Cauchemars !, de Jason Segel & Kirsten Miller

Signé Bookfalo Kill
Quand on lit énormément de livres (et donc pas toujours des merveilles, pour le dire poliment), comme c’est mon cas, et quand on écrit des chroniques sur un blog depuis un paquet d’années, on peine parfois à faire preuve de l’enthousiasme presque naïf qui nous permettait de nous extasier avec une sincérité communicative sur des bouquins qu’aujourd’hui on snoberait probablement – à tort ou à raison, ce n’est pas la question.
Être lecteur professionnel, c’est un peu oublier la magie qui préside au fait d’ouvrir un livre à la première page et à se laisser totalement emporter par son univers. C’est connaître tous les trucs et techniques de la prestidigitation, et laisser s’effriter l’innocence enfantine devant l’éblouissement de l’impossible.
Et puis, de temps en temps, un roman vient vous claquer une bonne cure de jouvence. Blam ! Un uppercut joyeux qui vous rend vos culottes courtes, vous jette à plat ventre sur votre lit pendant des heures, le menton coincé dans les mains, oubliant tout à fait que le temps autour de vous s’écoule. Vous revoilà prisonnier des pages, des images plein les yeux, vivant une de ces grandes aventures par procuration que jamais la vraie vie ne pourra vous offrir ; ouvrant en grand les portes de l’espoir, du courage, de l’amitié, de la peur, faisant battre le cœur et craindre le pire pour en cueillir le meilleur.
C’est exactement ce que je viens de vivre avec Cauchemars !, de Jason Segel et Kirsten Miller. Je le précise tout de suite, je ne sous-entends pas par là que c’est le chef d’œuvre de l’année, ni même un grand roman – en fait on s’en fout. En revanche, je constate à nouveau que c’est en littérature jeunesse que je retrouve le plus souvent ces sensations primitives qui me manquent si souvent. Déduisez-en ce que vous voulez de mon avancement mental, hein…
Quoi qu’il en soit, j’ai adoré me plonger dans le monde imaginé par les deux auteurs, que je jalouse d’ailleurs énormément pour cette idée géniale qu’ils développent ici : imaginez qu’il existe un Royaume des Ténèbres dans lequel s’ébattent joyeusement tous les cauchemars de l’humanité. Les sorcières côtoient les clowns maléfiques, les écureuils ou les asticots géants, les forêts ténébreuses, les cabanes hantées ou les pièces totalement noires dans lesquelles rôdent des silhouettes effroyables… C’est dans ce monde que vos mauvais rêves vous emmènent, avant de vous relâcher lorsque vous vous réveillez en sursaut, trempé de sueur et le cœur battant à tout rompre dans votre poitrine.
Imaginez encore que certaines personnes ont le pouvoir de passer tout entier de notre monde au Royaume des Ténèbres. Tout entier, c’est-à-dire physiquement, pas juste pendant leur sommeil. C’est exactement ce qui va arriver à Charlie, un gamin de douze ans pourtant tout ce qu’il y a de plus normal jusqu’alors ; mais un cauchemar récurrent, dans lequel une sorcière et son ignoble chat menacent chaque nuit de venir dans sa maison pour le dévorer, finit par tellement l’empêcher de dormir que son humeur s’en ressent et le rend profondément irascible, y compris avec son père et son petit frère Jack – et surtout avec sa belle-mère Charlotte, cette horrible marâtre qui a osé remplacer dans son foyer sa mère décédée trois ans plus tôt.
Alors, quand la sorcière profite de l’ouverture fortuite d’un portail entre le monde réel et le Royaume des Ténèbres pour venir kidnapper Jack, Charlie n’hésite pas une seconde et se lance à sa poursuite, pénétrant au plus profond du monde des cauchemars avant de partir affronter le sien, celui qui lui pourrit la vie et met en péril non seulement son équilibre, mais aussi celui du monde tout entier. Car Charlie est vraiment, vraiment très spécial…
Avec beaucoup d’humour, un art consommé du suspense et une maîtrise parfaite du récit, Jason Segel et Kirsten Miller s’en viennent chasser sur les terres du Stephen King de Ça. Ils le font à leur manière, sans effets gores ni scènes traumatisantes (rien de terrifiant dans ce roman destiné à de jeunes lecteurs à partir de 11 ans), en développant un imaginaire foisonnant et en exploitant à merveille l’idée centrale du livre, ce Royaume des Ténèbres où coexistent tous les cauchemars du monde. Ils s’appuient surtout sur des personnages formidables, Charlie en premier lieu mais aussi son petit groupe d’amis, tous épatants, qui viennent bientôt l’aider à mener sa quête tout en affrontant avec courage leurs propres failles.
Le message du livre n’est pas neuf – on est plus fort à plusieurs, et il vaut mieux affronter ses peurs les plus intimes plutôt que de les fuir sans cesse, sous peine de ne pas pouvoir vivre -, mais les deux auteurs le déroulent en finesse, avec ce qu’il faut d’émotion et beaucoup de drôlerie.
Jouant de références bien maîtrisées et d’un récit parfaitement fluide, Cauchemars ! s’avère aussi efficace que les premiers Harry Potter, en imposant son univers en toute évidence. Si cette histoire s’achève entièrement, la porte est ouverte pour une suite (annoncée d’ailleurs à la fin du livre), et j’aime autant vous dire que j’ai hâte d’en refranchir le seuil aux côtés de Charlie et ses amis. Parce que ça faisait longtemps que je ne m’étais pas oublié à ce point dans un bouquin, et que ça fait un bien fou !
Cauchemars !, de Jason Segel & Kirsten Miller
(Nightmares !, traduit de l’américain par Marion Roman)
Éditions Bayard, 2017
ISBN 978-2-7470-6184-1
345 p., 15,90€
L’Installation de la peur, de Rui Zink
Signé Bookfalo Kill
Coups de sonnette insistants à la porte. Surprise dans le plus simple appareil, la femme qui se trouve dans l’appartement enjoint son enfant de se cacher dans la salle de bains, enfile en hâte une robe de chambre, puis va ouvrir. Sur le seuil, deux hommes, l’un en costume, l’autre en bleu de travail. Ils annoncent que, conformément aux directives du gouvernement, ils viennent procéder à l’installation de la peur.
Bien obligée de les laisser entrer, la femme doit alors subir un processus effarant, durant lequel les deux hommes dressent le tableau effroyable des maux de notre temps. De quoi trembler, en effet… mais la peur n’a-t-elle pas toujours des visages inattendus ?
C’est l’histoire d’une bonne idée, hélas pas totalement aboutie à mon goût. D’un style sec et précis, sans fioriture, Rui Zink campe rapidement le décor de ce qui sera un huis clos à vocation anxiogène. Une femme sans défense, un enfant caché et deux hommes, l’un brillant, l’autre au physique de brute. Et un sujet : la peur. Sous toutes ses formes, puisqu’il va autant être question de peurs intimes (la peur de l’atteinte physique, du viol par exemple) que de terreurs plus vastes, celles qui, selon l’auteur, régissent nos existences : les marchés, le capitalisme, le terrorisme, les virus mondiaux…
L’idée est bonne, donc ; le résultat un peu moins, car le huis clos très statique conçu par Rui Zink impose au texte une abondance de dialogues qui finissent par rendre le roman beaucoup trop bavard. Si le numéro de duettistes des deux hommes s’avère amusant au début, et le propos intéressant, le processus ne se renouvelant pas lasse rapidement. Cela ferait à coup sûr une excellente pièce de théâtre – et encore, en élaguant un peu ; à lire sous forme romanesque, c’est assez vite fastidieux.
L’Installation de la peur est donc hélas plus assommant qu’effrayant… Heureusement, une excellente fin surgit par surprise, entraînant l’intrigue dans une direction inattendue qui permet de se dire qu’on a été récompensé de tenir jusqu’au bout.
En résumé, un petit conseil : voici un texte dont on peut se contenter de lire les soixante premières pages et les trente dernières pour en apprécier l’intelligence. Vous aurez ainsi le sel d’un roman original et pertinent, et gagné un peu de temps pour lire d’autres livres !
L’Installation de la peur, de Rui Zink
(A Instalaçao do medo, traduit du portugais par Maïra Muchnik)
Éditions Agullo, 2016
ISBN 979-10-95718-06-2
176 p., 17,50€
Le Fleuve guillotine, d’Antoine de Meaux
Signé Bookfalo Kill
La Révolution française ne s’est pas tenue qu’à Paris, comme l’Histoire telle qu’elle est enseignée en accéléré tend parfois à le laisser penser. De nombreuses provinces l’ont vécue également à leur manière ; c’est le cas de Lyon, qui s’est très vite élevée contre la ligne dure prônée par les Jacobins. Républicaine mais modérée, la Capitale des Gaules ne voulait pas de la Terreur. Elle l’a payée dans le sang et la fureur, violemment réprimée par la Convention.
C’est ce que raconte Le Fleuve guillotine, gros roman historique d’une excellente facture, qui dresse avec un luxe de détails la reconstitution dans ces quelques mois, entre le 10 août 1792 (date de la chute de la royauté, pour ceux qui somnolaient contre le radiateur au fond de la classe) et la fin 1793. J’ignorais ainsi totalement que Lyon, après s’être ralliée aux Girondins et avoir éliminé les leaders montagnards envoyés dans la ville par la Convention, avait fait l’objet d’un siège en règle, durant deux mois, d’août à octobre 1793, avant de céder, affamée et pilonnée.
Avec beaucoup d’énergie et une belle verve, notamment dans les dialogues, Antoine de Meaux plonge quelques personnages solidement campés dans ce tourbillon effarant. Il évoque avec autant de précision les batailles de rue et les grands moments historiques (l’ouverture du roman, qui relate la reddition de Louis XVI à Paris, est ainsi une entrée en matière parfaite) que les soubresauts politiques et les errances de ses héros, confrontés à des choix bien trop grands pour eux, mais qui tous affrontent leur destin en affirmant des caractères que le contexte hors norme exacerbe.
Les lecteurs peu familiers de géographie lyonnaise trouveront en fin de volume plusieurs cartes joliment dessinées, qui plantent les grands lieux du récit autant que de la région où il se déroule. Une initiative qui s’avère fort utile, car de la sorte on plonge dans l’intrigue au plus près des pavés, de la superbe place Bellecour – si riche qu’elle sera symboliquement détruite par les Conventionnels après la chute de la ville – à l’Hôtel de Ville, de la Saône au Rhône, le fameux « fleuve guillotine » du titre, ainsi nommé car un certain nombre de condamnés furent exécutés sur le pont Morand, et leurs corps balancés directement dans l’eau… Ah ça, oui, on savait s’amuser à l’époque !
Le Fleuve guillotine, d’Antoine de Meaux
Éditions Phébus, 2015
ISBN 978-2-7529-1031-8
446 p., 23€
Tu montreras ma tête au peuple, de François-Henri Désérable
Signé Bookfalo Kill
« Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine » : ce sont les ultimes mots lancés par Georges-Jacques Danton au bourreau avant d’être guillotiné, et sans doute l’une des « petites phrases » les plus célèbres de l’Histoire de France. Pas étonnant que François-Henri Désérable l’ait choisie comme titre pour son premier livre, suite de dix textes relatant les derniers moments de grandes figures de la Révolution française.
Attention, nous sommes bien ici dans la fiction. Nourri d’histoire, forcément très documenté, ce recueil brille néanmoins par sa grande qualité littéraire. A vingt-cinq ans, Désérable, par ailleurs doctorant en droit et… joueur vedette de hockey-sur-glace, fait montre d’une plume inspirée, étincelante, à la fois vibrante et classique – même si le recours ponctuel à certains vocables excessivement savants peut faire sourire : « Jamais notre amour, qui avait débuté sur les bancs d’une faculté de droit, ne fut synallagmatique. » (hum…)
Mais ce genre d’excès intello est heureusement très rare, et l’auteur démontre surtout une capacité à varier les plaisirs narratifs qui rend son recueil très vivant, et passionnant à lire. Énième livre consacré à la Révolution, Tu montreras ma tête au peuple se démarque par la force de son idée maîtresse, qui lie tous les textes entre eux – au point que certains se répondent parfois, au détour d’une phrase, d’une référence, voire d’un narrateur récurrent -, tout en accordant à chaque nouvelle une singularité formelle qui empêche tout risque de monotonie : ici le journal intime du gardien de Marie-Antoinette, là la lettre d’un amoureux transi de Charlotte Corday, là encore les souvenirs du dernier des Sanson, la longue lignée héréditaire des bourreaux de France.
François-Henri Désérable révèle une certaine tendresse pour les figures romantiques ou modérées d’une période marquée par une violence extrême. Défilent ainsi sous sa plume Charlotte Corday, Danton, les Girondins, Marie-Antoinette ou Lavoisier (« le plus grand esprit français du siècle dernier ») – alors que Robespierre, rejeté en fin de volume, est traité avec plus de distance, comme un homme qui, en incarnation de la Révolution et de ses dérives, aurait davantage mérité son terrible sort.
L’auteur restitue avec talent le tourbillon de l’époque, sa folie et ses passions – voir par exemple le chapitre consacré à Danton, où il saisit le personnage dans toute sa puissance, en mêlant habilement les propres mots du révolutionnaire à ceux de la fiction.
Il se montre carrément virtuose dans une autre nouvelle, « Lantenac à la Conciergerie », où il s’empare du héros de Quatre-vingt-treize, le roman de Victor Hugo, et le confronte à François-Elie Corentin, peintre imaginé par Pierre Michon dans Les Onze, ainsi qu’Evariste Gamelin, créé par Anatole France ! Le résultat ? Un pur produit d’imagination dont le réalisme historique, éblouissant, résume entièrement le talent d’un tout jeune auteur plus que prometteur.
Tu montreras ma tête au peuple, de François-Henri Désérable
Éditions Gallimard, 2013
ISBN 978-2-07-013987-3
186 p., 17,50€