Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
La guerre d’Indochine est l’une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine.
Avec un sens redoutable de la narration, Une sortie honorable raconte comment, par un prodigieux renversement de l’histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au coeur de l’enchevêtrement d’intérêts qui conduira à la débâcle.
En remontant dans l’historique du blog, je m’aperçois avec horreur que je n’ai proposé qu’une seule chronique d’un livre d’Eric Vuillard. Dans la mesure où Vuillard est l’un de mes écrivains français favoris, que je ne raterais un nouveau livre de lui pour rien au monde, c’est un constat consternant – et auquel il faut remédier rapidement.
Commençons dès aujourd’hui, avec cette Sortie honorable qui fait honneur au talent et à la pertinence de cet auteur inimitable, tout en n’en faisant aucun à la France.
Et pour cause, il y est question de la guerre d’Indochine. Un conflit particulièrement navrant (on pourrait se demander quelle guerre n’est pas navrante, mais c’est un autre problème), que l’on résume souvent à son début – la déclaration d’indépendance lancée par Ho Chi Minh en 1945, étrangement mal reçue par le gouvernement tricolore – et à sa fin grotesque – la défaite de Dien Bien Phû, résultat d’un mouvement stratégique qui fera encore ricaner dans les écoles militaires des siècles à venir (en admettant que nous ne soyons pas tous morts avant d’une rafale de bombes atomiques en travers de la tronche, bien entendu).
En soi, un récit sur le sujet, ça ne paraît peut-être pas très sexy. Sauf que vous remettez votre temps de lecteur entre les mains d’Eric Vuillard, et que c’est une responsabilité qu’il prend très au sérieux. Les quelques deux cents pages que l’auteur vous offre en retour, pour paraître concises, n’en sont pas moins riches d’innombrables informations passionnantes, tout en s’avérant hilarantes, mordantes, révoltantes, grinçantes à souhait.
Le style Vuillard, en somme.
D’ailleurs, c’est quoi, ce fameux style Vuillard, qui lui a valu notamment un prix Goncourt ultra-mérité en 2017 pour L’Ordre du jour ? C’est un mélange de recherche historique pointue, de littérature virtuose (le sens de la formule de ce garçon, mon dieu, c’est une boîte de Quality Street à chaque page ou presque), et surtout un point de vue systématiquement original, décalé ; un regard sur l’événement historique qui prend le tableau de biais pour mieux le comprendre, ou au moins l’appréhender autrement.
Eric Vuillard n’est pas historien. Il ne se prétend pas tel. Il assume son statut d’écrivain, de manieur littéraire. C’est ce qui fait sa force – mais aussi sa limite pour ceux qui considèrent que l’Histoire est une chose trop sérieuse pour l’abandonner aux mains des scribouilleurs. Le point de vue s’entend. Vous aurez compris que je n’en ai rien à faire.
Vuillard est un homme de parti pris. Ça aussi, il l’assume. Ses convictions penchent à gauche, ce qui explique sa tendance naturelle à privilégier le côté des faibles, des opprimés, et à s’en prendre sans retenue aux décideurs, aux cyniques du pouvoir, sur lesquels il cogne avec une jubilation manifeste, qui se traduit par un maniement létal de l’ironie et un art de portraitiste qui n’est jamais loin de celui du caricaturiste, violent et cruel – des piques acerbes que les intéressés, en général, ont largement méritées.
Si l’on revient enfin au sujet du jour, il y a de quoi faire, et Eric Vuillard s’en donne à cœur joie. On commence avec les politiques, saisis lors d’une séance effroyable d’octobre 1950, lors de laquelle les parlementaires décident contre vents et marées la poursuite d’une guerre qui dure déjà depuis six ans et impose au pays un coût invraisemblable, en vies comme en argent.
On poursuit plus loin avec les militaires, superbe brochette d’arrogants à épaulettes, tellement sûrs de leur supériorité tactique et logistique qu’ils conçoivent de s’enfermer dans une cuvette (un « pot de chambre », raille l’auteur en verve) pour mieux y perdre tout seuls la fameuse bataille de Dien Bien Phû, achèvement logique d’une campagne désastreuse de bout en bout.
On termine, enfin, se croyant à bout de colère devant tant de gâchis assumé avec tant de suffisance, par une séance de conseil d’administration de la Banque d’Indochine, et l’on trouve encore la force de s’emporter en découvrant que les actionnaires de cette dernière, spéculant sur l’inévitable défaite, se sont garanti en 1954 les plus juteux dividendes de l’histoire de leur banque.

Pour nourrir son récit et ses réflexions, fidèle à ses habitudes, Eric Vuillard s’est appuyé sur des documents directs – compte-rendus de séance à l’Assemblée Nationale, de la réunion du conseil d’administration, archives… – qu’il met ensuite en scène, de manière très naturelle, grâce à son écriture toujours en alerte, et à un humour salvateur face à tant d’ignominie.
Il compose ainsi un tableau mouvant, dont les différentes facettes sont autant de réponses apportées à la problématique qui tend toute l’œuvre : à vouloir sauvegarder intérêts et apparences, y a-t-il seulement moyen de s’en sortir avec les honneurs ? La terrible ironie du titre résume avec sarcasme l’impossibilité de la chose et, en creux, les terribles conséquences que cette volonté de « sortie honorable » a eues sur tant de gens.
Cet écrivain surdoué, doublé d’un penseur dont le regard volontiers provocateur incite sans cesse à prendre ses responsabilités et à penser par soi-même, signe un nouveau brûlot essentiel dans ce style qui n’appartient qu’à lui, et qui nous a valu déjà nombre de merveilles littéraires. Eric Vuillard est un auteur nécessaire. Faites-vous du bien, lisez-le.
Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2022
ISBN 978-2-330-15966-5
208 p.
18,50 €
COUP DE CŒUR : Les frères Lehman, de Stefano Massini

Les amis, lâchez tout, attachez vos ceintures et ouvrez grand les écoutilles, aujourd’hui je vais vous parler de la dinguerie absolue de la rentrée. Il en faut au moins une – l’année dernière c’était Jérusalem d’Alan Moore, cette année voici venir Les frères Lehman de Stefano Massini. 848 pages d’inventivité, d’intelligence et de virtuosité littéraire, c’est si rare que ça ne se refuse pas.
De quoi est-il question ?
Hé bien, d’économie, de la crise des subprimes aux États-Unis en 2008…
NOOOOOON, ne partez pas !!!
Ce n’est qu’un aspect de ce livre. Un aspect incontournable, forcément, mais qui n’en est que le grand final.
En réalité, comme le titre l’indique de manière transparente, Stefano Massini s’attache à nous raconter l’histoire des frères Lehman, plus connus dans le monde aujourd’hui, y compris en France, sous le nom des Lehman Brothers. Rien à voir avec la tribu d’humoristes moustachus ayant fait les beaux jours du cinéma au XXème siècle, ni avec le duo mythique de chanteurs fictionnels ayant eux aussi connu leur heure de gloire sur grand écran en 1980.
Non, les Lehman Brothers, ce n’est pas le même genre d’humour, on va dire.
Tout commence en 1844. Un Juif allemand nommé Hayum Lehmann débarque à New York. En passant à la douane, pour mieux se faire comprendre et s’intégrer, il change son nom en Henry Lehman. Il gagne ensuite Montgomery, en Alabama, où il fonde une sorte d’épicerie générale. Un magasin minuscule, qu’il va agrandir peu à peu et transformer en entreprise florissante avec l’aide de ses frères Emanuel et Mayer, qui le rejoignent quelque temps plus tard.
Ils se spécialisent notamment dans le marché du coton, anticipent les grands changements de la vie américaine suivant le développement des chemins de fer, passent miraculeusement au travers de la Guerre de Sécession, et deviennent peu à peu un énorme établissement de conseil coté en Bourse, puis une banque qui affronte avec vaillance les soubresauts de l’Histoire – jusqu’à son effondrement spectaculaire en 2008, victime d’un système qui a perdu la tête et qu’elle a contribué à décapiter.
De 1844 à aujourd’hui, la vie des frères Lehman et de leurs successeurs est donc inextricablement liée à celle des États-Unis. C’est ce que le livre monumental de Stefano Massini nous raconte, et c’est déjà extrêmement intéressant en soi.
Mais ce qui fait des Frères Lehman un ouvrage exceptionnel, un roman hors du commun (car c’est un roman, pas un essai historique), c’est sa forme insensée. En effet, pour donner au récit le souffle épique qu’il mérite, pour en faire une odyssée des temps modernes, Massini a choisi d’écrire en vers libres. Pas de rimes, mais de fréquents retours à la ligne, des phrases courtes, la quête obsessionnelle d’un rythme atypique et marquant, appuyée par un jeu savant sur les répétitions, la litanie, la scansion.
C’est un travail ahurissant, homérique (comme il se doit quand on écrit une odyssée). Et le résultat est fabuleux. On engloutit les 848 pages du livre (qui contient d’autres surprises étonnantes) sans même s’en rendre compte. On se passionne pour ces vies hors du commun, leurs joies, leurs amours, leurs chagrins, leurs inventions, leur aplomb pour affronter l’Histoire et lui trouver des réponses héroïques quand elle s’emballe sous leurs yeux.
Pour ceux que la forme simili-poétique pourrait rebuter, ne craignez rien. C’est un atout plutôt qu’un frein. Je ne suis pas lecteur de poésie en général, c’est un genre dans lequel je peine à investir le temps et la concentration nécessaires pour l’apprécier. Mais là, c’est autre chose. Ce choix audacieux, transfiguré par la traduction sublime de Nathalie Bauer (dont il faut saluer le travail, ça n’a pas dû être simple tous les jours !), devient une tempête qui abat toutes les réticences sur son passage. Dès les premières lignes, on est emporté par le texte, sa fougue, son indiscipline, son humour aussi, et par la force inédite de ses images.
Les frères Lehman est un livre aussi rare que captivant, une somme de documentation, de réflexion et de mise en perspective historique métamorphosée en récit grandiose. Le texte le plus ambitieux de l’année, sans aucun doute. Une expérience de lecture inouïe que je vous recommande sans aucune restriction.
Les frères Lehman, de Stefano Massini
(Qualcosa sui Lehman, traduit de l’italien par Nathalie Bauer)
Éditions Globe, 2018
ISBN 978-2-211-23513-6
848 p., 24€
A première vue : la rentrée Globe 2018

Nouvelles venues dans notre panorama de la rentrée littéraire, les éditions Globe méritent d’être suivies de près, autant pour la rareté (cinq à six titres par an en moyenne) que pour la qualité et la singularité de leurs publications. Nous avons dit récemment tout le bien que nous pensions de La Note américaine, de David Grann. Il faudra se pencher sur les deux livres proposés par l’éditrice Valentine Gay, qui promettent beaucoup d’originalité narrative et de force dans le propos.
BROTHERS : La Chute des frères Lehman, de Stefano Massini
(traduit de l’italien par Nathalie Bauer)
Souvenez-vous : la crise économique du XXIème siècle a explosé en 2008, causant notamment la faillite de la banque Lehman Brothers. Mais qui étaient ces fameux frères Lehman ? Depuis l’arrivée aux États-Unis de Heyum Lehman, le 11 septembre 1844, jusqu’à l’effondrement de l’empire financier le 15 septembre 2008, Stefano Massini narre le destin hors du commun d’une fratrie et de ses héritiers, et à travers eux, une grande page de l’histoire américaine. Ce pourrait déjà être un sujet passionnant en soi, mais la forme très atypique choisie par le romancier – entre poésie et prose, entre narration et litanie, entre couplets et refrains, au fil d’un entrelacs de phrases courtes et de formules neuves – devrait permettre d’engloutir avec ferveur les 864 pages de ce qui s’annonce comme l’un des titres les plus forts et singuliers de la rentrée.
SISTER : L’Écart, d’Amy Liptrot
(traduit de l’anglais par Karine Reignier-Guerre)
Noyée d’alcoolisme, étourdie de Londres et de sa frénésie, l’auteure raconte comment elle a choisi de se reconstituer en se confrontant aux éléments hostiles des îles Orkney, archipel rugueux et battu par les vents au nord de l’Écosse, et en s’investissant tout particulièrement dans l’étude et la protection d’une espèce d’oiseau en voie de disparition. On anticipe un texte aussi gracieux que brûlant.
On lira sûrement : les deux !