Dent de dinosaure, de Michael Crichton

Éditions de l’Archipel, 2021
ISBN 9782809841398
350 p.
21 €
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon
1875. Dandy désœuvré, le jeune William Johnson, après avoir perdu un pari, doit partir pour le Far West. Quittant son univers privilégié, l’étudiant de Yale rejoint une expédition à la recherche de fossiles préhistoriques dans les territoires reculés et hostiles du Wyoming.
Mais la plus sanglante des guerres indiennes vient d’éclater. Et avec elle un autre conflit, opposant deux célèbres paléontologues, Othniel Marsh et Edward Cope, prêts à tout pour déterrer d’inestimables vestiges de dinosaures et accéder à la gloire…
Troisième roman inédit publié après sa mort, Dent de dinosaure a fatalement éveillé ma curiosité en associant à nouveau sur sa couverture le nom de Michael Crichton et l’image d’un gros crâne de dino – me renvoyant sans coup férir presque trente ans en arrière, lorsque je découvris le chef d’œuvre phénomène du romancier américain appelé à devenir, quelques mois plus tard, le blockbuster phénomène de Steven Spielberg, j’ai nommé bien sûr Jurassic Park.
Alors, certes, de dinosaure, il est question dans ce livre, mais d’assez loin tout de même. Pas d’expérience génétique révolutionnaire ni de parc d’attraction ici : nous sommes en 1875, et si tours de grand huit il y a, ils sont assurés à coups de Colt ou de tomahawk par des fripouilles sans foi ni loi ou par des Sioux sur le sentier de la guerre.
Bien loin des techno-thrillers qui ont fait l’essentiel de sa réputation, Michael Crichton puise son inspiration aux racines de l’Histoire américaine et convoque nombre de personnages ayant réellement existé – même s’il fait usage de sa liberté de romancier avec nombre d’entre eux. On voit ainsi, entre autres, le célèbre Wyatt Earp jouer les escortes de luxe pour le jeune héros dans la dernière partie du roman.
Plus important, puisque cela fournit l’assise de l’intrigue, Crichton s’appuie sur la rivalité véridique entre deux grands paléontologues de l’époque, Othniel Marsh et Edward Cope, qui s’affrontent (parfois à coups de revolver, mais plus souvent à coups d’articles scientifiques et de ruses déloyales dignes de gamins de maternelle) dans les grands espaces désertiques du Wyoming, du Montana ou du Colorado pour devenir les meilleurs déterreurs de fossiles de dinosaures, dont ces régions regorgent.
Cette bataille féroce porte même un nom : « la guerre des os », et le romancier la relate avec talent et précision, sans toutefois entrer trop dans le détail, à la différence de ses plus grands livres à base scientifique.
En réalité, avec le soutien de William Johnson, son jeune héros fictionnel, Michael Crichton semble plus intéressé par le fait d’élaborer un bon western, dont tous les ingrédients sont réunis : grands espaces, conquête sauvage de l’Ouest, troupes américaines opposées aux Indiens acharnés à défendre leurs terres par tous les moyens, desperados cruels et aventuriers flamboyants, petites villes perdues où la loi est une notion abstraite (on passe ainsi beaucoup de temps dans la célèbre Deadwood)…
De dinosaures, il est finalement assez peu question. Au fil des pages, les fossiles deviennent davantage des McGuffin scénaristiques que des objets d’analyse. Crichton campe Marsh et Cope plutôt en chefs de guerre qu’en scientifiques, et ne recourent que peu à leur implication dans l’intrigue pour évoquer la fascination toute neuve à l’époque pour ces restes d’animaux fabuleux.
C’est sans doute mon regret principal : que le romancier n’ait pas plus mis en perspective les enjeux de ces découvertes, la manière dont elles étaient perçues à l’époque ; que, pour une fois, il se soit fait davantage raconteur d’histoire que scientifique.
On pourra déplorer aussi la très maigre représentation féminine dans le livre – faiblesse récurrente chez Crichton, que j’ai rarement connu inspiré pour élaborer de beaux personnages de femme. Cela dit, l’époque était largement masculiniste, surtout dans le domaine scientifique ; le cadre et les us en vigueur étant, eux, solidement soutenus par le patriarcat considéré comme norme, et pas vraiment propices à la parité.
Mais la figure d’Emily, qui apparaît dans le dernier tiers du livre, ne fait pas grand-chose non plus pour convaincre que l’auteur de Jurassic Park était doué pour éloigner ses personnages féminins des clichés ou des rôles d’utilité.
Pour le reste, j’ai apprécié cette lecture dynamique, menée sans temps mort. Dent de dinosaure est un bon western et un bon roman d’aventures, documenté avec soin et riche en détails passionnants. Loin de n’être qu’un fond de tiroir opportuniste, c’est un livre tout à fait honorable dans la bibliographie de Michael Crichton.
(Merci à NetGalley et aux éditions de l’Archipel de m’avoir confié la version numérique de Dent de dinosaure.)
Battues, d’Antonin Varenne
Signé Bookfalo Kill
En 2014, Antonin Varenne m’avait flanqué une mémorable raclée littéraire avec Trois mille chevaux vapeur (à tel point que je n’ai pas réussi à le chroniquer à l’époque !), énorme roman d’aventures se déroulant au XIXème siècle, entre la jungle birmane et le Far West américain, époustouflant aussi bien par sa maîtrise du récit que par la profondeur des personnages et la puissance du style.
Bref, en toute logique, j’aurais dû être sur la réserve pour son livre suivant, parce qu’on ne peut s’empêcher d’attendre trop d’un auteur qui vous a autant secoué. Sauf que le gars a vraiment du talent, et une capacité à revenir là où on ne l’attend pas du tout. En l’occurrence, c’est même chez un autre éditeur (Ecorce, au lieu d’Albin Michel) que Varenne est réapparu. Un retour rapide, aussi inattendu que discret, qui constitue pourtant une nouvelle grande réussite.
Oublié le siècle des grands aventuriers, délaissés les territoires vastes et sauvages (quoique), le romancier français nous invite cette fois de nos jours, dans une petite ville française, perdue en pleine campagne, au milieu des forêts. Un environnement primordial, puisque l’exploitation des arbres constitue la dernière industrie capable de donner du travail dans ce coin paumé du pays. La ville de R. en vit largement, ainsi que de l’élevage. Pas étonnant, alors, que deux grandes familles rivales – les Courbier côté forêts, les Massenet côté troupeaux – s’en disputent l’hégémonie depuis des générations.
Rémi Parrot, lui, est garde-chasse. Défiguré par un accident lorsqu’il était enfant, il vit en solitaire sur la Terre Noire, seul bout de territoire rescapé de l’ancien domaine de ses parents que lui ont peu à peu arraché Courbier et Massenet. Alors qu’il organise une battue officielle aux sangliers impliquant une grande partie des hommes de la ville, la situation dégénère soudain. Une mort suspecte met le feu aux poudres, passant les secrets, les rancoeurs tenaces, les méfiances ancestrales et les jalousies au tamis impitoyable de la vérité…
Entre les mains d’un autre, Battues n’aurait pu être qu’un médiocre roman de terroir, matrice potable d’une saga de l’été sur France 3. Mais avec Varenne à la manœuvre, cette histoire (dont je suis loin d’avoir tout évoqué) prend des proportions dantesques, servie par son extraordinaire finesse psychologique et surtout son art de la construction romanesque. Car, s’il est difficile de résumer Battues sans en déflorer le mystère, c’est aussi parce qu’Antonin Varenne en a déconstruit l’intrigue avec une habileté phénoménale, la rendant du même coup encore plus passionnante et addictive.
Brisant la linéarité, il alterne des phases de récit classique, mais rapportées dans le désordre, avec des compte-rendus d’interrogatoire qui dévoilent peu à peu la personnalité et les zones d’ombre de certains personnages. Pour pimenter le tout, chaque chapitre est introduit par un titre le remettant dans un contexte vaste (par exemple, « Vingt ans après l’accident, douze heures après le premier mort »). Petit à petit, Varenne révèle ainsi la vaste trame d’un suspense courant sur plusieurs décennies, puzzle aussi délicat que diabolique dont il faut attendre de poser la dernière pièce pour saisir le tableau dans toute sa complexité. Et comme il est vraiment doué, jamais on ne se perd dans les méandres de son histoire.
Ajoutez à cela une analyse subtile des mentalités, la solidité de personnages qui semblent ne jamais avoir tout dit, et un portrait profond du cadre campagnard et forestier de l’intrigue (caractéristique centrale de la collection Territori des éditions Écorce, qui propose ainsi une sorte de « nature writing » à la française), et vous avez un polar brillant qui prouve, était-il besoin de le faire d’ailleurs, l’immensité du talent d’Antonin Varenne. Un auteur français à découvrir d’urgence et qui, comme ses héros, est sans doute loin d’avoir tout dévoilé de son art.
Battues, d’Antonin Varenne
Éditions Écorce, coll. Territori, 2015
ISBN 978-2-35887-106-8
277 p., 17,90€
A première vue : la rentrée Sabine Wespieser 2014
Entendons-nous bien : un « petit » éditeur est généralement qualifié de cette manière parce qu’il s’agit d’une petite structure, aux moyens économiques modestes, ce qui ne l’empêche pas d’être autrement ambitieux d’un point de vue littéraire – aussi bien par conviction que par la force des choses. Là où Gallimard peut publier vingt romans et en laisser les trois quarts sur le bord de la route, le « petit » éditeur joue à chaque parution, si ce n’est sa survie, au moins son bien-être et son avenir.
Il y a de nombreuses maisons de ce calibre qui font un excellent travail, et il nous serait impossible de toutes les citer et de présenter leur travail en cette rentrée littéraire 2014. Néanmoins, avant d’en évoquer certaines ensemble dans un prochain article, je voudrais distinguer ici une éditrice tout à fait remarquable, dont les livres sont aussi beaux qu’ils sont souvent très bons : Sabine Wespieser. L’année dernière, elle avait fait le pari de ne publier qu’un seul roman à la rentrée, mais quel roman ! – c’était le merveilleux Pietra Viva de Léonor de Récondo. Cette année, elle revient avec trois livres, tout aussi prometteurs.
QUARANTE VOLEURS : La Ballade d’Ali Baba, de Catherine Mavrikakis
Roman du père disparu raconté par sa fille aînée, Erina, père joueur, fantasque, épuisant et fascinant à la fois, le nouveau roman de la Québécoise Catherine Mavrikakis promet de sortir très vite des sentiers battus, en imaginant aussi les retrouvailles inattendues de l’homme et de la jeune femme dans les rues de Montréal noyées sous la neige… alors que le père est mort neuf mois plus tôt. Et de se nouer une aventure littéraire étonnante, où une phrase de Shakespeare tirée de Hamlet jouera un rôle primordial…
LABYRINTHE : L’Odeur du Minotaure, de Marion Richez
La vie peut toujours nous surprendre et sortir de pistes toutes tracées. C’est ce que racontera Marion Richez dans son premier roman, suivant une jeune femme devenue « plume » d’un ministre au fil d’une existence menée sans accroc ni passion d’une enfance à un présent sage en passant par d’inévitables études brillantes. Mais tout change lorsque Marjorie reçoit de sa mère, un peu oubliée elle aussi, la nouvelle que son père est mourant. Prenant la route en catastrophe, la jeune femme percute un cerf. Un accident qui va bouleverser sa vie…
SAGA HAÏTI : Bain de lune, de Yanick Lahens
Au village d’Anse Bleue, il y a les Lafleur et les Mésidor, deux familles à la fois liées et antagonistes, par leur longue histoire, leurs intérêts et leurs différences. Quand Tertulien Mésidor tombe amoureux d’Olmène Lafleur, et quand la politique s’en mêle, les événements se précipitent… La quatrième parution d’une grande romancière haïtienne contemporaine, dont la langue riche et vivace chante la beauté et la complexité de son petit pays.
Cherche jeunes filles à croquer, de Françoise Guérin
Signé Bookfalo Kill
Spécialiste des crimes en série, le commandant Lanester est envoyé à Chamonix avec son équipe, pour aider les gendarmes confrontés à une étrange suite de disparitions de jeunes filles. D’âges et de milieux différents, ces adolescentes ne se connaissaient pas, mais avaient pour point commun d’être passées par une clinique-pensionnat prestigieuse, spécialisée dans le traitement des troubles alimentaires.
Tout en composant avec la susceptibilité des enquêteurs locaux, les sautes d’humeur de son équipe et sa propre friabilité, Lanester entreprend alors les investigations les plus étranges de sa carrière : une enquête sans corps et sans scène de crime…
En dépit de quelques maladresses, le deuxième roman de Françoise Guérin tire son épingle du jeu et, page après page, se révèle attachant, au sens propre du terme. Si le style s’avère classique, si les dialogues sonnent parfois un peu faux, on a envie d’aller au bout, d’avoir le fin mot de l’histoire (très réussi), d’apprécier l’humour constant tout au long du roman (même s’il manque parfois de finesse), et de se frotter à des personnages qui se déploient avec une belle intelligence tout au long du récit.
La figure de Lanester, fragile, dépendant de sa psy qu’il doit appeler ou rencontrer régulièrement pour ne pas étouffer sous l’angoisse et s’effondrer, est une réussite. Ses discussions avec la thérapeute dévoilent la complexité d’un héros à mille lieux des flics inoxydables du genre, tout en faisant évoluer subtilement l’enquête. Parfois à la limite de la caricature, les personnages secondaires (le procédurier maniaque et dépressif, la fliquette autoritaire, le petit jeune naïf, le légiste blagueur…) s’en sortent pourtant, parce que l’ensemble fonctionne, l’équipe et son fonctionnement paraissent crédibles. On est loin de l’humour décalé et des dialogues étincelants de Fred Vargas, mais ça marche, d’une autre manière.
Ce qui tire surtout Cherche jeunes filles à croquer de l’anonymat, c’est son sujet. En centrant son enquête sur l’anorexie et les autres troubles alimentaires, Françoise Guérin n’oublie pas que le polar, sous couvert de divertissement, permet de s’emparer de problématiques sociologiques. Très documentée, tout comme elle l’est sur la psychologie (étant elle-même clinicienne dans ce domaine), la romancière montre bien les infinies souffrances, pour les patients comme pour leurs proches, que suscitent ces terribles maladies. La figure du corps, absent, présent, torturé, hante le livre jusqu’à l’obsession – tout comme il obsède les jeunes femmes malades d’elles-mêmes.
Cherche jeunes filles à croquer est donc un roman policier assez classique mais convaincant, qui ravira notamment les lecteurs en quête à la fois de légèreté, d’intelligence et d’un sujet intéressant.
Cherche jeunes filles à croquer, de Françoise Guérin
Éditions du Masque, 2012
ISBN 978-2-7024-3834-3
393 p., 19€
On aime aussi chez : Lettre Exprès, Cathulu, Skriban…