Les envolés, d’Étienne Kern

Éditions Gallimard, 2021
ISBN 9782072920820
160 p.
16 €
4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.
Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle à l’histoire vraie de Franz Reichelt, tailleur pour dames venu de Bohême, le souvenir de ses propres disparus.
Très jolie découverte que ce premier roman d’Étienne Kern, déjà auteur d’une demi-douzaine d’essais essentiellement consacrés à la littérature et à la langue française. Son passage de la théorie à la pratique fait preuve d’autant de maîtrise que de sobriété (160 pages seulement, mais c’est tout à fait suffisant), de sentiment et de justesse.
Premier mérite de ce livre : faire connaître le destin tragique et véridique de Franz Reichelt, qu’un petit film muet et en noir et blanc a immortalisé (et que l’on peut trouver sans problème sur la Toile. Je laisse à ceux qui le souhaitent le choix de faire la recherche.) Un drame qui aurait pu demeurer à l’état de fait divers tiraillé entre tristesse et grotesque, mais qu’Étienne Kern sublime en s’emparant corps et âme de cette histoire qu’il enlumine de littérature.
Où s’arrête le vrai, où commence la fiction dans Les envolés ? La question se pose forcément, tant le romancier fait de son protagoniste un véritable héros de roman, un personnage de papier habité d’une vie et d’une authenticité qui dépassent le peu que l’on sait de lui. Et c’est là toute la beauté du geste artistique : donner du sens et du cœur à un geste que le seul fait divers réduirait à qualifier au pire de fou, au mieux d’inconscient.
Pour cela, il fallait réinventer Franz Reichelt. Étienne Kern y parvient à merveille en l’entourant d’autres personnages qui contribuent à éclairer, non seulement son parcours, mais aussi et surtout son humanité, sa volonté de venir en aide aux autres, de rendre justice à l’existence et aux efforts des autres pour rendre la vie meilleure. Sa relation avec son employée Louise et Alice, la petite fille de cette dernière, est particulièrement belle – et tragique, aussi.
Le romancier touche juste également lors de brefs chapitres en italique qui, soit s’adressent directement à Franz Reichelt, soit rattachent l’histoire de l’inventeur-tailleur à des récits personnels de l’auteur – références émouvantes et troublantes à son grand-père ou à son amie M., dont je vous laisse découvrir les destins dans le livre.
Éclairé par une écriture raffinée mais sans ostentation, imprégnée d’une empathie qui contrebalance la tristesse poignante du récit, Les envolés adjoint à la sensibilité et à l’intimité de son auteur une histoire forte, qui interroge avec tact l’attrait fatal des hommes pour l’air et le ciel, ainsi que les douces tempêtes qui soulèvent jusqu’au vertige l’imagination des rêveurs. Un très bel élan qui donne envie de lire davantage de cette belle plume.
Monsieur Kern, rendez-vous au deuxième roman !
Les ombres filantes, de Christian Guay-Poliquin

Éditions la Peuplade, 2021
ISBN 9782925141006
344 p.
20 €
Dans la forêt, un homme seul marche en direction du camp de chasse où sa famille s’est réfugiée pour fuir les bouleversements provoqués par une panne électrique généralisée. Il se sait menacé et s’enfonce dans les montagnes en suivant les sentiers et les ruisseaux.
Un jour qu’il s’est égaré, un mystérieux garçon l’interpelle. Il s’appelle Olio, a une douzaine d’années, semble n’avoir peur de rien et se joint à l’homme comme s’il l’avait toujours connu…
Je me suis permis d’arranger un peu le résumé de l’éditeur et d’en supprimer la dernière phrase, qui semblait suggérer que Les ombres filantes était un roman survivaliste, une épopée sombre et violente dans la lignée de La Route, de Cormac McCarthy. En dépit de l’apparition clin d’œil, au début du livre, d’un père et de son fils poussant un caddie plein de bric-à-brac, il n’en est rien, et l’aborder de cette manière serait le meilleur moyen de passer à côté.
Un monde en chute libre
De prime abord, on peut dire qu’il s’agit d’un roman d’aventures, un périple en pleine nature dans un contexte de déréliction généralisée qui inscrit ce texte dans la veine post-apocalyptique, devenue un véritable courant littéraire ces dernières années et servie par des auteurs de grand talents et de tous horizons, pas seulement de science-fiction. Rien d’étonnant, étant donné l’enthousiasme avec lequel l’humanité s’échine à détruire sa planète et à courir à sa perte, que les écrivains s’en inquiètent et s’en emparent.
Comme nombre de ses confrères et consœurs (Deon Meyer dans L’Année du Lion, Emily St John Mandel dans Station Eleven, Jean Hegland dans Dans la forêt, Peter Heller dans La Constellation du Chien), Christian Guay-Poliquin n’use de ce motif que comme un arrière-plan, presque un prétexte à accompagner l’histoire qui l’intéresse vraiment.
Il est question de la Panne, on devine à certaines allusions fugaces que le monde est au bord du gouffre à la suite d’un effondrement énergétique, et que les humains, sortis brutalement de leur confort, dépassés par les événements, tentent de sauver leur peau par tous les moyens possibles.
C’est tout, et on n’a guère besoin d’en savoir plus. Cela suffit à modifier radicalement les priorités des humains, et à justifier la longue errance du narrateur. Tout le reste, les véritables sujets du livre, en découle.
Le retour à l’enfance
Tout dans dans le roman tourne autour de ce motif.
Si le protagoniste traverse la forêt, c’est pour rallier le camp de chasse de sa famille. Il espère y retrouver ses oncles et tantes, mais aussi une forme de bonheur liée à son passé, car il garde de ce lieu de beaux souvenirs d’enfance.
Son long périple parsemé d’embûches, son absorption presque physique par la forêt, c’est un voyage à rebours, une tentative de renouer avec l’innocence que les bois retournant à l’état sauvage incarnent à merveille.
Ce retour à l’enfance s’inscrit également dans la magnifique relation symbiotique qui unit très vite le narrateur à Olio. Dans les premiers chapitres, l’homme chemine seul, et avec peine, malhabile, craintif, souffrant d’une vieille blessure au genou qui le ralentit et le gêne dans ses mouvements.
Dès qu’il rencontre le garçon, il regagne en vitalité, en force, s’étonne lui-même que sa blessure ne le gêne presque plus – comme si une partie de l’énergie naturelle de l’enfant passait en lui, régénérant son corps, éclairant son esprit et son âme. Et tout leur parcours commun va consolider ce lien qui, très vite, transforme un compagnonnage de circonstance en amour filial, jusqu’à une ultime phrase déchirante.
Quel merveilleux personnage, cet Olio, d’ailleurs ! Christian Guay-Poliquin donne chair, âme et vie avec une folle intensité à ce garçon malicieux, vivace, obstiné, volontiers manipulateur, candide et fragile aussi, et d’une clairvoyance brutale qui l’amène parfois à commettre des actes insensés, pour la simple et bonne raison qu’il les considère comme les plus justes dans ce drôle de nouveau monde en train de se dessiner.
C’est cette manière si juste de saisir l’enfance, de la magnifier par des mots, qui éclaire le roman d’une lumière resplendissante.
Le temps retrouvé ?
Il y a quelque chose dans le rapport au temps qui interpelle également si l’on prête attention à la structure du livre et à ses titres de chapitre.
Les ombres filantes est découpé en trois parties. Dans la première, « La Forêt », les chapitres sont titrés en référence à l’heure qu’il est. Le narrateur porte une montre, à laquelle il se réfère sans arrêt, raccroché par cet objet à « l’ancien monde ». Comme un symbole, à la fin de la première partie (attention : mini-spoiler !), Olio s’empare de la montre et la jette dans une rivière, brisant l’obsession et poussant son protecteur à entrer de plain-pied dans la nouvelle ère du monde.
Ce basculement se fait pourtant en douceur dans la deuxième partie, puisque la famille du protagoniste enfin rejointe possède un calendrier qui lui permet de rythmer et d’organiser ses semaines. Voici les chapitres portant désormais le nom du jour où se déroule le récit, ouvrant la porte à un étirement du temps sans pour autant perdre les vieux repères.
Dans la troisième partie enfin, « Le ciel », plus de montre, plus de calendrier : les seuls repères sont ceux offerts par la nature, le soleil et les étoiles. « Matin », « nuit », crépuscule »… : nos héros sont rendus au stade ultime de l’effacement de la civilisation. Place est faite à l’horizon, promesse d’ouverture et donc de renouveau… ou de chute finale.
Cette évolution, subtile et brillante, est à l’image d’un roman plus souvent mélancolique que menaçant, quête primaire d’affection et de tendresse dans un monde dont les barrières tombent pour ramener ses survivants à l’essentiel.
Cela ne va pas sans violence ni souffrance, mais Christian Guay-Poliquin nous embarque en douceur dans ce périple terriblement humain au cœur d’une nature prête à reprendre le pouvoir, conjuguant sens du rythme, intelligence discrète du propos et empathie pour des personnages dont la compagnie perdurera bien au-delà des dernières pages.
Là-haut, très loin dans le ciel de notre imagination, éclairée par le sourire d’Olio et la marche obstinée vers la liberté du héros que l’enfant s’est choisi.
À première vue : la rentrée Actes Sud 2021
Intérêt global :
Avec onze nouveautés (au lieu de neuf en 2020), on reste à peu près stable du côté d’Arles. En réalité, on montera à douze ici en ajoutant le nouveau roman de Richard Powers annoncé pour le 22 septembre, qui est un événement d’autant plus notable que le romancier américain quitte à cette occasion le Cherche-Midi, son éditeur français historique.
Vous connaissez mon opinion au sujet des gros volumes de parution. Onze (ou douze), c’est beaucoup trop, mais il faudrait vraiment un retour de la peste bubonique pour calmer les ardeurs des gros éditeurs français.
Sans surprise, quand on a des bagages aussi lourds, il y a des chances d’avoir embarqué quelques bidules superflus. On peut craindre que certains livres, pourtant potentiellement prometteurs, ne trouvent pas leur public, noyés par l’avalanche…
À L’AVENTURE !
Femme du ciel et des tempêtes, de Wilfried N’Sondé

Le romancier congolais poursuit dans la veine aventurière qui a notamment valu un joli succès à son précédent livre : Un océan, deux mers, trois continents (2018).
Tout commence ici par l’exhumation en Sibérie d’une sépulture datant de plus de dix mille ans, et abritant le corps d’une reine à la peau noire. Prévenu par le chaman qui a réalisé la découverte, un scientifique français s’associe à une docteure germano-japonaise et un ethnologue congolais pour tenter de protéger la précieuse tombe d’industriels sans scrupule qui souhaitent transformer le territoire en site d’exploitation gazière.
Le résumé semble un peu fourre-tout, mais N’Sondé est un excellent conteur, susceptible de transformer ce synopsis en bon roman d’aventures écologique.
Dernière oasis, de Charif Majdalani

En 2020, l’écrivain libanais avait quitté le Seuil, son éditeur historique, pour publier chez Actes Sud un journal en forme de réflexion sur l’état de son pays.
Il reste à Arles pour son nouveau roman, où il emmène un spécialiste d’archéologie orientale dans le nord de l’Irak pour y expertiser des pièces antiques. Arrivé sur place, il découvre une oasis paisible, quoique occupée par des militaires, car elle est encerclée par l’armée kurde d’un côté, et par des djihadistes de Daesh de l’autre… Quand l’effroi du monde percute les trésors de l’humanité.
Sidérations, de Richard Powers
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin)

Dans une Amérique au bord du chaos politique et climatique, un père conduit son fils souffrant de troubles du comportement à vivre une extraordinaire expérience neuroscientifique. Chaque roman de Richard Powers est une expérience nourrie par l’ambition intellectuelle et la puissance d’analyse de l’écrivain. On en parlera, comme d’habitude.
Le Mode avion, de Laurent Nunez
L’aventure ici est celle de la langue française, à travers l’affrontement épique entre deux linguistes, en quête de nouvelles théories du langage qui révolutionneraient toutes nos connaissances à ce sujet et leur permettraient de passer à la postérité.
Et pourtant ils existent, de Thierry Froger
Au cœur d’un roman historique serré entre l’assassinat de Jaurès et la guerre d’Espagne, Thierry Froger campe la figure de Florent Bordes, héros ambigu dont les possibles exploits sont passés au crible de points de vue contradictoires qui, en creux, questionnent les mirages de la fiction.
La Déesse et le marchand, d’Amitav Ghosh
(traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue)
Un sexagénaire accepte à contre-cœur de partir à la recherche d’un temple perdu dans la mangrove pour y découvrir une légende folklorique méconnue. Bien entendu, ce voyage entamé sans enthousiasme va bouleverser le regard du protagoniste sur le monde, la vie, tout ça.
AU CŒUR DU MONDE
GAV, de Marin Fouqué

Peut-être le titre à surveiller de près chez Actes Sud cette année. Après 77, c’est le deuxième roman d’un jeune auteur né en 1991 (grmpf), qui promet un gros coup de griffe sur la société française contemporaine. Marin Fouqué imagine d’en dresser une radiographie en réunissant, le temps d’une nuit commune en garde à vue, des émeutiers d’une manifestation, une jeune femme qui travaillait dans un entrepôt, un cadre en dégrisement et un jeune homme embarqué pour délit de faciès.
Pleine terre, de Corinne Royer
Après la jeunesse, l’effondrement du monde paysan. Pour son cinquième roman, Corinne Royer s’inspire d’un fait divers pour raconter la cavale d’un éleveur qui, n’ayant pas rempli toutes ses obligations administratives, se retrouve pourchassé par les gendarmes et considéré comme un criminel.
Furies, de Julie Ruocco
Le seul premier roman du programme. Il relate la rencontre d’une jeune archéologue devenue trafiquante d’antiquités et d’un pompier syrien devenu fossoyeur. L’occasion de célébrer les femmes qui ont animé le Printemps Arabe.
Avant les années terribles, de Victor Del Arbol
(traduit de l’espagnol par Claude Bleton)
Révélé par ses romans noirs profonds et émouvants, l’écrivain espagnol s’aventure en Afrique pour y raconter l’épopée d’un enfant-soldat.
Comme nous existons, de Kaoutar Harchi
Une quête autobiographique, entre récit d’amour filial et éveil de la conscience politique.
Madame Hayat, d’Ahmet Altan
(traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes)
Dans une ville où règne l’effroi, l’histoire d’une passion amoureuse, celle d’un jeune homme pour une femme d’âge mûr. Un roman sur les pouvoirs de l’imaginaire dans lequel la littérature se révèle vitale. (Dixit l’éditeur.)
BILAN
Rien qui me chatouille vraiment la curiosité dans tout ça, même s’il y a de quoi faire, et pour tous les goûts.
Lecture potentielle :
Sidérations, de Richard Powers
Lectures hypothétiques :
GAV, de Marin Fouqué
Femme du ciel et des tempêtes, de Wilfried N’Sondé
À première vue : la rentrée Gallimard 2020

Intérêt global :
Voici venir mon moment préféré lorsque je travaille sur la rubrique « à première vue » : la présentation de la rentrée littéraire Gallimard…
D’ordinaire pléthorique et relativement indigeste, ce qui occasionne de ma part quelques fréquentes poussées d’urticaire critiques, la rentrée 2020 de Tonton Antoine s’inscrit dans la tendance générale à la baisse des gros éditeurs, pour prendre en compte les répercussions de la crise sanitaire du premier semestre. Si, si, je vous assure ! Au lieu d’une vingtaine de titres, le tarif habituel, nous n’aurons droit qu’à… 13 parutions (si j’ai bien compté, parce qu’il n’est pas facile de s’y retrouver dans l’avalanche de sorties estampillées Gallimard, entre les poches, les essais, les livres audio, les polars…)
Et dans ces 13, on retrouve essentiellement de la grosse cavalerie. Pas forcément synonyme de qualité ni d’enthousiasme délirant, hein, je vous rassure. Même si certains auteurs, dans le lot, sont sans doute incontournables. Je vais essayer de leur réserver la meilleure place dans ses lignes.
COMME SON TITRE L’INDIQUE
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
On le connaît surtout en brillant amuseur public, membre de l’OuLiPo, plume virtuose quand il s’agit de jouer avec les mots. Mais c’est aussi un excellent écrivain tout court, qui fait par ailleurs son entrée chez Gallimard avec ce nouveau roman, après être passé chez Lattès et le Castor Astral, entre autres. Un signe ?
En mars 2021, un avion en provenance de Paris atterrit à New York après un vol marqué par de violentes turbulences. Trois mois plus tard, le même avion réapparaît au-dessus de New York, avec le même équipage et les mêmes passagers à son bord – provoquant une crise médiatique, scientifique et politique sans précédent…
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce résumé promet une escapade originale, une belle réflexion sur le double et l’identité, et un bousculement salvateur de la logique.
Et puis, comment ne pas accorder du crédit à quelqu’un qui écrit :
« A quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies… »
IL CAPO
Impossible, d’Erri De Luca
(traduit de l’italien par Danièle Valin)
La montagne pour décor. Un texte bref (moins de 200 pages), une pensée et un style épurés, une intelligence percutante. On connaît, Erri De Luca nous a déjà fait le coup à plusieurs reprises. Et pourtant, on y retourne à chaque fois, parce que la déception est pratiquement impossible avec cet immense écrivain italien, sensible et engagé.
Cette fois, tout commence par une chute. Un homme dévisse dans les Dolomites, un autre donne l’alerte. Fait troublant, les deux se connaissaient de longue date, compagnons de lutte révolutionnaire quarante ans plus tôt. L’homme tombé avait dénoncé celui qui a signalé sa dégringolade. Le juge chargé de l’affaire refuse d’y voir une coïncidence et suspecte une vengeance savamment agencée. Entre le jeune magistrat et le vieil homme commence alors, sous couvert d’interrogatoire, un dialogue sur l’amitié et la trahison, la justice et l’engagement.
DE LA SAGESSE, DE L’ÉDUCATION ET DES RÊVES
Les caves du Potala, de Dai Sijie
En 2019, L’Évangile selon Yong Sheng a marqué le grand retour de Dai Sijie vers le succès depuis Balzac et la petite tailleuse chinoise. Son nouveau roman sera donc sûrement scruté, au moins par la presse. Le Potala du titre est l’ancien palais du Dalaï-Lama au Tibet. En 1968, après l’avoir investi et forcé le dignitaire religieux à l’exil, les Gardes Rouges emprisonnent le peintre Bstan Pa, et le soumettent à un interrogatoire serré. L’artiste y répond, et y résiste, en opposant à la violence politique la sagesse du bouddhisme et une vie dédiée à l’art.
Fille, de Camille Laurens
Être une femme, assumer son sexe, trouver sa place dans la société en tant que femme, affronter le sexisme ordinaire, ces questionnements sont au cœur du travail de Camille Laurens. Ce nouveau roman au titre révélateur s’ouvre à Rouen, dans la famille Barraqué, dont Laurence est l’une des deux filles. Elle grandit dans la certitude, assénée par l’éducation de ses parents et le contexte social, qu’en toutes choses les hommes décident et dominent. L’expérience de l’âge adulte puis de la maternité, dans les années 90, vont l’amener à reconsidérer cette posture, et à repenser son existence à la lumière du féminisme.
Broadway, de Fabrice Caro
Fabcaro lorsqu’il dessine (Zaï Zaï Zaï Zaï) reprend son nom complet lorsqu’il se fait littéraire. Un domaine où il rencontre également le succès, puisque Le Discours, son précédent roman, a largement rencontré ses lecteurs, et va devenir à la rentrée un spectacle seul en scène adapté et interprété par Simon Astier, ainsi qu’un film réalisé par Laurent Tirard, avec les acteurs à la mode Benjamin Lavernhe et Sara Giraudeau.
Autant dire que son nouvel opus est lui aussi attendu, et que son résumé promet de retrouver son univers si particulier, mêlant humour raffiné, sens de l’absurde et profonde mélancolie existentielle. Axel est un homme qui a réussi. 46 ans, marié, deux enfants, un emploi, une maison, des voisins sympas qui vous invitent à leurs barbecues ou à faire du paddle à Biarritz… que demander de plus ? Hé bien, du rêve, du vrai. Celui des origines. Le rêve scintillant et glorieux d’une carrière pleine de succès sur les planches de Broadway… Et si c’était le moment de franchir le pas ?
DE L’ART
Térébenthine, de Carole Fives
On connaissait Carole Fives en observatrice acide des relations familiales. La voici qui semble faire un pas de côté, et élargir son point de vue – tout en conservant une base autobiographique car, comme son héroïne, elle est passée l’École des Beaux-Arts.
Ce que fait donc sa narratrice, au début des années 2000, alors que la peinture est considérée comme morte. Même dans ce supposé sanctuaire de l’art pictural, rien n’est fait pour encourager les jeunes vocations, qui se heurtent à l’hostilité des professeurs ou des galeries d’exposition.
Il n’en faut pas plus pour que la jeune femme s’obstine, montant notamment avec des amis un groupe clandestin qui œuvre dans les sous-sols de l’école, à l’insu de tous, refusant de baisser les bras et de ne pas croire dans la possibilité de l’art quoi qu’il arrive…
Art Nouveau, de Paul Greveillac
Je serai curieux (un peu, pas trop non plus) d’entendre l’auteur parler de son livre. Parce que, sur le papier, nombre de choses m’intriguent à son sujet. Son héros s’appelle Lajos Ligeti, et est un architecte viennois qui, en 1896, part à Budapest pour tenter de développer en toute liberté, dans une ville où tout est à faire, ses propres conceptions artistiques et architecturales.
Bon.
Réflexe personnel : je fais tout de suite une recherche pour savoir si c’est une fiction inspirée de faits et de personnages réels ou non. Je trouve bien un Lajos Ligeti, mais qui est né à Budapest en 1902, et était orientaliste et philologue.
Du coup, je suis perplexe : pourquoi nommer ainsi son personnage, d’un nom qui n’est tout de même pas anodin ni passe-partout ?
C’est peut-être se prendre la tête pour rien, hein. N’empêche, reconnaissez que c’est troublant. Un romancier qui fait bien son travail ne nomme pas son personnage sur un coup de tête. Un nom, c’est déjà du sens. En tout cas, ça me perturbe. Presque autant que de savoir s’il va réellement être question d’Art Nouveau dans le roman, car le résumé évoque les envies de construction en béton du protagoniste, choix de matériau qui sera plutôt l’apanage du mouvement suivant, l’Art Déco… Cela dit, en 1896, on est en plein Art Nouveau, donc ça se tient.
Bref, tout ceci m’intrigue. Mais ce n’est pas pour autant que je lirai ce livre, pour être honnête.
(Donc, tout ça pour ça, hein ? Ben ouais.)
DES ÉCRIVAINS
Les secrets de ma mère, de Jessie Burton
(traduit de l’anglais par Laura Derajinski)
Rose Simons cherche des informations sur sa mère, disparue peu après sa naissance. En enquêtant, elle découvre que la dernière personne à avoir officiellement vu Élise est une écrivaine, alors au faîte de sa gloire littéraire, qui vit désormais recluse et oubliée…
Par l’une des jeunes romancières anglaises les plus prometteuses de ces dernières années.
La Dernière interview, d’Eshkol Nevo
(traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche)
Un célèbre écrivain répond aux questions de ses internautes, ce qui l’amène à s’interroger sur son couple, ses relations compliquées avec ses enfants, son angoisse pour son meilleur ami atteint d’un cancer…
Je ne connais pas Eshkol Nevo. Je ne l’ai jamais lu, ni ne me suis intéressé de près ou de loin à son parcours. Il semblerait qu’il soit un auteur important en Israël, et à lire des interviews, qu’il ait des choses intéressantes à dire. Pour être honnête, ce n’est pas avec ce nouveau roman que je pense changer la donne.
Les funambules, de Mohammed Aïssaoui
Le héros de ce roman exerce la curieuse profession de biographe pour anonymes. Il écrit la vie des gens dont personne ne parle, les glorieux inconnus du quotidien. Depuis quelque temps, il s’intéresse aux bénévoles qui consacrent leur temps et toute leur énergie à aider les plus démunis. Peut-être dans l’espoir de retrouver Nadia, son amour de jeunesse…
VOICI VENU LE TEMPS DES RITES ET DES CHAMPS
Les roses fauves, de Carole Martinez
L’auteure du Cœur cousu s’appuie sur une étonnante tradition espagnole pour nourrir l’intrigue de son nouveau roman (et faire étrangement écho à son premier) : en Andalousie, les femmes qui sentaient la mort approcher cousaient des coussins en forme de cœur, qu’elles bourraient de petits papiers où elles rédigeaient leurs secrets. Après leur disparition, les coussins étaient confiés à leurs filles, avec l’interdiction absolue de les ouvrir.
Lola, l’héroïne du roman, coule des jours paisibles en Bretagne, entre le bureau de poste où elle travaille et son jardin où elle cultive son petit bonheur tranquille. Dans son armoire, elle conserve précieusement les coussins des femmes de sa famille. Jusqu’au jour où l’un d’eux, en se déchirant par accident, révèle les secrets d’une de ses aïeules et bouleverse son existence…
Le Palais des orties, de Marie Nimier
Au fond d’une campagne française à l’abandon, entre des hangars de tôle rouillée et des champs d’ortie, une famille avec deux enfants vivote tant bien que mal, entre débrouille au quotidien et joie tranquille. Un jour, une jeune femme débarque. Frederica fait du woofing : contre le gîte et le couvert, elle offre son aide et ses bras pour la culture des champs. Elle amène aussi une forme de passion à laquelle Nora, la mère, ne va pas rester insensible.
Les orties, ça pique. Et l’amour aussi.
ET SINON…
Comédies françaises, d’Eric Reinhardt
Parce que je ne sais pas sous quelle rubrique le classer, et parce que je n’ai jamais réussi à m’intéresser à son travail (peut-être à tort, hein), voici Eric Reinhardt bon dernier, ce qu’il ne sera probablement pas auprès de la presse qui a l’habitude de le défendre et de le mettre en avant.
Son protagoniste, un jeune journaliste de 27 ans, décide de s’intéresser aux débuts d’Internet. Son enquête l’amène sur les traces d’un ingénieur français dont les recherches révolutionnaires sur le système de transmission des données furent brutalement suspendues par les pouvoirs publics au milieu des années 70. Cette découverte le met sur la piste vers le pouvoir des lobbies, incarné par un puissant industriel dont l’ombre rôde dans les parages.
BILAN
Lecture certaine :
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
Lectures probables :
Impossible, d’Erri De Luca
Broadway, de Fabrice Caro
Lecture éventuelle :
Les caves du Potala, de Dai Sijie
A première vue : la rentrée Sabine Wespieser 2018

Comme souvent, la rentrée littéraire est minimaliste chez Sabine Wespieser, éditrice précieuse dont la rareté des productions est souvent synonyme de livres de grande qualité. Cette année, on s’en tiendra à deux titres seulement : un français fin août, un étranger en septembre (trois si on pousse jusqu’en octobre avec un nouveau roman de Vincent Borel, mais comme par principe je m’arrête à la fin septembre, nous n’en parlerons pas davantage ici). Et, du coup, on a un peu envie de s’intéresser aux deux.
POLTERGEIST : Rien d’autre sur Terre, de Conor O’Callaghan (lu)
(traduit de l’irlandais par Mona de Pracontal)
Quand il ouvre à la gamine terrifiée par la disparition de son père, le prêtre et narrateur de ce troublant premier roman en sait déjà long sur elle. Le village entier se perd en conjectures sur cette famille pas comme les autres, revenue depuis peu en Irlande et installée dans le pavillon-témoin du lotissement en construction. Mais personne ne les connaît vraiment. Les bribes de confidences livrées par la petite fille, dans son anglais aux intonations bizarres, n’en révéleront pas beaucoup plus sur l’atmosphère inquiétante de la maison : les portes y claquent sans raison, l’électricité est subitement coupée, des objets se volatilisent, avant les habitants eux-mêmes… Tout cela sous une chaleur caniculaire, où le temps s’étire en d’insolites séances de bronzage, où des mots apparaissent, écrits sur la poussière des fenêtres, et où l’irrespirable air nocturne est empli de bruits étranges.
Ce bref roman tient les promesses de son résumé : une atmosphère pesante, beaucoup de questions et peu de réponses, des personnages étranges, un sens inouï des décors et une manière forte de les mettre en scène… Quelque part entre une histoire de zombies (mais des zombies bien vivants), un roman d’angoisse et une étude de moeurs, Rien d’autre sur Terre marque la mémoire du lecteur de son empreinte poisseuse. Très réussi !
THE TERMINAL : Roissy, de Tiffany Tavernier
Une femme arpente les terminaux de Roissy, tirant sa valise derrière elle. On dirait une voyageuse parmi d’autres, pourtant jamais elle n’embarque. Sans domicile fixe, ni mémoire, elle a fait du gigantesque aéroport son refuge, le creux de son anonymat à protéger. Pourtant, ce confort fabriqué avec tant de soin s’effrite lorsqu’un homme, qui tous les jours vient attendre l’arrivée du Rio-Paris, tente de l’aborder, et ouvre la porte à une nouvelle histoire…
Riche en récits en tous genres et en décors fascinants, le microcosme de l’aéroport est un cadre romanesque séduisant. On est curieux de voir ce que Tiffany Tavernier (fille de, oui oui), déjà auteure de plusieurs livres, y a puisé comme matière.
On a lu (et beaucoup aimé) :
Rien d’autre sur Terre, de Conor O’CallaghanOn lira sûrement :
Roissy, de Tiffany Tavernier
Avant la chute, de Noah Hawley

Un avion privé se crashe en mer, entre l’île de Vineyard et New York. Contre toute attente, le drame laisse deux survivants : Scott Burroughs, un peintre sur le retour, et un petit garçon de quatre ans à qui l’artiste sauve la vie en le ramenant à la nage, malgré un bras blessé, jusqu’à la côte.
Transformé du jour au lendemain d’anonyme un rien loser à ce genre de héros que les Américains adulent, Scott doit affronter une célébrité qu’il n’a pas recherchée, puis une vague de soupçons qui, très vite, interrogent sa survie – d’autant que d’autres questions surgissent bientôt au sujet des autres passagers de l’avion, puis de l’accident lui-même… D’ailleurs, s’agit-il bien d’un accident ?
Le bandeau jaune apposé sur la couverture du roman proclame que Noah Hawley est également scénariste, créateur de la série Fargo. Un rappel commercial, certes, mais pas inutile pour appréhender ce deuxième livre publié en France après Le Bon père (2013). Car Hawley approche la construction d’Avant la chute d’une manière qui évoque le temps laissé dans une série à la fabrication des personnages, à leur compréhension en profondeur, privilégiant cet aspect de la réflexion romanesque à un rythme trépidant et à un suspense de tous les instants.
Débuté par la plongée de l’avion dans l’océan et par le sauvetage héroïque du petit JJ par Scott Burroughs, Avant la chute alterne ensuite des chapitres consacrés à l’enquête et à tout ce qui l’entoure, et des parties entièrement consacrées à chacune des onze personnes présentes dans l’avion au décollage : sept passagers, un garde du corps et trois membres d’équipage ; onze personnes ayant toutes ou presque des zones d’ombre et des choses à cacher… Ces retours dans le passé, soigneusement élaborés, patiemment tissés, complexifient d’autant la compréhension du drame, proposant au lecteur de nouvelles pistes, parfois complémentaires, parfois contradictoires de celles suivies par les policiers ou par les journalistes.
Assez éloigné finalement du genre policier, Avant la chute est un roman savamment psychologique qui nécessite un peu de patience – amateurs de lectures haletantes, passez donc votre chemin ! Mais si vous appréciez les puzzles littéraires qui mettent en avant la difficile compréhension de l’humain, et proposent mine de rien de nombreux sujets de réflexion bien de notre temps – les dérives sensationnalistes des médias, l’attrait irrésistible de certains pour les théories du complot, les mécanismes de la rumeur et du doute, la lutte quasi impossible pour son droit à la vie privée, ou les conséquences inenvisageables de certains choix sentimentaux -, alors vous serez largement servis avec ce livre copieux et intelligent.
Avant la chute, de Noah Hawley
(Before the Fall, traduit de l’américain par Antoine Chainas)
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2018
ISBN 9782070149742
544 p., 22€
Constellation d’Adrien Bosc
On sait tous les conditions tragiques du décès de Marcel Cerdan, le fabuleux champion de boxe, l’amant d’Édith Piaf. Le crash de l’avion Constellation sur le mont Redondo aux Açores, il y a 65 ans.
Certains se souviennent qu’il y avait également Ginette Neveu, jeune violoniste prodige, qui se rendait aux États-Unis pour un tournée. Mais les autres sont de tristes inconnus. A peine ont-ils laissé des traces dans les mémoires d’aujourd’hui.
Adrien Bosc relève le défi de les convoquer tous, une ultime fois. Il mène une véritable enquête journalistique pour nous permettre de connaître tous les tenants et les aboutissants de cette triste histoire. L’écriture est assez singulière, plutôt journal de bord d’un journaliste pour Le Monde que style ampoulé de vigueur dans les hautes sphères littéraires mais qu’importe, cela marche.
On a le cœur serré avec ces petits bergers basques qui ont mis toutes leurs économies pour se payer ce voyage, on pleure sur le sort qui s’acharne contre cette jeune femme de Mulhouse, bobineuse, qui apprend qu’elle est l’héritière d’une usine de bas-nylon du côté de Détroit, on soupire de soulagement avec le couple qui a échangé son billet à la dernière minute pour laisser la place à Marcel Cerdan et son entraîneur…
J’ai aimé le début de l’ouvrage. C’est clair, concis, avec juste ce qu’il faut de poésie pour rendre le récit encore plus tragique qu’il ne l’est déjà. Mais plus on avance dans le livre, plus Adrien Bosc part dans des envolées lyriques qui font un effet bœuf, mais qui perdent le lecteur plutôt qu’autre chose.
Au final, un joli roman (essai? article?), qui plaît pour son écriture journalistique et sa singularité dans cette rentrée littéraire. De là à lui remettre le Prix de l’Académie Française… Mais les Cannibales sont bons lecteurs et adressent au jeune auteur leurs salutations les plus carnassières.
Constellation d’Adrien Bosc
Éditions Stock, 2014
9782234077317
198p., 18€
Un article de Clarice Darling
A première vue : la rentrée Stock 2014
L’année dernière, chez Stock, nous avions adoré la fable singulière et bouleversante de Karin Serres, Monde sans oiseaux. Trouverons-nous pareil miracle parmi les élus à la couverture bleue de cette rentrée 2014, dans une maison par ailleurs bouleversée par la mort de son éditeur mythique, Jean-Marc Roberts ? Pas sûr, mais il y a tout de même quelques belles promesses.
CRASH MYTHIQUE : Constellation, d’Adrien Bosc
C’est l’un des accidents aériens les plus connus de l’histoire. Le 28 octobre 1949, le Constellation, nouvel avion d’Air France voulu par le milliardaire excentrique Howard Hughes, s’écrase sur un îlot des Açores, tuant ses onze membres d’équipage et ses trente-sept passagers, parmi lesquels le boxeur Marcel Cerdan. Loin de ne s’intéresser qu’au sort du célèbre amant d’Edith Piaf, Adrien Bosc tisse un roman choral qui donne une voix à tous les disparus tout en questionnant les raisons du drame. Sur le papier, l’un des premiers romans les plus ambitieux de la rentrée.
COMME UN POT : Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain (lu)
Comme Jean-Louis Fournier, publié par la même maison, Véronique Poulain tire de l’humour d’une situation douloureuse, en l’occurrence le handicap, la surdité de ses parents. Comme Fournier, la néo-romancière aligne des chapitres courts et percutants qui disent la difficulté d’être la fille parlante et entendante de parents sourds, l’incompréhension, le poids du regard des autres, mais aussi l’amour qui se glisse dans tout cela, et bientôt la fierté lorsque les géniteurs de Véronique Poulain se retrouvent à la pointe du combat pour la reconnaissance des sourds dans la société. Un récit parfois grinçant, douloureux, mais souvent drôle et au bout du compte touchant et très juste.
ESCLAVAGE MODERNE : La Chance que tu as, de Denis Michelis (coll. la Forêt)
Un jeune homme est embauché dans un restaurant prestigieux. Nourri et logé, il y est rapidement soumis à des conditions de travail drastiques et aux mauvais traitements d’employeurs exigeants et manipulateurs. Alors que commence une descente aux enfers inexorable, il n’ose pourtant se plaindre, si chanceux de travailler pour une maison aussi prestigieuse… Un premier roman qui promet d’être dérangeant avec justesse.
TOILE LITTÉRAIRE : Selon Vincent, de Christian Garcin
Entre 1812 et 2013, des destins se répondent aux quatre coins du monde, de la Patagonie à la Russie. Un roman choral énigmatique par un écrivain-voyageur qui n’aime rien tant que croiser des histoires et raconter des personnages différents.
FORZA ITALIA : Les nouveaux monstres (1978-2014), de Simonetta Greggio
Suite du remarqué Dolce Vita, ce roman raconte l’Italie des trente-cinq dernières années, marquée notamment par l’irruption sur la scène politique d’un certain Silvio Berlusconi.
LOVE IS ALL : Tout ce que je sais de l’amour, de Michela Marzano
Deuxième auteure d’origine italienne chez Stock cette année, Michela Marzano poursuit son parcours singulier dans la lignée de son précédent livre, Légère comme un papillon, paru chez Grasset avec succès. Un récit autobiographique qui questionne l’impossible recherche du Prince Charmant, le désir d’enfant, la maternité, l’amour tout simplement.
BOUCHON A PRÉVOIR : L’Autoroute, de Luc Lang
Rencontre entre un arracheur de betteraves dans le nord et un couple imprévu qui vit dans une maison au bord d’une autoroute. C’est sans doute plus que cela, mais bon, voilà…
COMME C’EST ORIGINAL : Le Jour où tu m’as quitté, de Vanessa Schneider
Une femme divorcée et mère de deux enfants est quittée à nouveau. Déception, chagrin, incompréhension, vieux démons, crainte de ne pouvoir se reconstruire, tout ça… Je vous fais un dessin ou ça va ?
3″, de Marc-Antoine Mathieu
Signé Bookfalo Kill
La première case est entièrement noire.
Au centre de la suivante, un point blanc.
Le point blanc grossit dans les sept cases suivantes, devient un ensemble de silhouettes humaines se découpant sur un mur blanc.
Au fil des cases, on continue à avancer, vers le visage d’un homme qui regarde par une fenêtre.
Dans l’oeil de l’homme se reflète un Smartphone.
On plonge dans l’objectif photo du Smartphone pour découvrir le visage de l’homme qui le tient – et un autre homme derrière lui, qui le tient en joue…
Et ainsi de suite jusqu’à la fin d’une BD hallucinante, époustouflante.
3″ est sous-titré Un zoom ludique par Marc-Antoine Mathieu. La précision éclaire le projet du dessinateur : raconter toute une histoire selon le principe visuel du zoom avant. Lequel zoom avant est continu du début à la fin, les images et les séquences s’enchaînant grâce à un savant jeu de miroirs et de reflets. Une ampoule électrique, un vase, une montre, une bague, une dent en or (!) ou la caméra d’un satellite (!!!) : autant d’objets réfléchissants qui permettent de réorienter le récit vers une autre séquence, sans rupture narrative.
En gros, cela donne ceci :
L’idée est géniale et le traitement brillantissime, d’autant plus que Mathieu se passe totalement de dialogues. Tout passe par le dessin – en noir et blanc, à la fois épuré et diablement inventif -, les cadrages, les enchaînements, les plus petits détails cachés dans les cases. L’effet est vertigineux, tant on se sent happé, aspiré par l’image.
Ce qui est encore plus fort, c’est que le dessinateur ne se cantonne pas à un simple exploit technique. Comme je le disais plus haut, il raconte une histoire, dont les multiples micro-épisodes se déroulent… en trois secondes. « Le temps pour la lumière de parcourir 900 000 km… »
Je vous en dirais bien davantage, mais : 1/ le dessinateur se charge de le faire lui-même au début de l’album ; 2/ ce serait entamer le plaisir de l’enquête, de la chasse aux indices…
A vous de jouer, donc !
Et pour prolonger l’expérience (et enfoncer le clou), Marc-Antoine Mathieu présente également son histoire en version numérique. A titre personnel, je ne suis pas sûr que cela apporte grand-chose, mais là encore, à vous de vous faire votre idée. C’est sur le site des éditions Delcourt…
A voir également, la bande-annonce de la B.D.
3″, de Marc-Antoine Mathieu
Éditions Delcourt, 2011
ISBN 978-2-7560-2595-7
80 p., 14,95€