À première vue : dernier tour 2021 !
Intérêt global :

Comme l’année dernière, en guise d’ultime article de présentation, je regroupe quelques éditeurs faisant le choix (ou le pari) de ne publier qu’un seul livre en cette rentrée littéraire 2021. Certains, économes par nature, sont coutumiers du fait, comme les éditions de Minuit. D’autres ont décidé de concentrer tous leurs efforts sur un seul texte, une décision aussi louable que courageuse. Et franchement, il y a pas mal de jolies choses, dont la plupart semblent joyeusement sortir de l’ordinaire.
J’en profite aussi pour rattraper certains éditeurs que j’apprécie, dont je n’avais pas encore le programme lorsque j’ai commencé l’édition 2021 de la rubrique « à première vue », et qui peuvent compter plus d’un titre dans leur programme. Exemple avec le premier de la liste ci-dessous.
LA FOSSE AUX OURS

Ubasute, d’Isabel Gutierrez
Mourante, Marie demande à son fils de la porter dans la montagne pour la déposer sous le grand rocher. Ce court premier roman évoque l’ubasute, cette pratique mythique au Japon qui consiste à amener un infirme ou un parent âgé dans un endroit éloigné et désolé pour le laisser mourir.
Un ciel rempli d’oiseaux, d’Antoine Choplin
Lors d’une cérémonie d’hommage à l’artiste rom Ceija Stojka, la narratrice se souvient du parcours singulier de son amie. Déportée à 10 ans, elle survit à trois camps de concentration, passant par Auschwitz, Ravensbrück et Bergen-Belsen. À 55 ans, elle sort du silence et se lance en autodidacte dans un travail de mémoire, au moyen de l’art et de l’écriture. Avec des illustrations de l’artiste.
ÉDITIONS DE MINUIT

La Fille qu’on appelle, de Tanguy Viel
Il y eut des rentrées exclusivement centrées sur Laurent Mauvignier, cette année sera consacrée à un autre grand nom du catalogue contemporain de Minuit : Tanguy Viel.
En 176 pages, celui-ci nous convie aux côtés de Max Le Corre, chauffeur du maire mais aussi père de Laura qui, à vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui. Max songe alors à solliciter le maire pour l’aider à trouver un logement.
Chez Viel, ce genre de résumé sibyllin a toutes les chances de déboucher sur de l’inattendu. Fera-t-il aussi fort qu’avec Article 353 du Code Pénal ? On en reparle à la rentrée.
ASPHALTE

Villa Wexler, de Jean-François Dupont
La veille de la rentrée scolaire, la mystérieuse famille Wexler s’installe dans une villa reculée nichée entre collines et sapins. Le père, charismatique professeur au lycée, fascine ceux qu’il côtoie, adultes comme élèves. L’un d’eux, Mathias, va fréquenter ce clan fusionnel. Cheyenne, qui passe son temps à cheval. Karl, toujours une carabine à l’épaule. Charlotte, avec qui l’adolescent va vivre un premier amour lumineux, pendant qu’une relation plus trouble semble se nouer entre Wexler et la jeune Aurore… Jusqu’au jour où il propose à sa classe de tourner un film en forêt.
Vingt ans plus tard, Mathias revient dans sa ville natale, sur les traces de son passé et de cette famille vénéneuse.
LES AVRILS

Les garçons de la Cité-Jardin, de Dan Nisand
Auteur d’une bizarrerie titrée Morsure aux éditions Naïve en 2007, Dan Nisand reprend la plume chez la toute jeune maison des Avrils et nous invite dans la cité-jardin Hildenbrandt, en Alsace.
C’est là qu’a grandi Melvil, là qu’il vit toujours, en modeste employé de mairie qui s’occupe seul de son père depuis le départ de ses frères aînés – Virgile, engagé dans la Légion, et Jonas, qui a purement et simplement disparu. Au grand soulagement de leurs voisins, qui ont longtemps souffert de leur violence.
Cependant, un jour de printemps, le téléphone. Et la rumeur commence à se répandre dans la cité-jardin…
LE TRIPODE

Mort aux girafes, de Pierre Demarty
Rien que pour le titre, franchement, il aurait été dommage de passer à côté… Bon, après il s’agit d’un texte rédigé en une seule phrase longue de 200 pages, procédé littéraire qui a le don de me faire fuir – j’aime trop les pauses et les silences pour adhérer à ce genre de dispositif certes admirable, mais que je trouve systématiquement épuisant.
Voici comment le présente l’éditeur : « avançant sous le masque de la digression et du coq-à-l’âne poussés dans leurs ultimes retranchements pour mieux aborder des questions graves telles que la mort, l’amour, la cohabitation interethnique en milieu carcéral et l’épépinage des groseilles, Mort aux girafes est un cri d’indignation, un brûlot féministe, un thriller haletant aux résonances écologiques en prise avec l’actualité la plus actuelle – bref, on l’aura compris, un roman coup de poing dont on ne sort pas indemne. »

24 fois la vérité, de Raphaël Meltz
Il y a Gabriel, un opérateur de cinéma qui a parcouru le vingtième siècle l’œil rivé derrière sa caméra : de l’enterrement de Sarah Bernhardt au tournage du Mépris, du défilé de la paix de 1919 au 11 septembre 2001, il aura été le témoin muet d’un monde chaotique, et de certains de ses vertiges. Il y a Adrien, son petit-fils, qui est journaliste spécialisé dans les choses numériques qui envahissent désormais nos vies. Et il y a le roman qu’Adrien a décidé d’écrire sur son grand-père.
En vingt-quatre chapitres, raconter une vie. Vingt-quatre chapitres comme les vingt-quatre images qui font chaque seconde d’un film. Vingt-quatre chapitres pour tenter de saisir la vérité : que reste-t-il de ce qui n’est plus là ? Que connaît-on de ce qu’on a vu sans le vivre ? Que faire, aujourd’hui, de tant d’images ?
FINITUDE

Le Parfum des cendres, de Marie Mangez
Embaumeur, Sylvain Bragonnard a le don de cerner les personnalités, celles des vivants comme celles de morts, grâce à leurs odeurs. Cette manière insolite de dresser des portraits stupéfie Alice, une jeune thésarde qui, curieuse impénitente, veut percer le mystère de cet homme bourru et taiseux. Peu à peu, elle l’apprivoise et comprend ce qu’il cache.
Premier roman.
LE NOUVEL ATTILA
Tu aimeras ce que tu as tué, de Kevin Lambert
À Chicoutimi, nombre d’enfants connaissent des fins tragiques : viols, accidents ou meurtres violents. Mais la plupart ressuscitent et prennent ainsi leur vengeance. Faldistoire mène la danse des ressuscités et détourne du droit chemin son ami Almanach, en organisant des rodéos de la mort dans son quartier.
Pour que je m’aime encore, de Maryam Madjidi
Une petite fille qui grandit dans la banlieue parisienne vit une épopée tragi-comique, entre le combat avec son corps, sa relation avec ses parents, son évolution à l’école et ses rêves d’une ascension sociale qui lui permettrait de vivre de l’autre côté du périphérique.
BILAN
Lecture certaine :
La Fille qu’on appelle, de Tanguy Viel
Lectures probables :
Un ciel rempli d’oiseaux, d’Antoine Choplin
Villa Wexler, de Jean-François Dupont
24 fois la vérité, de Raphaël Meltz
Tu aimeras ce que tu as tué, de Kevin Lambert
Lectures potentielles :
Les garçons de la Cité-Jardin, de Dan Nisand
Ubasute, d’Isabel Gutierrez
Un long voyage

Claire Duvivier
Éditions Aux Forges de Vulcain
ISBN 9782373050806
314 p.
19 €
Issu d’une famille de pêcheurs, Liesse doit quitter son village natal à la mort de son père. Fruste mais malin, il parvient à faire son chemin dans le comptoir commercial où il a été placé. Au point d’être pris comme secrétaire par Malvine Zélina de Félarasie, ambassadrice impériale dans l’Archipel, aristocrate promise aux plus grandes destinées politiques. Dans le sillage de la jeune femme, Liesse va s’embarquer pour un grand voyage loin de ses îles et devenir, au fil des ans, le témoin privilégié de la fin d’un Empire.
La quatrième de couverture du premier roman de Claire Duvivier est à la fois juste, pour qui a lu le livre, et potentiellement trompeuse dans le cas contraire. Le long voyage du titre, davantage que géographique, est avant tout intime, humain, intellectuel. En lisant l’expression « grand voyage loin de ses îles », on serait en droit d’imaginer un périple aventureux plein de rebondissements, un grand roman d’aventures et d’exploration propre à nous faire traverser mille et une contrées échappées de l’imagination foisonnante de l’auteure.
Point de tout ceci, ou en tout cas pas tant qu’on pourrait le croire. En revanche, en terme d’imagination foisonnante et de grand roman, on est servi.
Un héros très discret
L’un des tours de force d’Un long voyage, c’est de nous faire adopter le point de vue de son narrateur, Liesse, personnage dont les origines frustes, les choix ou les orientations de vie sont souvent aléatoires. Et dont la fonction même de secrétaire l’empêche de s’élever, de tout voir et de tout savoir, et le contraint à ne faire état que de ce dont il est témoin ou confident.
Adopté à l’âge de sept ans comme esclaves par deux fonctionnaires impériaux (en secret, car c’est contraire aux lois de l’Empire), privé de grandeur quoi qu’il fasse, souvent mal considéré par ceux qui l’entourent, Liesse est aux limites de l’anti-héros. D’ailleurs, tout son propos, dès les premières lignes qu’il adresse à une mystérieuse Gémétous, est de traiter, non pas de sa vie, mais de celle qu’il a servi, la flamboyante aristocrate Malvine Zélina de Félarasie.
Trompe-l’œil, bien entendu. Car Liesse est bien le véritable héros du roman. Un héros dont la modestie et l’humilité jouent pour beaucoup, paradoxalement, dans l’atmosphère fabuleuse du livre (au sens premier et littéraire du terme : « qui relève de la fable »). Car sa position en retrait éclaire avec force les grandeurs et décadences de l’Empire, cet ailleurs vaste et mystérieux dont Claire Duvivier ne dévoile, au bout du compte, que quelques territoires, quelques histoires, quelques secrets.
Oui, c’est cela : Un long voyage, c’est le parcours extraordinaire d’un héros ordinaire.
Si vous cherchez des Nains, passez votre chemin !
Intime et intérieur, presque rationnel, le roman évolue pourtant dans un univers construit de toutes pièces. Un long voyage est sans aucun doute un roman de fantasy. Mais sans effets spéciaux, sans dragons ni trolls ni magiciens ni elfes. Voici une fantasy qui se déploie par son imaginaire géographique, politique, historique, d’une richesse d’autant plus insoupçonnable au départ que Claire Duvivier, habile et maligne, en dévoile les éléments au compte-gouttes. Son idée est de nous faire croire à son monde en nous y invitant comme dans un territoire familier, alors même que le lecteur n’en possède aucun code.
Tout se met en place au fil des pages, des chapitres, à petites touches, sans que jamais la romancière ne se perde dans de longues descriptions ou explications. C’est au lecteur de faire le boulot, ce qui permet de constituer ses propres images de cet univers, avec une liberté rare, tout en restant attaché avant tout aux péripéties humaines de l’intrigue.
Les aventuriers du temps
Cette approche atypique nécessite d’être patient, et attentif. On s’attache progressivement au jeune Liesse, dont le roman va suivre la vie sur un temps très long, plusieurs décennies, sans que jamais on s’ennuie. Un long voyage propose, d’ailleurs, une réflexion sur l’Histoire et ses conséquences à long terme, sur la manière d’appréhender le passé et de se réconcilier avec lui, sur le passage du temps et sur ses conséquences – notamment lors d’un basculement du récit dont je ne peux évidemment rien vous révéler, mais qui propulse le récit dans une autre dimension (dans tous les sens de l’expression) et l’entraîne soudain dans des chemins aussi imprévisibles qu’excitants et fascinants.
En cela, le narrateur est aidé par les nombreux personnages qu’il côtoie, galerie de caractères remarquables dont on pourrait regretter, parfois, de ne pas en savoir un peu plus. S’il faut mettre un bémol, que ce soit celui-ci… mais il est mineur.
En revanche, si l’on suit le rythme singulier que propose Claire Duvivier, on finit par être récompensé. Car Un long voyage prend de plus en plus d’ampleur, finit par créer des brèches, par prendre des chemins inattendus, et même par secouer quand les événements gagnent en mystère et en intensité. Plus on s’approche de la fin, plus le livre est vaste, riche, bouleversant. Le chapitre 13, notamment, est une réussite exceptionnelle, qui m’a profondément touché.
Très joli coup d’essai, donc, pour Claire Duvivier, dont j’ai déjà hâte de retrouver le regard original et la superbe plume. Peut-être dans le même univers ? Car Un long voyage ébauche des paysages et des intrigues inouïes, suggère en arrière-plan une Histoire (oui, avec un grand H) immense, qu’il serait passionnant de continuer à explorer. Quoi qu’il en soit, à suivre !
N.B.: on dit beaucoup de bien de ce livre un peu partout, depuis des semaines, au fil d’un bouche-à-oreille exceptionnel (phénomène qui, d’ailleurs, a attiré mon attention sur lui). Retrouvez donc les avis d’Yvan sur son blog Émotions, d’Un dernier livre avant la fin du monde, Les lectures d’Antigone, Quoi de neuf sur ma pile… parmi tant d’autres !
À première vue : la rentrée Asphalte 2020

Intérêt global :
Fondée il y a dix ans, Asphalte est une petite maison dotée d’un caractère fort, publiant des livres mettant en avant « l’esprit des lieux », comme le dit très joliment sa présentation sur son site Internet. Les choix d’Estelle Durand et Claire Duvivier nous ont souvent emmenés aux quatre coins du monde, dans des pays assez peu publiés d’ailleurs chez nous : du Chili (Boris Quercia) à l’Argentine (Roberto Arlt) en passant par le Brésil (Edyr Augusto), le Portugal (Francisco Camacho), la Colombie (Mario Mendoza) ou la Guinée équatoriale (Juan Tomás Ávila Laurel).
Depuis 2014, Asphalte a également ouvert son catalogue au domaine français. Et c’est d’ailleurs avec le nouveau livre d’un ses auteurs phares qu’elle présente dans cette rentrée 2020.
Demain la brume, de Timothée Demeillers
Après Prague, faubourgs est et surtout Jusqu’à la bête, qui a reçu un très joli succès d’estime, voici le troisième roman de Timothée Demeillers. Il nous y pose en 1990, aux portes de la guerre qui va déchirer la Yougoslavie. Pour embrasser la complexité du conflit qui s’en vient, il trace trois lignes narratives distinctes.
La première en France, dans les pas d’une adolescente étouffée par sa petite vie ennuyeuse à Nevers, qui tombe amoureuse de Pierre-Yves, libre comme elle rêverait de l’autre, mais porté par une soif d’absolu comme en n’en a jamais connu.
Seconde ligne à Zagreb, aux côtés de deux jeunes rockers, auteurs d’un tube rock qui va devenir malgré eux l’hymne du déchirement à venir dans leur pays.
Et troisième ligne à Vukovar, auprès de Nada, qui devine que l’image pluriculturelle de sa ville, offerte en modèle, risque de ne plus tenir longtemps…
Le sujet n’est pas facile, mais il faudra surveiller ce roman, car Timothée Demeillers est une voix littéraire singulière, et a le mérite de mettre la plume dans des contrées où peu se rendent.