années ; il cherchait à découvrir si oui ou non elle le trompait. Ulcérée par cette marque de trahison, elle reprend son journal dans un autre carnet, bleu, qu’elle place en lieu sûr ; mais elle continue à écrire dans son agenda rouge une version différente de son histoire et de ses réflexions, afin de régler ses comptes à distance avec son mari…

Ça aurait pu n’être qu’une énième histoire de couple qui se déchire, sujet rebattu en littérature s’il en est (avec les histoires d’amour bien entendu, les unes n’allant naturellement pas sans les autres.) Mais comme c’est Louise Erdrich qui tient la plume, c’est cela, mais c’est aussi beaucoup mieux et beaucoup plus que cela.

Représentante et défenseur émérite de la culture indienne, cette grande figure des lettres américaines contemporaines ne déroge pas à ses habitudes. Ses personnages sont d’ascendance indienne, et se heurtent au problème d’un héritage culturel complexe à porter dans l’Amérique d’aujourd’hui. Tandis que Gil s’acharne à ne pas être considéré comme un simple peintre indien, sa fille Riel est fascinée par George Catlin, un artiste américain célèbre pour ses portraits d’Indiens – et dont le rapport qu’il avait avec ceux-ci s’avère aussi ambivalent que celui existant entre Gil et Irene, dans un subtil jeu de miroir.

Mais la question de l’identité indienne n’est pas le sujet du roman. Ou plutôt, elle n’en est qu’une des thématiques, ce qui donne sa richesse à ce superbe Jeu des ombres. Fondamentalement, il y est question de la famille et surtout du couple, avec tout ce que cela comporte de partage, de solidarité, d’attachement, mais aussi de difficulté, de compromission et de déchirement.
Ici, tout va plus loin car les protagonistes sont des artistes, des écorchés vifs, l’un comme l’autre. Des personnages fictifs qui s’appuient sur une inspiration personnelle, car c’est de la propre histoire de Louise Erdrich dont il est question ici, de sa relation tumultueuse avec Michael Dorris, romancier comme elle, dont elle finit par se séparer après bien des péripéties sordides.

L’inspiration est autobiographique mais le Jeu des ombres est bien un roman. Puissance de la fiction qui explose dans la construction – en miroir, encore -, alternance fluide d’extraits de l’agenda rouge, du carnet bleu, et d’un récit rapporté par un narrateur omniscient dont le regard bien renseigné éclaire en profondeur les zones d’ombre des protagonistes, jusque dans leurs réactions les plus obscures et les plus cruelles. Omniscient ? Peut-être pas si simple…
Pour tout saisir, il faut attendre la fin du livre, surprenante et forte. La conclusion sans concession d’un roman dont la brièveté dissimule une intensité et une complexité marquantes, qui font de Louise Erdrich un auteur majeur de la littérature américaine. A découvrir, si ce n’est déjà fait !

Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich
Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
  ÉditionsAlbin Michel, 2012
ISBN 978-2-226-24307-2
253 p., 19€