Couleurs de l’incendie, de Pierre Lemaitre

Le très respectable Marcel Péricourt, fondateur de la banque du même nom, vient de s’éteindre. Nous sommes en 1927 et sa seule fille, Madeleine, est appelée à lui succéder. Mais un geste insensé de Paul, le fils de Madeleine, le jour des funérailles du patriarche, change radicalement la donne et fragilise la position de l’héritière. A tel point que certains en profitent et, abusant de la faiblesse de Madeleine, la dépouillent de tout ou presque.
Un bon calcul, certes… mais ne faudrait-il pas se méfier plus que tout d’une femme ainsi déclassée et humiliée ?
Lemaitre conteur est de retour !
Pari réussi pour Pierre Lemaitre qui, après un opus post-Goncourt assez moyen (Trois jours et une vie), s’est remis sérieusement au travail pour écrire cette « suite » d’Au revoir là-haut – je guillemette « suite » parce que, si l’on retrouve quelques personnages du précédent, Couleurs de l’incendie a l’intelligence de pouvoir être lu de manière indépendante sans rien perdre en compréhension.
Ni en plaisir, donc, puisque Lemaitre a indéniablement retrouvé l’inspiration pour se replonger dans sa fresque du XXème siècle. Ressuscitant le style vif, inspiré et mordant du premier opus, il raconte cette fois les années 1927-1935, balayant au passage les effets européens de la grande crise de 1929 et la montée inexorable des fascismes en Allemagne et en Italie. Impeccablement maîtrisé, ce contexte permet au romancier de tailler sévèrement nombre de sujets – la corruption politique, l’évasion fiscale, l’éthique très particulière de certains journalistes et les postures de la presse en général, les dérives lamentables d’une société fièrement patriarcale où la femme est une denrée économique (ou pas) parmi d’autres…
Autant dire qu’avec tous ces éléments, Pierre Lemaitre brandit à la face de notre époque un miroir à peine déformant, où l’on constate sans grande surprise que rien n’a changé ni n’a été inventé aujourd’hui. Le parallèle pourrait être lourdingue, mais l’écrivain opère en finesse, sans forcer le trait, grâce notamment à son art intact de l’ironie dévastatrice, dont l’omniprésence est un régal tout au long des cinq cents pages (vite avalées d’ailleurs) de ce roman.
Couleurs de l’incendie est aussi une superbe démonstration des héritages de Pierre Lemaitre. Héritage littéraire, avec un hommage à peine déguisé à son maître Alexandre Dumas qui transparaît dans cette magnifique histoire de vengeance à la Monte-Cristo ; mais aussi par l’emploi d’un style puissant mais accessible, populaire au plus beau sens du terme, faisant de ce roman un véritable feuilleton à l’ancienne dont on peine à s’évader tant l’envie d’en tirer les différents fils jusqu’au bout est difficile à contenir. Mérite en soit rendu aux personnages, tous parfaits, qui habitent les nombreuses intrigues tissant la toile de Couleurs de l’incendie avec autant de bonheur que dans Au revoir là-haut ; on a envie de tous les suivre, de les soutenir, de les détester, de les mépriser, avec autant (plus ?) d’ardeur que dans la vraie vie.
Héritage de genre également, car Pierre Lemaitre ne s’est pas illustré en polar au début de sa carrière par hasard. Il sait raconter une bonne histoire sans en perdre le fil, tenir le lecteur en haleine, semer les rebondissements aux moments adéquats, faire monter le suspense… Bref, son art de conteur est intact, et c’est un régal de tous les instants.
Excellente surprise, donc, que ce nouveau roman de Pierre Lemaitre, qui renoue avec les ingrédients ayant fait le succès d’Au revoir là-haut tout en renouvelant subtilement la recette. Impeccable !
Couleurs de l’incendie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2018
ISBN 9782226392121
534 p., 22,90€
Travail soigné, de Pierre Lemaitre
Signé Bookfalo Kill
Entre les polars de Pierre Lemaitre et moi, c’est une (trop) longue histoire de rendez-vous manqués. Depuis Robe de marié, dont l’auteur avait pourtant eu la gentillesse de m’apporter un exemplaire en main propre avant sa parution, mais dans lequel je n’avais pas réussi à rentrer (il faudra que je réessaye un de ces jours !), jusqu’à Sacrifices, j’ai souvent été tenté de m’y plonger, en vain – souvent par manque de temps, par paresse ou méfiance mal placée aussi, allez savoir.
Puis, l’année dernière, il y eut Au revoir là-haut, la superbe fresque historique de Lemaitre sur l’après-Première Guerre mondiale, que j’ai dévorée dès sa sortie, tout comme un public très largement conquis. Il aura donc fallu un prix Goncourt pour que je retourne aux romans policiers de maître Pierre – et cette fois, plus question de se louper. Ça tombait bien, j’avais le sentiment agaçant de passer à côté de quelque chose d’important, d’un bon auteur du polar français d’aujourd’hui.
La morale de tout ceci, c’est qu’il faudrait toujours se fier à son instinct, on éviterait souvent de perdre du temps. En attaquant Travail soigné, premier roman de Pierre Lemaitre, je m’attendais à un coup d’essai intéressant. Caramba, encore raté : c’est tout simplement un polar d’une maîtrise stupéfiante, bluffant tant sur la forme que sur le fond.
L’histoire, tout d’abord : celle de la traque d’un assassin méthodique et cultivé, qui accomplit des crimes effroyables et de plus en plus élaborés, en s’inspirant de scènes mythiques de chefs d’œuvre… du roman policier. Pour ne pas déflorer le suspense, je vous laisse découvrir quels grands classiques ont servi d’inspiration ; mais ce qui est formidable, c’est que Lemaitre ratisse large et parvient toujours à nous surprendre, tout en caressant dans le sens du poil les amateurs de polar qui découvrent avec jubilation l’œuvre d’un amoureux authentique et fin connaisseur du genre.
L’intrigue en soi n’est pas révolutionnaire (en apparence en tout cas…), mais elle est portée au plus haut grâce aux personnages imaginés par le romancier. Je pense surtout à sa formidable équipe de flics, qui évolue quelque part entre les pelleteurs de nuages de Fred Vargas et les besogneux de Mankell. Lemaitre rend merveilleusement le côté méthodique et laborieux du travail d’équipe, à tel point qu’on a l’impression enivrante de prendre notre place dans le processus, tout en accordant une large place aux caractères déglingués de ses protagonistes – Louis l’aristo, Armand le pingre, Maleval le compulsif, et bien sûr Camille Verhoeven, le commandant nain, formidable héros qui n’a rien à envier au commissaire Adamsberg.
Et puis il y a l’écriture de Pierre Lemaitre, énorme point fort d’un auteur surgi tard, mais déjà accompli, en littérature. S’il s’est encore affiné avec le temps, ce style vif et percutant qui fait merveille dans Au revoir là-haut est bien en place dans Travail soigné, incroyablement mature, posé et inventif à la fois. Il enflamme les scènes d’humour, attendrit les moments d’amour (il y en a de beaux), rend tolérables les éclats de violence pourtant terribles, voire insoutenables, qui éclaboussent régulièrement le livre.
Bref, ce Travail soigné qui porte si bien son nom m’a totalement possédé, et convaincu, enfin, qu’il n’y avait pas de temps totalement perdu qu’on ne finisse par rattraper. Ou, pour le dire plus simplement : ne faites pas comme moi, ne tardez pas à lire Pierre Lemaitre !
Travail soigné, de Pierre Lemaitre
Éditions Livre de Poche, 2010
(première édition : Le Masque, 2006)
ISBN 978-2-253-12738-3
408 p., 7,10€
Au revoir, là-haut de Pierre Lemaître
ATTENTION, grand moment de la rentrée littéraire !
Pierre Lemaitre frappe fort avec cet ouvrage admirable de plus de 500 pages. Au revoir, là-haut est un très très grand roman. Et je pèse mes mots.
L’auteur nous plonge au lendemain de la Première Guerre Mondiale, dans le sillon de deux jeunes soldats pour qui le retour à la maison s’annonce particulièrement difficile voire impossible.
Albert Maillard, jeune homme doux et un peu niais, mène une petite vie auprès de sa mère et de Cécile, sa future. Edouard Péricourt, fils d’une riche famille, est homosexuel et fin dessinateur. Ces deux personnages ne se connaissent pas. Mais à la toute fin de la guerre, l’un va sauver la vie de l’autre. L’un sera gueule cassée, l’autre lui vouera une reconnaissance éternelle. L’un désire ardemment fuir sa famille et son carcan traditionaliste, l’autre l’aidera, au delà du raisonnable. Albert et Edouard vont monter la plus grosse escroquerie de tous les temps…
Pierre Lemaitre nous offre un récit très documenté, avec des personnages attachants et une intrigue haletante. Impossible de me détacher de ce livre que j’ai dévoré en quelques jours. Assurément un des must-read de cette rentrée littéraire ! Merci Pierre Lemaitre.
Au revoir, là-haut, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2013
ISBN 978-2-226-24967-8
567 p., 22,50€
Un article de Clarice Darling
A première vue : la rentrée littéraire Albin Michel 2013
Hormis le sempiternel Amélie Nothomb (on y revient…), que nous réserve cette année la rentrée Albin Michel ? Avec sa volonté de toucher le plus grand nombre et son équilibre entre grosses pointures commerciales et auteurs plus littéraires, voilà un éditeur qui ne figure pas forcément parmi les lauréats des grands prix littéraires, mais qui offre souvent des bons moments de lecture. Petit tour d’horizon – toujours Cannibale, donc toujours aussi subjectif…
NOTRE FAVORI : Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre
Auteur célébré de romans noirs, Pierre Lemaitre change de genre mais ne lâche pas son sens de l’engagement social.
Au revoir là-haut évoque l’impossible réintégration des survivants de la Première Guerre mondiale, auquel on préfère les morts, célébrés à grands frais par l’Etat. Mais une poignée de rescapés imagine une parade qui va frapper les esprits…
…tout comme ce grand roman au souffle épique, dont la résonance contemporaine devrait troubler plus d’un lecteur !
LA BONNE SURPRISE : La nostalgie heureuse, d’Amélie Nothomb
Si l’on fait un panorama de son œuvre inégale, on réalise que la plupart des bons romans de la prolifique Amélie Nothomb sont liés ou ont lieu au Japon. La nostalgie heureuse ne fait pas exception à la règle et apparaît comme son meilleur livre depuis longtemps – voire l’un de ses meilleurs tout courts : superbement écrit, dépouillé de ses affèteries habituelles, lesté d’une réflexion sobre et touchante de l’auteur sur elle-même, ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue.
LES POINTURES :
– Petites scènes capitales, de Sylvie Germain : l’auteur du bouleversant Magnus raconte ses personnages au travers de moments clefs de leurs vies. A voir, pour son écriture délicate et sa sensibilité.
– Les perroquets de la place d’Arezzo, d’Eric-Emmanuel Schmitt : gros pavé pour le dramaturge et romancier à succès, qui se pose sur une place huppée de Bruxelles pour y livrer une réflexion sur l’amour et sur la sexualité via une galerie de personnages hauts en couleur.
LE PREMIER ROMAN : Haute époque, de Jean-Yves Lacroix
Une exploration de Guy Debord, le mythe et l’homme. L’auteur est libraire de livres anciens.
VOYAGE VERS AILLEURS :
– La Transcendante, de Patricia Reznikov : après l’incendie de son appartement, Pauline ne récupère qu’une chose, un livre : La Lettre écarlate, de Nathaniel Hawthorne. Elle décide de partir à Boston, sur les traces de l’écrivain…
– Concerto pour la main morte, d’Olivier Bleys : un pianiste français, dont la main se dérobe lorsqu’il veut jouer un concerto de Rachmaninov, s’exile dans un village russe perdu au milieu de nulle part, pour essayer de s’y retrouver.
INTIMISTES :
– Muette, d’Eric Pessan : une adolescente fugue et s’installe dans une grange, à deux heures de la maison de ses parents. Une façon différente d’essayer de trouver sa place dans le monde.
– La nuit en vérité, de Véronique Olmi : une histoire à trois personnages. Une mère, femme de ménage ; son fils Enzo, adolescent mal dans sa peau et maltraité à l’école, qui se réfugie dans la lecture ; et l’appartement luxueux dans lequel ils vivent, vers les jardins du Palais Royal, dont les propriétaires, qui emploient la mère, sont toujours absents.
Pour notre part, les romans de Lemaitre et Nothomb sont déjà lus et largement approuvés, celui de Sylvie Germain est en cours de lecture ; ce sera sans doute tout pour les Cannibales dans cette rentrée Albin Michel – mais on ne sait jamais !