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Ce monde disparu, de Dennis Lehane

Signé Bookfalo Kill

Après un alignement de romans impressionnants, confinant pour certains au chef d’oeuvre (Mystic River, Shutter Island), il y avait eu une première petite alerte nommée Moonlight Mile, sixième titre dispensable de la série Kenzie-Gennaro, coincé entre l’extraordinaire Un pays à l’aube et sa superbe suite, Ils vivent la nuit. Puis, l’année dernière, était tombé le fadasse Quand vient la nuit. Dennis Lehane, enivré par les sirènes d’Hollywood (au point de quitter sa Boston emblématique pour partir vivre sur la terre des stars de cinéma), était-il en train de perdre son coup de patte unique, son statut qu’on croyait pourtant acquis à jamais de grand romancier ?

Lehane - Ce monde disparuEn dépit de son titre qui aurait pu constituer une triste confirmation de cette crainte, Ce monde disparu prouve au contraire que le bonhomme a encore de la ressource. Ouf ! La conclusion qu’il apporte à sa trilogie consacrée à la famille Coughlin, et en particulier à Joe, fils de flic devenu prince de la pègre entre la Floride et Cuba, est à la hauteur des deux romans qui la précèdent. On y retrouve avec soulagement son style fluide, la souplesse envoûtante de son écriture, son sens du rythme et des dialogues, et son talent inouï pour camper des personnages relevant à la fois d’archétypes (gangsters, femmes fatales, flics…) et vivant d’une vie intense, propre à son univers.

Il est toujours confondant de voir comment un grand auteur peut transfigurer un élément narratif qu’on a déjà vu et revu. L’une des belles idées de Ce monde disparu, c’est la figure de ce petit garçon blond qui apparaît régulièrement à Joe Coughlin, et ce dès les premières pages, alors que l’ancien leader désormais « simple » conseiller de l’ombre de son ami Dion Bartolo, chef de la Famille locale, apprend qu’un contrat a été placé sur sa tête. Fantôme ? Vision d’un esprit troublé par la perspective d’une mort proche ? Incarnation d’une conscience à la dérive ? Le motif est connu, mais Lehane en fait quelque chose de touchant, précieux, constitutif d’un personnage par ailleurs obsédé par le fait de survivre pour son fils de neuf ans, qui n’a plus que lui au monde. La relation entre le père et l’enfant est d’ailleurs merveilleuse, et offre quelques-unes des pages les plus fortes du livre, y compris (surtout) à la fin.
Entre des séquences d’action ou de suspense saisissantes, ce thème de la paternité, de la transmission, de l’héritage familial, est au cœur du roman, où les hommes qui tombent sont aussi, Lehane prend souvent soin de le rappeler, des parents, des fils, des frères ; des gens qui, en dépit de leurs mauvaises pratiques, manqueront à leurs proches.

Le romancier offre une fin logiquement crépusculaire à sa trilogie, dans la plus parfaite lignée des romans de gangsters. On suit avec passion Joe Coughlin, son élégance mortelle, son amour éperdu pour son fils, sa plongée vers les fantômes de son passé, ses tentatives de rester connecté à un monde qui change trop vite pour lui – comme pour tous ceux de son univers ; Ce monde disparu, désormais en pleine guerre mondiale, dont les codes se brouillent, s’effacent, emportant avec eux les ruines de valeurs surannées et les derniers vestiges d’espoirs trahis.
Un dernier acte noir et tragique, magnifique.

Ce monde disparu, de Dennis Lehane
(World gone by, traduit de l’américain par Isabelle Maillet)
Éditions Rivages, 2015
ISBN 978-2-7436-3406-3
348 p., 21€

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Quand vient la nuit, de Dennis Lehane

Signé Bookfalo Kill

Bob Saginowski est barman dans le bar de son cousin Marv, à Boston, qui sert de relais à la mafia tchétchène du quartier pour leurs différents trafics. Taciturne et solitaire, se tenant à l’écart du monde pour éviter de faire resurgir de vieux démons qui le taraudent, sa vie bascule pourtant le jour où il découvre un chiot abandonné dans une poubelle devant la maison de Nadia, une jeune femme avec qui il se lie d’amitié.
Quand le bar se fait braquer un soir et qu’une armée de personnages peu recommandables achèvent de perturber sa tranquillité difficilement acquise, Bob doit faire des choix qu’il espérait ne plus avoir à faire…

Lehane - Quand vient la nuitCe n’est pas très agréable à admettre, mais voilà un roman de Dennis Lehane qui, pour moi, ne restera pas dans les annales. Il faut dire que le bonhomme nous a habitués à planer tellement haut dans le ciel du polar qu’un opus tout juste bon, comme Quand vient la nuit, paraît presque décevant.
L’origine de ce livre y est peut-être pour quelque chose. Il s’agit en effet d’une extension d’une nouvelle intitulée Sauve qui peut, que Lehane a reprise et étoffée pour en faire à la fois ce roman et un scénario de long métrage. Le film sortira en novembre et vaudra pour être la dernière apparition à l’écran de James « Soprano » Gandolfini ; difficile à croire, à moins d’une mise en scène révolutionnaire de Michaël R. Roskam (réalisateur belge de Bullhead), qu’il marquera davantage l’histoire du cinéma, tant son intrigue n’a rien de spectaculairement original.

Pour le dire autrement, Quand vient la nuit aurait pu être écrit par un autre auteur un peu talentueux. Hormis le fait que le récit se déroule à Boston, sa ville fétiche, et en-dehors de quelques fulgurances psychologiques bien dans son style, rien ne trahit spécialement la patte de Dennis Lehane. Il lui manque cette force, cette énergie sombre, cette clairvoyance humaine qui sont sa marque de fabrique. Il lui manque tout simplement le souffle extraordinaire qui a amené Mystic River, Shutter Island ou Un pays à l’aube directement au rang de classique, et fait aussi de sa série Kenzie-Gennaro un must du polar urbain, sombre et désespéré.

Sans doute, accoutumé à cette puissance hors norme, suis-je devenu trop exigeant avec Dennis Lehane. Je dois donc être honnête et reconnaître que Quand vient la nuit se lit très agréablement, que ses personnages sont bien dessinés, que l’ensemble assume sa noirceur et dresse le portrait glaçant d’une ville rongée par la corruption, la mafia et la folie ordinaire, au point de faire s’effondrer les valeurs « refuges » que sont l’honnêteté ou la spiritualité (à l’image d’une église qui ferme pour être transformée en complexe immobilier luxueux).
A l’écrire ainsi, vous comprendrez, je l’espère, que c’est un bon polar. Certes, sans l’étincelle qui fait le grand roman, mais tout de même très plaisant à lire. Oui, c’est déjà ça !

Quand vient la nuit, de Dennis Lehane
Traduit de l’américain par Isabelle Maillet
  Éditions Rivages, coll. Thriller, 2014
ISBN 978-2-7436-2905-2
270 p., 14,50€


Ils vivent la nuit, de Dennis Lehane

Signé Bookfalo Kill

Le respect de la justice n’est pas forcément héréditaire. Fils et frère de policier, Joe Coughlin rompt la tradition familiale dès son plus jeune âge et, à vingt ans, il s’efforce de se faire une place dans la pègre de Boston, alors que la Prohibition bat son plein. Malheureusement, s’attaquer au tripot clandestin d’Albert White, l’une des figures du milieu, et séduire Emma Gould, la maîtresse de ce dernier, ne sont pas les meilleurs moyens d’y arriver. Après un braquage qui tourne mal et cause la mort de trois policiers, Joe est balancé et se retrouve en prison.
C’est là, dans l’enfer du pénitencier de Charlestown, que le jeune homme fait une rencontre décisive : Maso Pescatore, vieux truand qui fait sa loi entre les murs et continue à diriger à distance son empire, concurrent de celui de White. En le prenant sous son aile, le caïd va enfin lancer Joe sur la voie dont il rêve – parsemée d’embûches et de menaces, certes, mais aussi promesse d’une vie éclatante, où l’amour va s’inviter par surprise…

Lehane - Ils vivent la nuitPour Dennis Lehane, il y a trois écoles. Soit vous connaissez déjà le bonhomme, vous en êtes donc probablement fan (difficile de faire autrement une fois qu’on y a goûté), et je n’aurai pas besoin de dire grand-chose pour vous convaincre de vous ruer sur son nouvel opus. Soit son nom ne vous dit rien, mais celui de certaines de ses œuvres, adaptées avec éclat au cinéma, si : Mystic River (par Clint Eastwood), Shutter Island (par Martin Scorsese) ou Gone Baby Gone (par Ben Affleck), c’est lui.
Soit, enfin, vous ignorez tout de Lehane, auquel cas laissez-moi vous dire une chose : vous avez la chance de pouvoir découvrir encore l’un des plus grands auteurs américains contemporains de polar.

Ils vivent la nuit est une fausse suite de ce qui est, à mon avis, son plus immense chef d’oeuvre : Un pays à l’aube, paru en 2009 en France. Suite, parce qu’on y poursuit l’histoire de la famille Coughlin – même si Un pays à l’aube était centré sur Danny, le frère aîné de Joe, et que ce dernier n’était alors qu’un gamin de 13 ans et un personnage secondaire. Fausse, parce que hormis ce point de raccord, les histoires des deux livres ne sont pas connectées, et on peut donc lire Ils vivent la nuit de manière indépendante sans aucun problème de compréhension.

Fausse suite également, parce qu’Un pays à l’aube tirait vers le roman historique, alors qu’Ils vivent la nuit ramène Lehane dans le genre noir. C’est même à l’un des canons de la discipline que s’attaque le romancier, puisque ce livre est un pur roman de gangsters, avec tous ses codes et ses ingrédients caractéristiques (femmes fatales ou de caractère, truands hauts en couleur, alcool qui coule à flot, armes en tous genres, trafics, trahisons, alliances, jalousies, et beaucoup de morts semés sur les routes…) Il nous plonge dans une Amérique familière, celle de la Prohibition dans les années 20, mais aussi celle de la crise, après le krach de 1929 – offrant plus d’une fois une résonance troublante avec l’Amérique et le monde d’aujourd’hui.
Bien qu’enchâssé dans ce cadre précis, le talent de Lehane ne se nécrose pas pour autant. Comme avec Mystic River, sommet du roman noir dans les règles de l’art, ou Un pays à l’aube, superbe fresque historique et familiale, vous avez l’impression dès les premières pages d’Ils vivent la nuit de lire un classique instantané. La maîtrise du romancier en terme de narration et de rythme est époustouflante, son sens des dialogues qui tuent intact, son art pour créer des personnages forts, complexes et marquants toujours aussi impressionnant. Entre passages obligés et surprises personnelles à l’auteur, l’histoire déroule son récit avec fluidité, sans temps mort ni baisse de régime, jusqu’à une fin d’une cruauté douce-amère assumée et digne.

Dennis Lehane est sans doute l’un des rares auteurs contemporains à pouvoir signer un roman de gangsters aussi authentique, sans sombrer dans la parodie, en y apposant sa patte et sa modernité. S’il n’a pas la puissance dévastatrice d’Un pays à l’aube (dont le final exceptionnel paraît insurpassable), Ils vivent la nuit aligne tout de même quelques très grandes scènes et, dans son ensemble, ajoute une pièce aussi solide que légitime à l’édifice du genre.
Il entraîne aussi pour la première fois son auteur loin de sa ville de Boston, théâtre de tous ses romans jusqu’à présent. Un changement d’air à Tampa, en Floride, puis à Cuba, plein de chaleur – dans tous les sens du terme -, qui fait aussi beaucoup pour le plaisir renouvelé que l’on prend à dévorer ce nouvel opus.

Fan, vaguement familier ou novice de l’univers de Lehane, vous savez donc ce qu’il vous reste à faire. Foncez sur ce très bon roman et vivez quelques nuits inoubliables en compagnie de ses sombres héros…

Ils vivent la nuit, de Dennis Lehane
Traduit de l’américain par Isabelle Maillet
Éditions Rivages, coll. Thriller, 2013
ISBN 978-2-7436-2461-3
527 p., 23,50€