À première vue : la rentrée Grasset 2020

À première vue, en survolant la rentrée Grasset, mon vilain petit génie intérieur m’a soufflé qu’il y avait enfin moyen de montrer les crocs avec lesquels les Cannibales, à l’occasion, aiment à déchiqueter la viande pas fraîche. Il faut dire que c’est une année sans Sorj Chalandon donc, déjà, l’enthousiasme est modéré. (Même si le dernier roman en date de l’ami Sorj, paru en 2019, ne m’a pas totalement convaincu. Comme quoi…)
Et puis, en y regardant de plus près, j’ai eu l’impression qu’il y avait peut-être matière à curiosité. Pas forcément pour moi, mais sûrement pour plein de gens et, en restant aussi objectif que possible, à raison.
Je garde donc la bride au cou de ma mauvaise foi, en attendant de dérouler le programme titre à titre.
Allez, c’est parti !
Intérêt global :
LE MAÎTRE DES FJORDS, DE LA MER ET DES LANDES
Lumière d’été, puis vient la nuit, de Jón Kalman Stefánsson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Depuis quelques années, Jón Kalman Stefánsson est devenu un incontournable de la littérature islandaise. En France, ses romans rencontrent un succès qui ne se dément pas, et semble même s’accroître à chaque nouvelle parution. Le résumé de ce nouvel opus devrait confirmer la tendance, et ses lecteurs retrouver ce qu’ils aiment chez lui : un sens délicat de l’humain dans les décors singuliers de l’Islande, où la nature est un personnage à part entière de l’intrigue.
Cette fois, Stefánsson pose son regard limpide sur un village niché dans les fjords de l’ouest, où il suit le ballet quotidien de la vie de ses habitants. L’existence y semble sage et bien réglée, mais l’inattendu peut surgir de nulle part et semer le trouble. Un retour imprévu, une petite robe en velours sombre, l’attraction des astres ou des oiseaux, voire le murmure des fantômes…
(RE)CROIRE À L’AVENIR
Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau
Rêvons un peu, rêvons grand large et solidarité humaine contre la marche impitoyable du monde. C’est, semble-t-il, le mantra de Nicolas Deleau pour son deuxième roman après Les rois d’ailleurs (Rivages, 2012). Il nous accueille dans un petit port de pêche, où se réunit une joyeuse communauté de doux dingues, les Partisans de la Langouste, dont l’objectif avoué est de sauver l’humanité en protégeant les langoustes de l’extinction. L’un d’eux entend parler d’un capitaine de porte-conteneurs, qui aurait détourné son propre navire pour en faire une Arche de Noé moderne, sorte de ZAD flottante pour les réfugiés maritimes…
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ce résumé m’amuse assez – et me fait un peu penser à l’univers chaleureux et décalé de Gilles Marchand. De quoi avoir envie d’y jeter un œil, en tout cas.
Un jour viendra couleur d’orange, de Grégoire Delacourt
D’auteur de best-seller grand public, Delacourt est devenu valeur sûre des rentrées littéraires de Grasset. Un statut qui n’a pas rendu sa plume virtuose pour autant, mais reconnaissons que le monsieur sait mener une histoire et captiver son lecteur – ce qui est déjà pas mal.
Cette fois, c’est le climat incendiaire de la France qui l’a inspiré. À la révolte et à la colère qui agitent de plus en plus le pays, un jeune garçon de 13 ans oppose son imaginaire, régi par un système complexe de chiffres et de couleurs. De quoi en faire un inadapté dans un monde plus que jamais violent et cruel pour les gentils… à moins que sa différence en fasse le porteur d’un nouvel espoir ?
Delacourt semble promettre un conte optimiste, histoire de mettre un peu de légèreté dans notre quotidien qui en a bien besoin. Avec un tel programme, il devrait une nouvelle fois rencontrer son public. (Moi ? Beaucoup moins sûr.)
Du côté des Indiens, d’Isabelle Carré
Décidément, Grasset table sur l’imagination et l’espoir en cette rentrée, et la comédienne Isabelle Carré – dont le premier roman, Les rêveurs (encore !), avait créé la surprise en 2018 avec 200 000 exemplaires vendus – paraît s’inscrire dans cette idée avec son deuxième opus. Le point de départ, pourtant, n’incite guère à la joie béate. Ziad, un garçon de 10 ans, est persuadé que son père trompe sa mère avec Muriel, leur voisine, une ancienne comédienne qui a renoncé à sa carrière après avoir été victime d’abus. L’enfant supplie la supposée amante de mettre fin à cette relation et de sauver sa famille… Tous, alors, chacun à sa manière, cherchent à résister à leurs tempêtes et à trouver le bon sens de leur existence.
LA MARQUE DE L’HISTOIRE
Le Métier de mourir, de Jean-René Van der Plaetsen
Belleface, tel est le nom du héros du premier roman de Jean-René Van der Plaetsen. Un nom aussi mystérieux que le parcours de cet homme, rescapé de Treblinka devenu légionnaire en Indochine, puis légende de l’armée israélienne. C’est dans cette peau qu’on le découvre, en 1985, chargé de veiller à la sécurité d’Israël en commandant un avant-poste au Liban. L’irruption d’un jeune Français idéaliste dans la petite troupe, composé de miliciens libanais, va agir comme un révélateur et lever le voile sur la véritable histoire de Belleface…
Inspiré d’un personnage réel, si jamais ce détail a son importance.
Jean-René Van der Plaetsen a reçu le prix Interallié en 2017 pour La Nostalgie de l’honneur, récit consacré à son grand-père, héros de la Seconde Guerre mondiale et compagnon du général de Gaulle.
Rachel et les siens, de Metin Arditi
Le romanesque et prolifique Metin Arditi fait de Rachel son héroïne flamboyante, et raconte sa vie, depuis son enfance à Jaffa, fille de Juifs palestiniens qui partagent leur maison avec des Arabes chrétiens, jusqu’à son accomplissement en tant que dramaturge reconnue dans le monde entier. Un parcours de femme libre et intrépide au XXème siècle.
L’Historiographe du royaume, de Maël Renouard
L’ambition de l’auteur est, tout simplement, de transposer à la fois les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon en un récit contemporain, ancré dans le Maroc du roi Hassan II. Le tout en 336 pages… Ouf ! Le protagoniste est un un fin lettré, ancien camarade du futur souverain, que ce dernier décide de nommer historiographe du royaume. Il s’investit dans sa tâche avec loyauté, jusqu’à sa rencontre avec une mystérieuse jeune femme, dont les accointances avec les milieux révolutionnaires vont menacer l’érudit…
La Femme-Écrevisse, d’Oriane Jeancourt-Galignani
Trois époques, deux siècles, une même famille, les Von Hauser. Et une obsession pour la gravure d’une femme-écrevisse qui, traversant les époques, hante le destin de différents personnages qui ne sauraient, sans risque, s’affranchir de sa mystérieuse tutelle. De Margot, maîtresse à Amsterdam en 1642 du célèbre artiste qui crée la fameuse gravure, à Grégoire, qui rêve de s’émanciper du joug familial à l’aube du XXIème siècle, en passant par Ferdinand, acteur de cinéma à Berlin dans les années 1920, ces trois destins traquent le désordre et la folie que les âmes en quête de liberté peuvent semer sur leur chemin.
ET SINON
Ce qui plaisait à Blanche, de Jean-Paul Enthoven
Le narrateur anonyme raconte vingt ans plus tard sa rencontre avec Blanche, une femme audacieuse, érudite, libre et à la sexualité complexe.
(Vous comprenez pourquoi je l’ai posé à la fin, celui-là ?)
BILAN
Lecture potentielle :
Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau
Interception, de Marin Ledun
Signé Bookfalo Kill
A seize ans, Valentine rêverait d’être une jeune fille comme les autres. Elle a tout pour, sauf qu’elle souffre d’épilepsie, une maladie envahissante qui perturbe son quotidien et l’a petit à petit isolée des autres. Sur les conseils de son médecin, elle redouble sa troisième dans un lycée-pensionnat expérimental situé à proximité de Grenoble. Dirigé par John Hughling, un scientifique réputé, l’établissement n’accueille que des jeunes souffrant des mêmes troubles neurologiques que Valentine, et la jeune fille intègre en effet un environnement rassurant, dans lequel elle pense enfin pouvoir s’épanouir.
Elle découvre également qu’elle n’est pas la seule à être obsédée par un mystérieux labyrinthe qui envahit son esprit à chacune de ses crises, que le garçon qu’elle y croise régulièrement est lui aussi élève du lycée – et que tout ceci pourrait avoir un sens…
Marin Ledun étant un auteur intelligent, il ne sacrifie rien de ses ambitions ni de son style lorsqu’il aborde la littérature jeunesse. Il l’avait déjà démontré avec le superbe Luz, et le voici qui récidive dans un registre différent, celui du thriller mâtiné de S.F.
Pour le style, on retrouve son phrasé impétueux, porté par une narration au présent gonflée d’urgence qui emballe souvent le rythme du récit jusqu’aux limites de la tachycardie. Une spécialité de l’auteur, dont l’écriture à l’énergie, inhabituelle dans les romans pour ados, ne manquera pas d’interpeller et d’embarquer les jeunes lecteurs.
Pour ce qui est de l’histoire, Marin nous attrape dès les premières lignes, grâce à un prologue nous projetant sans respirer dans les méandres imaginaires d’une crise de Valentine. A partir de là, comme souvent chez lui, impossible de quitter le navire jusqu’à la fin, surtout que le romancier développe au fil des pages un univers en perpétuel expansion qui le rend riche d’infinies possibilités.
D’ailleurs, même si la notion d’interception a un sens propre dans le roman, comment ne pas rapprocher le titre de ce dernier de celui, si proche, du fabuleux film de Christopher Nolan, Inception ? Marin Ledun joue lui aussi de l’idée d’un labyrinthe mental que quelques surdoués peuvent manipuler à leur guise, même si son propos est ensuite très différent, et plus proche de ses obsessions thématiques (dont les dérives sécuritaires liées aux nouvelles technologies). Chez lui, il ne s’agit pas d’utiliser les rêves à des fins plus ou moins honnêtes, mais d’assurer l’équilibre du monde, ni plus ni moins.
J’ai parfois reproché aux auteurs de de chez Rageot Thriller (en tout cas, ceux que j’ai lus) de ne pas s’embarrasser de crédibilité. Avec l’histoire sans doute la plus improbable de la collection à ce jour, Marin Ledun parvient à rendre plausible un univers proprement science-fictionnel, par son souci constant de réalisme dans toutes les situations, surtout les plus hypothétiques. Comme quoi c’est possible !
Et en plus, comme il n’a pas pu se contenter de 250 pages pour raconter tout ce qu’il voulait, Interception aura une suite – la fin ouverte l’appelle sans équivoque. Bonne nouvelle ? Mais oui !
Encore deux choses pour finir : j’aime beaucoup la couverture, sobre, efficace et qui illustre bien la psychologie en plein flou de l’héroïne.
Et j’aime aussi beaucoup le petit prix du roman. Moins de 10 euros pour un livre de taille respectable, c’est un bel effort, à souligner car il n’est pas si courant, surtout en jeunesse.
A partir de 12-13 ans.
Interception, de Marin Ledun
Éditions Rageot, collection Thriller, 2012
ISBN 978-2-7002-3620-0
250 p., 9,90€