Fin de siècle

2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d’années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans. À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c’est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés.
Mais voilà ! L’entreprise publique qui gérait les herses vient d’être vendue à un fonds de pension canadien. L’entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile…
En un mot :
dentesque
Un roman qui porte (à dessein) le même titre qu’un album de The Divine Comedy peut-il être mauvais ? Non, évidemment.
Par ailleurs, si vous suivez ce blog depuis assez longtemps, le nom de Sébastien Gendron vous dira sans doute quelque chose. C’est que j’entreprends un suivi assidu du garçon, et une défense tout aussi frénétique de son œuvre, qui est plutôt du genre unique. Vous l’aurez compris à son résumé, ce nouveau livre reste dans son registre iconoclaste, mordant et furieux, quelque part entre Mars Attacks ! de Tim Burton, la folie joyeuse de Joe Dante et les délires hirsutes des romans de la série Bourbon Kid.
Un truc comme ça, en tout cas.
A moins que ce soit, tout simplement, du Gendron dans le texte. Le romancier ne fait jamais le même livre, mais son esprit ironique et destructeur passe de l’un à l’autre avec constance. Mieux, Fin de siècle peut être lu comme un écho de Quelque chose pour le week-end (d’ailleurs évoqué dans ce nouveau roman), où des Grands Pingouins, dont l’espèce était éteinte depuis le milieu du XIXème siècle, réapparaissent subitement à notre époque et sèment la terreur dans une ville balnéaire anglaise.
Ici, point de pingouins, mais carrément des mégalodons, requins gigantesques dont la cruauté et l’acharnement à tout engloutir feraient passer le grand blanc des Dents de la Mer pour un poisson-clown.
Comme dans Quelque chose…, ces animaux monstrueux font figure de détonateur, qui visent à faire exploser les conventions sociales, les hypocrisies en tous genres, l’égoïsme, la vénalité, bref toutes ces belles qualités humaines que le romancier, allez savoir pourquoi, semble avoir en horreur.
Chaque apparition des mégalodons donne lieu à des scènes de boucherie réjouissantes, tout à fait dans l’esprit de la mode de la sharkploitation – anglicisme barbare désignant une vague de films de série Z qui mettent en scène des requins tueurs, dans des scénarios dont l’objectif évident est d’aller toujours plus loin dans la connerie.
Allez, pour le plaisir, un petit extrait de Mega Shark vs. Giant Octopus. Vous allez voir, c’est sublime à tous points de vue :
Mais Sébastien Gendron ne s’en tient pas à ce seul procédé, qui tournerait vite en rond. De chapitre en chapitre, le roman rebondit entre différents personnages, formant une galerie éparse que l’on suit comme un film déconstruit façon Tarantino.
On croise un aventurier décérébré, résolu à devenir l’homme qui se jette le plus haut en parachute, depuis la mésosphère précisément ; un « artiste » contemporain ayant fait fortune en dénaturant les œuvres célèbres d’autres artistes ; un agent du FBI justement spécialiste en art et à la recherche du dit artiste ; un meurtrier poussant l’art du meurtre dans ses pires raffinements ; un océanographe à qui tout le monde en veut d’avoir donné l’alerte sur les mégalodons ; une bande de branquignols espagnols lancés dans une opération de sauvetage débilissime en lien avec l’héritage de Franco ; le prince Albert de Monaco… et quelques autres.
L’ensemble paraît parfois un peu hétéroclite, voire foutraque, mais permet à l’auteur de balayer large dans son propos. Et aussi d’instaurer peu à peu un climat d’inquiétude, relevant plus ouvertement de la science-fiction, avec une histoire de failles temporelles et d’apparitions improbables qui font basculer ses personnages, et l’ensemble du livre, dans une effarante perte de repères annonçant l’effondrement de notre monde.
Loin de se cantonner à une forme de comédie horrifique, Fin de siècle assume donc au fil des pages une vision sombre de l’avenir, de l’humanité, proclamant un épuisement de notre règne qu’il n’est pas idiot de craindre, au rythme où vont les choses.
Un roman original, au ton résolument singulier, distrayant mais pas que. Si vous n’aimez pas les sentiers battus, voilà du hors-piste qui saura vous stimuler.
Semaine spéciale « on va tous mourir »

Bon, ça va, j’ai compris.
L’actualité étant ce qu’elle est – en l’occurrence, viralement omniprésente -, je vais adapter le ton du blog aux circonstances.
Et en profiter pour vous parler la semaine prochaine de romans mettant en scène des formes de fin de monde, qu’ils soient causés par un virus foudroyant (L’Année du Lion, Station Eleven) ou par une invasion de mégalodons échappées des temps anciens (Fin de siècle).
Vous le savez, je ne suis pas là pour insulter votre intelligence. Autant vous dire que les livres en question sont excellents, brillants, voire amusants (pour l’un d’entre eux au moins), et qu’ils se servent de leur cadre fictionnel pour questionner notre monde actuel avec une acuité dont nous avons tous besoin. En ce moment, plus que jamais, sans doute.
D’ailleurs, ce n’est sûrement pas un hasard si, depuis quelques années, les romans mettant en scène des univers post-apocalyptiques ou dystopiques se multiplient, et rencontrent de beaux succès en librairie. Les écrivains sont sur le pont. Ils observent le monde, en traquent les dérives. Ils ciblent l’humain, sa folie souvent, son génie parfois. Ils cherchent des solutions, aussi, à leur modeste manière.
La lecture est un loisir, une distraction, mais elle peut permettre, à l’occasion, de prendre de la hauteur. C’est à ce léger vol en altitude que je vous inviterai la semaine prochaine.
L’occasion aussi, pour moi, de deux séances de rattrapage sur ces immenses romans que sont L’Année du Lion et Station Eleven, dont je me demande encore comment j’ai fait pour ne pas en parler ici, alors même que leur lecture m’avait enthousiasmé au-delà de toute expression…
Quant à Fin de siècle, c’est le nouveau Gendron. Et si vous êtes un fidèle de Cannibales Lecteurs, vous avez déjà une idée de ce que cela peut signifier.
Alors, à la semaine prochaine !
RETOUR VERS LE FUTUR : Quelque chose pour le week-end, de Sébastien Gendron
Signé Bookfalo Kill
Quelque chose pour le week-end est paru initialement en 2011 aux éditions Baleine, et je m’étais autant régalé à le lire qu’à le chroniquer, déjà très fan de l’univers déjanté et hilarant de Sébastien Gendron. Depuis, je mets un point d’honneur à soutenir cet auteur iconoclaste, et la sortie en poche de ce roman me semble une belle occasion d’en reparler et, peut-être, d’augmenter le cercle de ses lecteurs convaincus.
Dans cette nouvelle rubrique « retour vers le futur », je vous propose donc de (re)découvrir l’article que j’avais écrit à l’époque, légèrement remanié (autant en profiter pour supprimer au passage quelques lourdeurs, hein, ça ne fait pas de mal !) En espérant vous donner envie de rencontrer les pingouins les plus cinglés de la galaxie !!!
*****
Il suffit de pas grand-chose pour changer radicalement le cours d’une vie. Prenez le cas de Lawrence Paxton. Retraité depuis peu, il a consacré sa vie à son métier d’agent de change chez Barclays et à sa femme Lynn, ainsi qu’à leur deux enfants désormais adultes et autonomes. Par-dessus le marché, il vit à Kirk Bay, petite ville anglaise hyper sécurisée où rien ne se passe jamais – d’ailleurs, il ne peut rien s’y passer.
Oui mais voilà. Un soir d’insomnie, notre ami Lawrence fait sur la plage une double rencontre décisive : avec une énorme cargaison de sacs de cocaïne d’une part, avec une armée de pingouins qui ont trempé leur bec dans la poudre blanche et sont déjà devenus dangereusement accros d’autre part. Rien d’exceptionnel, me direz-vous. Certes. N’empêche qu’après avoir imité les pingouins, Lawrence est pris d’une crise de lucidité exceptionnelle, et il comprend, il réalise enfin qu’il n’a qu’un seul but dans sa vie : éliminer sa femme qui, quand même, avouons-le, lui pourrit la vie depuis des années avec son obsession de trouver quelque chose à faire pour le week-end.
Et là, évidemment, c’est le début des ennuis.
Après avoir dynamité les codes du roman d’espionnage dans le réjouissant Taxi, Take Off and Landing, Sébastien Gendron s’en prend ici au célèbre nonsense britannique. Impossible de ne pas penser aux Monty Python. Lawrence Paxton, c’est John Cleese dans ses œuvres de grande pintade britannique, à la fois terriblement coincé et capable des pires horreurs.
Au meilleur de sa forme, le romancier mêle joyeusement des personnages en décalage systématique par rapport aux situations qu’ils affrontent – y compris les plus périlleuses -, des épisodes drolatiques et d’autres plus dramatiques, sans se priver d’exercer d’un ton badin son sens critique, lorsqu’il s’agit de dézinguer la lâcheté des politiques, l’irresponsabilité écologique, ou tout simplement les mesquineries ordinaires qui font notre quotidien.
Dans tout ça, les pingouins font figure autant de détonateurs que d’excellents artifices humoristiques. Gendron les glisse partout, sur la plage, en ville, sur les pelouses impeccables des jardins anglais (shocking !) comme près des poubelles dont ils dévorent le contenu sans retenue. Les pingouins de Gendron, ce sont les Gremlins d’aujourd’hui. Aussi dingues, aussi nuisibles, aussi drôles, et peut-être encore plus inquiétants parce qu’ils nous sont familiers. Bref, une belle idée qui anime le roman de bout en bout – jusqu’à une jolie pirouette finale, mais chut…
Pour résumer, vous aurez donc toutes les chances de passer un bon moment à sourire gaiement, voire à rigoler franchement, pour peu que vous soyez sensible à une large palette d’humour allant de l’absurde au potache.
Et donc, avec qui vous allez passer le week-end prochain ?
(Celui qui répond « un pingouin » a perdu.)
Quelque chose pour le week-end, de Sébastien Gendron
Éditions Pocket, 2016
(Édition originale : Baleine, 2011)
ISBN 978-2-266-24053-6
286 p., 6,80€
Road Tripes, de Sébastien Gendron
Signé Bookfalo Kill
Vincent ne voit pas comment sa vie pourrait aller plus mal. Sa femme l’a quitté, il n’a plus de boulot, n’a réussi ni la carrière de pianiste dont il rêvait, ni celle de dentiste que son père lui réservait en héritage, et il subsiste grâce à un boulot de distributeur de prospectus dont l’inanité lui plombe encore un peu plus le moral. Franchement, comment cela pourrait-il être pire ?
Mais ça, c’était avant de rencontrer Carell, de foutre le feu à une forêt et de s’embarquer dans un périple insensé en voiture, 4000km de Bordeaux à Montélimar, avec l’espoir que quelque chose de bon sorte de tout ce bordel. Autant dire que ce n’est pas gagné d’avance.
Un bon titre ne fait pas forcément un bon roman, mais au moins il annonce clairement la couleur. Road Tripes est un excellent titre : la route, le voyage, la référence cinématographique (car ce « road novel » a évidemment des airs de road movie à l’américaine), l’humour et la violence.
Après avoir parodié l’espionnage dans Taxi, Take Off & Landing et le nonsense britannique dans Quelque chose pour le week-end, Sébastien Gendron nous sert donc un Thelma et Louise dopé à la testostérone et à la bêtise crasse, qui s’appuie sur la mécanique bien huilée du duo antinomique. Au narrateur, Vincent, effacé, dépressif, lâche et poissard, s’oppose le phénoménal Carell, concentré de stupidité crasse, de bestialité primaire et de générosité candide. La recette est connue, elle a multiplié les succès – de Laurel et Hardy aux tandems de Francis Véber – et elle fonctionne encore ici.
Au fil des kilomètres et des pages qui défilent à toute vitesse, Gendron déroule les aventures de plus en plus délirantes de ses héros avec une efficacité cinématographique avérée. On croise un type dangereusement amoureux de sa voiture de collection, une secte dont le chef se nomme Personne, un gentil gendarme en mode Copains d’avant, et d’autres victimes plus ou moins innocentes de la cavale aberrante de Vincent et Carell. Entre deux vols de bagnole pas toujours inspirés, on y cause aussi beaucoup, notamment de musique, ce qui nous vaut un passage jubilatoire sur Johnny Hallyday.
Je dois pourtant avouer que Road Tripes ne restera pas mon préféré de Gendron. L’humour y est moins original, notamment dans des dialogues d’une vulgarité assumée mais trop lourdingue à mon goût – surtout quand l’on connaît la finesse dont l’auteur de Mort à Denise peut être capable.
Le roman s’avère donc inégal dans ce registre. Paradoxalement, et même si certains passages m’ont bien fait rire, j’en ai presque davantage apprécié la mélancolie, voire l’angoisse existentielle qui s’en échappe parfois ; surtout vers la fin, quand on découvre l’origine des tourments de Vincent, et quand Carell lui-même se débarrasse de ses oripeaux de brute épaisse. Sébastien Gendron amène alors une conclusion douce-amère, inattendue mais d’une belle justesse, qui dévoile une nuance intéressante de sa palette.
Si vous ne connaissez pas Gendron, Road Tripes peut constituer une bonne entrée en matière de son univers – dont vous vous régalerez ensuite à découvrir les pépites précédentes, publiées chez Baleine. Alors, foncez, prenez la route avec l’un des auteurs les plus dingues et les plus attachants du polar français : le voyage vaut le coup !
Road Tripes, de Sébastien Gendron
Éditions Albin Michel, 2013
ISBN 978-2-226-24825-1
285 p., 17€
Road Tripes reçoit un accueil enthousiaste, dans la presse comme chez les blogueurs. Voyez plutôt quelques exemples : Lily in the Vallée, Culture Box (France Télévisions), le Blog du polar de Velda, Black Novel, ou encore l’excellent Patrick Galmel de Pol’Art Noir.
Quelque chose pour le week-end, de Sébastien Gendron
Signé Bookfalo Kill
Il suffit de pas grand-chose pour changer radicalement le cours d’une vie. Prenez le cas de Lawrence Paxton. Retraité depuis peu, il a consacré sa vie à son métier d’agent de change chez Barclays et à sa femme Lynn, ainsi qu’à leur deux enfants désormais adultes et autonomes. Par-dessus le marché, il vit à Kirk Bay, petite ville anglaise hyper sécurisée où rien ne se passe jamais – d’ailleurs, il ne peut rien s’y passer.
Oui mais voilà. Un soir d’insomnie, notre ami Lawrence fait sur la plage une double rencontre décisive : avec une énorme cargaison de sacs de cocaïne d’une part, avec une armée de pingouins qui ont trempé leur bec dans la poudre blanche et sont déjà devenus dangereusement accros d’autre part. Rien d’exceptionnel, me direz-vous. Certes. N’empêche qu’après avoir imité les pingouins, Lawrence est pris d’une crise de lucidité exceptionnelle, et il comprend, il réalise enfin qu’il n’a qu’un seul but dans sa vie : éliminer sa femme qui, quand même, avouons-le, lui pourrit la vie depuis des années avec son obsession de trouver quelque chose à faire pour le week-end.
Et là, évidemment, c’est le début des ennuis.
Après avoir dynamité les codes du roman d’espionnage dans le réjouissant Taxi, Take Off and Landing, Sébastien Gendron s’en prend ici au célèbre nonsense britannique. Impossible de ne pas penser aux Monty Python. Lawrence Paxton, c’est John Cleese dans ses œuvres de grande pintade britannique, à la fois terriblement coincé et capable des pires horreurs.
Au meilleur de sa forme, le romancier mêle joyeusement des personnages en décalage systématique par rapport aux situations qu’ils affrontent – y compris les plus périlleuses -, des épisodes drolatiques et d’autres plus dramatiques, sans se priver d’exercer d’un ton badin son sens critique, lorsqu’il s’agit de dézinguer la lâcheté des politiques, l’irresponsabilité écologique, ou tout simplement les mesquineries ordinaires qui font notre quotidien.
Dans tout ça, les pingouins font figure autant de détonateurs que d’excellents artifices humoristiques. Gendron les glisse partout, sur la plage, en ville, sur les pelouses impeccables des jardins anglais (shocking !) comme près des poubelles dont ils dévorent le contenu sans retenue. Les pingouins de Gendron, ce sont les Gremlins d’aujourd’hui. Aussi dingues, aussi nuisibles, aussi drôles, et peut-être encore plus inquiétants parce qu’ils nous sont familiers. Bref, une belle idée qui anime le roman de bout en bout – jusqu’à une jolie pirouette finale, mais chut…
Pour résumer, vous aurez donc toutes les chances de passer un bon moment à sourire gaiement, voire à rigoler franchement, pour peu que vous soyez sensible à une large palette d’humour allant de l’absurde au potache.
Et donc, avec qui vous allez passer le week-end prochain ?
(Celui qui répond « un pingouin » a perdu.)
Quelque chose pour le week-end, de Sébastien Gendron
Éditions Baleine, 2011
ISBN 978-2-84219-506-9
292 p., 18€