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Normal People, de Sally Rooney

Éditions de l’Olivier, 2021

ISBN 9782823615241

320 p.

22 €

Traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Roques


Connell et Marianne ont grandi dans la même ville d’Irlande. Il est le garçon en vue du lycée, elle est la solitaire un peu maladroite. Pourtant, l’étincelle se produit : le fils de la femme de ménage et l’intello hautaine connaissent ensemble leur premier amour.
Un an plus tard, alors que Marianne s’épanouit au Trinity College de Dublin, Connell s’acclimate mal à la vie universitaire.
Un jour, tout est léger, irrésistible ; le lendemain, le drame pointe et les sentiments vacillent.
Entre eux, le jeu vient tout juste de commencer.


Le hasard de nos lectures fait parfois bien les choses.
J’ai lu Normal People quelque temps avant le somptueux roman de Clémentine Beauvais, Songe à la douceur. Les deux livres n’ont pas grand-chose à voir, notamment sur la forme, mais ils traitent tous deux du sentiment amoureux chez les jeunes gens d’aujourd’hui. Et je ne peux m’empêcher de les mettre en miroir, le flamboiement néo-romantique de Clémentine Beauvais répondant, pour moi en tout cas, à la froide analyse psychologique et sociologique de Sally Rooney, et à son regard entomologique sur les errements sentimentaux de la jeunesse des années 2000.

Dit comme cela, vous comprendrez de quel côté mon cœur (d’incorrigible sentimental) a le plus penché. N’allez pas croire pour autant que j’ai détesté Normal People. Au contraire.
C’est un roman brillant, qui saisit par pincées minutieuses la difficulté d’aimer, de se déclarer, de se trouver et de trouver les autres, d’avoir ou non confiance en soi, de se juger à la hauteur de ses propres attentes et de celles des autres (réelles ou imaginaires), dans un monde bousculé de toutes parts par des sollicitations de plus en plus nombreuses et lourdes à assumer. Un monde trop rapide et trop encombrant pour laisser à l’amour le temps et la place d’exister dans toute son ampleur. Un monde de paraître et de faux-semblants où la réussite tient plus au spectaculaire du maquillage dont on s’affuble pour plaire qu’à la réalité des visages et de l’âme.

Dès le titre de son roman, Sally Rooney pose la question la plus fondamentale de nos existences : dans un tel monde, qu’est-ce que c’est, être normal ? Est-ce que cela existe vraiment ? Faut-il être normal, faut-il en rêver ?
C’est pourtant ce que souhaite Connell, son protagoniste masculin :

« Tout ce qu’il voulait c’était être normal, dissimuler les aspects de sa personnalité qu’il trouvait honteux et perturbants. »

Mine de rien, je pense que nous nous sommes tous plus ou moins posé cette question. Surtout à l’adolescence ou dans la vingtaine, quand on commence à se voir dans le miroir du regard des autres, et que l’on cherche sa place dans un monde d’adultes où l’on n’a pas toujours l’impression d’être le bienvenu. S’obstiner à être normal, s’évertuer à ne pas l’être, ce sont deux facettes d’une même réalité, celle de l’être humain en quête de son rôle social.

C’est tout cela que raconte Normal People, au fil des tergiversations de Connell et Marianne qui les voient se rapprocher, se fuir, s’éviter et se retrouver, bousculés dans l’évidence de leurs sentiments par tout ce qui, autour, s’évertue à les parasiter.
Pensées noueuses, impressions tronquées, rendez-vous manqués, poids écrasant de l’opinion d’autrui, sursauts d’énergie et d’espoir succédant à des tunnels d’abattement ou de doute, la très jeune Sally Rooney a dû puiser beaucoup de sa propre expérience pour restituer avec autant de clairvoyance les secousses qui agitent ses héros.

Si elle y parvient, c’est aussi grâce à la forme qu’elle a choisie pour construire son roman. Plutôt qu’un récit linéaire, elle a opté pour des sauts de puce dans le temps. Chaque chapitre suit le précédent à la faveur d’une ellipse plus ou moins longue, ce qui permet de parcourir la vie des protagonistes durant plusieurs années en ne focalisant que sur les moments les plus essentiels de leur(s) histoire(s) et de leur(s) relation(s). Comme une série de zooms opportunément avancés sur les séquences capitales du film.
L’idée est aussi pertinente qu’efficace. Le récit y trouve une dynamique singulière, précise et pointue, en zappant des passages de transition qu’un flash-back ou une simple évocation suffisent à dessiner pour comprendre comment et pourquoi Connell et Marianne en sont arrivés à chaque nouveau début de chapitre.

Si je dois ajouter un bémol à la portée, il accentuera le style, que j’ai trouvé un peu trop froid peut-être, distant, me privant d’imprimer plus en profondeur un texte un peu trop concentré sur sa pertinence pour toucher mes propres émotions, et de m’attacher à des personnages qui, du reste, il faut le souligner, ne sont pas conçus pour cela. On peut les apprécier parfois, à d’autres moments les trouver insupportables ou décevants, mais difficile d’en faire d’authentiques amis imaginaires.

C’est peut-être ce qui les rend, au bout du compte, si… normaux ?


D’autres avis ? Voyez par exemple chez Pamolico, à moitié convaincue ; Analire, beaucoup plus enthousiaste ; et aussi Lettres d’Irlande et d’ailleurs ou Charlotte Parlotte à qui, comme à moi, il manque un petit quelque chose pour crier au coup de cœur.

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Songe à la douceur, de Clémentine Beauvais

Éditions Sarbacane, 2016

ISBN 9782848659084

248 p.

15,50 €


Quand Tatiana rencontre Eugène, elle a 14 ans, il en a 17 ; c’est l’été, et il n’a rien d’autre à faire que de lui parler. Il est sûr de lui, charmant et plein d’ennui, et elle timide, idéaliste et romantique. Inévitablement, elle tombe amoureuse de lui, et lui, semblerait-il… aussi. Alors elle lui écrit une lettre ; il la rejette, pour de mauvaises raisons peut-être. Et puis un drame les sépare pour de bon.
Dix ans plus tard, ils se retrouvent par hasard. Tatiana s’est affirmée, elle est mûre et confiante ; Eugène s’aperçoit, maintenant, qu’il la lui faut absolument. Mais est-ce qu’elle veut encore de lui ?


Quand on se risque au petit jeu de la critique, on s’expose parfois à se retrouver un peu bête, lorsqu’il s’agit de poser des mots sur un livre qui en regorge de si parfaits, et si merveilleusement agencés, qu’on ne sait lesquels choisir pour être à la hauteur.
En général, d’ailleurs, on n’y arrive pas. On reste un peu bête, et on s’en veut, mais devant certains talents, il n’y a qu’à s’incliner, et dire : « lisez ce livre », sans chercher à essayer de paraître plus intelligent qu’on ne l’est.

Alors voilà, devant Songe à la douceur, j’ai juste envie de m’incliner, et de vous conseiller : lisez ce livre.
Parce que, depuis que je l’ai terminé, je traque les mots adéquats et ne les trouve pas. J’ai pensé faire le malin, et rédiger une chronique en vers libres, comme l’est écrit ce roman. Trop difficile, téléphoné, et le meilleur moyen de s’étaler en beauté.

Donc, quoi d’autre ? Se montrer factuel ? Raconter que Songe à la douceur est une adaptation libre et contemporaine d’Eugène Oneguine, roman lui-même en vers écrit dans la première moitié du XIXème siècle par l’écrivain russe Alexandre Pouchkine ?
Eurk, bonjour l’ennui. Vrai, mais barbant. C’est admirable, oui, parce que c’est un joli tour de force, mais est-ce si important ? Pour Clémentine Beauvais, sans doute, mais pour un lecteur (jeune ou pas) qui n’aurait pas lu Eugène Oneguine, c’est une information dont on peut se passer.
Quoique, cela peut donner envie de se pencher ensuite sur le modèle, ce qui est toujours une bonne chose.

Bon, vous voyez, je m’égare.

Alors que, tout ce que je voudrais vous dire, c’est que Songe à la douceur saisit avec une puissance rare les mille et une nuances du sentiment amoureux. Moderne et pourtant intemporel, pertinent et impertinent, débordant d’humour, de tendresse, de tristesse, d’euphorie, d’ironie. Tous ces élans qui nous agitent et nous renversent et nous bouleversent quand on a soudain la certitude d’avoir croisé la route du grand amour.
Diablement inspirée, créative à chaque ligne, Clémentine Beauvais trouve le moyen de réinventer le roman d’amour, et de le faire dans un livre à destination des ados.

Parce que c’est ça, finalement, le plus fou. Avoir conçu ce roman pour de jeunes lecteurs, oser proposer un si beau et si stimulant défi de lecture à des adolescents.
Clémentine Beauvais le reconnaît elle-même en saluant dans les remerciements du livre le courage et l’audace tranquille de son éditeur, Tibo Bérard, qui n’a pas hésité à valider ce projet affolant dans la collection Exprim’ de Sarbacane.
Certes, cette collection se distingue depuis longtemps par sa vitalité et son obstination exaltante à exploser les frontières de la littérature jeunesse. Avec Songe à la douceur, elle s’est enrichie d’une de ses plus belles pépites.

Qu’est-ce que je voulais vous dire, sinon, en guise de conclusion ?
Ah oui, je me souviens.

LISEZ CE LIVRE !


Les orages, de Sylvain Prudhomme

Éditions Gallimard, coll. l’Arbalète, 2021

ISBN 9782072928963

192 p.

18 €


Les orages du titre ne sont pas de tonnerre ni de pluie, ce sont les intempéries qui agitent le cours de nos vies. Et l’auteur de Par les routes les photographie avec une grâce infinie au fil des treize nouvelles qui composent le recueil, trouvant toujours un rayon de soleil pour rembarrer la grisaille, et des raisons de croire en demain.


Un père veille pendant quinze jours au chevet de son fils de cinq mois, qu’une fièvre tenace menace d’emporter. Durant cette longue attente, il fait une expérience inédite de l’intensité de la vie, de sa fragilité et de la force de l’espoir.
Quelque part en Afrique, une femme rêve du salon de coiffure que ses patientes économies vont bientôt lui permettre d’ouvrir. Mais un coup du sort vient ébrécher son grand rêve.
Un homme visite pour la dernière fois l’appartement où il a vécu durant des années, et réalise à quel point ces murs ont contribué à construire son existence.
Après avoir failli mourir trois mois plus tôt, une femme se rappelle à la force phénoménale du bonheur et de la vie, le temps d’une baignade nocturne clandestine dans la mer, tandis que ses enfants dorment en toute innocence dans la maison de vacances.
Le jour de ses quarante ans, un homme découvre sa future tombe au cimetière du Père-Lachaise, et apprend en lisant les dates inscrites dessus qu’il lui reste exactement quarante ans à vivre. Comment employer ce répit si certain, comment vivre en ayant à la fois conscience de disposer de tout ce temps et de le trouver si bref ?


Avec Les orages, Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Bouleversements parfois infimes, presque invisibles du dehors. Tourmentes après lesquelles reviennent le calme, le soleil, la lumière. (Présentation de l’éditeur)

Pas mieux.
Le tour de force de Prudhomme est de réussir à lier ses différentes histoires, et de donner le sentiment d’une grande cohérence entre elles, d’un univers partagé – qui est, tout simplement, celui de la vie de tous les jours.

Sylvain Prudhomme ne nomme presque jamais ses narrateurs ou les protagonistes. Réduits à « il » ou « elle », voire à l’initiale d’un prénom (« A. », toujours, pour la compagne du protagoniste masculin), ils donnent l’impression d’être à chaque fois le même personnage, tout en existant à part entière et singulière par l’expérience qu’ils affrontent dans chaque nouvelle.

En outre, ses personnages nous parlent parce qu’ils sont ordinaires. Leurs préoccupations et leurs soucis relèvent du quotidien : la maladie, le vieillissement, les problèmes de couple ou de famille, la vie en voisinage… Autant de sujets qui, en d’autres mains, pourraient virer tristes, sordides ou déprimants, mais qui chez Sylvain Prudhomme acquièrent une puissance singulière, une évidence lumineuse, une clarté émouvante.
Tout ce que l’écrivain en dit paraît étonnamment familier. Parce que ce sont des sujets que nous tous, lectrices et lecteurs, avons approché, côtoyé, vécu. Ce sont des moments qui ont façonné nos existences. Là où Prudhomme est brillant, c’est qu’il parvient à en extraire l’essentiel à chaque fois, à en tirer une vérité qui pourrait être la nôtre, sans avoir l’air d’y toucher.

Il y parvient par la grâce discrète de son style, dialogues intégrés au récit sans mise en forme (pas de tirets ni de guillemets) pour donner à l’ensemble du texte l’apparence de la plus évidente fluidité. Les mots visent juste sans effort, captent paysages et atmosphères à petites touches, plaçant décors et réflexions sur un pied d’égalité, aussi importants les uns que les autres.

Romancier sensible et singulier, Sylvain Prudhomme ajoute à ses talents celui de nouvelliste, qui est loin d’être donné à tous les écrivains. Très à l’aise en forme courte, il crée des petits mondes qui, en quelques pages, sont aussi vastes que les plus profonds territoires intimes. Tout simplement magnifique.