Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain
Signé Bookfalo Kill
Difficile de ne pas tirer de comparaison entre Véronique Poulain et Jean-Louis Fournier, l’un des grands noms publiés par les éditions Stock. Comme Fournier, la néo-romancière a longuement collaboré avec un monstre de l’humour français (Desproges pour lui, Guy Bedos pour elle). Comme Fournier, elle a été confrontée à une situation de handicap dans sa famille (deux enfants autistes pour lui, évoqués dans Où on va, Papa ?, la surdité de ses parents pour elle), et en fait le sujet de son livre. Comme Fournier, elle le fait avec un mélange d’humour décapant, de tendresse et de colère, qu’elle exprime dans de courts chapitres qui s’achèvent généralement par une chute marquante, comme si c’étaient des sketches.
J’ignore si Véronique Poulain s’est effectivement inspirée de la manière de son illustre confrère, et cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la force qui se dégage de son livre, sa sincérité totale. Au fil des pages qui remonte le cours de sa vie d’enfant entendante de parents sourds, elle ne cache rien de ses hontes, de ses manques, de ses incompréhensions face à deux adultes qui vivent leur existence à leur manière. Elle rappelle ainsi que les sourds ne sont pas muets, et que leur expression vocale approximative peut causer quelques désagréments dans le quotidien – parfois pour le pire, parfois pour le rire.
Car ce récit manie les émotions avec un art consommé de la narration, qui évite tout pathos inutile, trouve souvent les meilleurs effets en peu de mots, et nous fait passer de la joie à la tristesse en quelques lignes. Les mots qu’on ne me dit pas est un livre lumineux, plein d’humour également, aussi bien aux dépens de la romancière que de ses parents, avec une authenticité qui contourne le piège de la méchanceté gratuite.
Enfin c’est un livre de fierté, un livre pour la bonne cause, qui évoque le combat mené entre autres par les parents de Véronique Poulain depuis les années 80 pour faire reconnaître leur handicap par les politiques et par la société, à l’image des avancées obtenues grâce à la médiatisation de la comédienne Emmanuelle Laborie.
Bref, voilà un texte bref, efficace, humain, qui ne manquera pas de vous toucher et de vous émouvoir ; et vous aidera peut-être à mieux comprendre ces drôles de gens normaux que sont les sourds.
Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain
Éditions Stock, 2014
ISBN 978-2-234-07800-0
141 p., 16,50€
A première vue : la rentrée Stock 2014
L’année dernière, chez Stock, nous avions adoré la fable singulière et bouleversante de Karin Serres, Monde sans oiseaux. Trouverons-nous pareil miracle parmi les élus à la couverture bleue de cette rentrée 2014, dans une maison par ailleurs bouleversée par la mort de son éditeur mythique, Jean-Marc Roberts ? Pas sûr, mais il y a tout de même quelques belles promesses.
CRASH MYTHIQUE : Constellation, d’Adrien Bosc
C’est l’un des accidents aériens les plus connus de l’histoire. Le 28 octobre 1949, le Constellation, nouvel avion d’Air France voulu par le milliardaire excentrique Howard Hughes, s’écrase sur un îlot des Açores, tuant ses onze membres d’équipage et ses trente-sept passagers, parmi lesquels le boxeur Marcel Cerdan. Loin de ne s’intéresser qu’au sort du célèbre amant d’Edith Piaf, Adrien Bosc tisse un roman choral qui donne une voix à tous les disparus tout en questionnant les raisons du drame. Sur le papier, l’un des premiers romans les plus ambitieux de la rentrée.
COMME UN POT : Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain (lu)
Comme Jean-Louis Fournier, publié par la même maison, Véronique Poulain tire de l’humour d’une situation douloureuse, en l’occurrence le handicap, la surdité de ses parents. Comme Fournier, la néo-romancière aligne des chapitres courts et percutants qui disent la difficulté d’être la fille parlante et entendante de parents sourds, l’incompréhension, le poids du regard des autres, mais aussi l’amour qui se glisse dans tout cela, et bientôt la fierté lorsque les géniteurs de Véronique Poulain se retrouvent à la pointe du combat pour la reconnaissance des sourds dans la société. Un récit parfois grinçant, douloureux, mais souvent drôle et au bout du compte touchant et très juste.
ESCLAVAGE MODERNE : La Chance que tu as, de Denis Michelis (coll. la Forêt)
Un jeune homme est embauché dans un restaurant prestigieux. Nourri et logé, il y est rapidement soumis à des conditions de travail drastiques et aux mauvais traitements d’employeurs exigeants et manipulateurs. Alors que commence une descente aux enfers inexorable, il n’ose pourtant se plaindre, si chanceux de travailler pour une maison aussi prestigieuse… Un premier roman qui promet d’être dérangeant avec justesse.
TOILE LITTÉRAIRE : Selon Vincent, de Christian Garcin
Entre 1812 et 2013, des destins se répondent aux quatre coins du monde, de la Patagonie à la Russie. Un roman choral énigmatique par un écrivain-voyageur qui n’aime rien tant que croiser des histoires et raconter des personnages différents.
FORZA ITALIA : Les nouveaux monstres (1978-2014), de Simonetta Greggio
Suite du remarqué Dolce Vita, ce roman raconte l’Italie des trente-cinq dernières années, marquée notamment par l’irruption sur la scène politique d’un certain Silvio Berlusconi.
LOVE IS ALL : Tout ce que je sais de l’amour, de Michela Marzano
Deuxième auteure d’origine italienne chez Stock cette année, Michela Marzano poursuit son parcours singulier dans la lignée de son précédent livre, Légère comme un papillon, paru chez Grasset avec succès. Un récit autobiographique qui questionne l’impossible recherche du Prince Charmant, le désir d’enfant, la maternité, l’amour tout simplement.
BOUCHON A PRÉVOIR : L’Autoroute, de Luc Lang
Rencontre entre un arracheur de betteraves dans le nord et un couple imprévu qui vit dans une maison au bord d’une autoroute. C’est sans doute plus que cela, mais bon, voilà…
COMME C’EST ORIGINAL : Le Jour où tu m’as quitté, de Vanessa Schneider
Une femme divorcée et mère de deux enfants est quittée à nouveau. Déception, chagrin, incompréhension, vieux démons, crainte de ne pouvoir se reconstruire, tout ça… Je vous fais un dessin ou ça va ?
Black out, de Brian Selznick
Signé Bookfalo Kill
1927. Une fillette, Rose, vit quasi cloîtrée dans sa chambre, entourée de maquettes représentant les gratte-ciel de New York, et collectionnant avidement tout ce qui concerne la célèbre actrice Lillian Mayhew. Un jour, elle décide de s’évader et de retrouver son idole dans la Grande Ville…
1977. Ben, jeune garçon timide et rêveur, affligé de surdité partielle, est recueilli par ses oncle et tante après la mort de sa mère dans un accident de voiture. Reclus dans son chagrin, poursuivi par un cauchemar où des loups fondent inlassablement sur lui, le jeune garçon regrette de ne pas savoir qui est son père, qu’il n’a jamais connu et dont il ignore même le nom. Une nuit d’orage, il découvre pourtant un indice capital dans la chambre de sa mère – et, dans le même temps, touché par la foudre alors qu’il s’apprêtait à téléphoner, il perd l’usage de son oreille intacte. En dépit de sa surdité, il s’échappe de l’hôpital dès qu’il le peut et s’enfuit à New York, espérant y retrouver son père…
Brian Selznick avait surpris et enchanté son monde il y a quatre ans avec L’Invention d’Hugo Cabret, énorme et magnifique roman-cinéma, raconté alternativement en mots et en dessins. Depuis, son histoire a conquis d’autres fans dans les salles obscures grâce au film qu’en a tiré en 2011 le plus cinéphile de tous les réalisateurs, Martin Scorsese.
Selznick récidive sans coup férir en reprenant plume et crayon pour signer ce magnifique Black out. Il y recourt au même principe d’alternance entre textes et dessins, mais en l’affinant quelque peu : en effet, les mots lui servent à raconter l’histoire de Ben, tandis que ses superbes croquis en noir et blanc accompagnent les pas de Rose.
Comme dans Hugo Cabret, le texte s’avère simple à lire, et l’on retrouve avec plaisir le trait en clair-obscur de l’auteur, entre naïveté artisanale assumée et sens pointu du détail, qui fait de chaque image un véritable plan cinématographique. D’ailleurs, Selznick découpe et cadre ses dessins comme un cinéaste, utilisant la même grammaire – plans larges, plans américains, gros plans, zoom avant ou arrière, travellings – que le Septième Art.
L’ambition du récit est à souligner également, qui multiplie les thématiques – le cinéma encore, mais aussi le handicap (la surdité en l’occurrence), la ville et l’histoire de New York, l’art, les musées et les cabinets de curiosités… -, et mêle sans nous emmêler deux époques appelées à se rencontrer au final.
Comment ? Vous le découvrirez en plongeant avec vos enfants dans ce très gros volume : 640 pages ! Pas de quoi paniquer, car elles se tournent à toute vitesse tant l’envie est grande de découvrir le fin mot de l’histoire, et tant Brian Selznick a su encore une fois trouver l’équilibre juste entre le fond – l’histoire est passionnante – et la double forme de son récit.
Une pure merveille, à partir de 11 ans.
Black out, de Brian Selznick
Éditions Bayard Jeunesse, 2012
ISBN 978-2-7470-3916-1
640 p., 16,90€