À première vue : la rentrée Lattès 2020

Première occurrence de la maison Lattès dans la rubrique « à première vue ». Fidèle au rendez-vous de la rentrée littéraire, c’est un éditeur dont les parutions m’attirent rarement, d’où ce manque… Même s’il m’arrive d’en apprécier certaines à l’occasion – je garde notamment un souvenir passionné des Gens dans l’enveloppe, d’Isabelle Monnin.
Cette année, Lattès envoie cinq livres sur la ligne de départ. Dont deux Adrien, ce qui n’est sûrement qu’une coïncidence. À première vue, pour être honnête, je n’y vois rien de palpitant, à titre personnel en tout cas. Je vous laisse donc juge de ce programme, qui saura peut-être vous intriguer.
Intérêt global :
Les disparus de Joola, d’Adrien Absolu
Quatre ans après un récit-enquête consacré au virus Ebola, Adrien Absolu récidive dans le même registre, avec une investigation littéraire consacrée au drame du Joola, bateau parti en septembre 2002 avec deux mille personnes à son bord, et qui n’arrivera jamais à destination. Presque tous les passagers périssent lors du naufrage.
Obnubilé par ce drame dont toutes les réponses n’ont sans doute pas encore été livrées, l’auteur se rend à Casamance, et reconstitue heure et heure la journée fatale, tout en enquêtant sur certaines victimes.
Mémoire de soie, d’Adrien Borne
Lorsqu’il part faire son service militaire en juin 1936, Émile n’a aucune idée de la découverte ahurissante qu’il va faire dans le livret de famille, confié par ses parents à l’instant du départ. À côté du prénom de sa mère, le jeune homme découvre en effet celui d’un certain Baptistin. Qui n’est pas celui de son père. C’est le point de départ d’une enquête familiale.
Rien de très original sur le papier, si ce n’est le cadre de l’intrigue, une magnanerie (lieu d’élevage des vers à soie), et son moment, l’entre-deux-guerres. Pas suffisant pour me retenir plus longtemps.
Une piscine dans le désert, de Diane Mazloum
Le refuge d’enfance de Fausta, c’est un village perdu dans les montagnes, à la frontière de trois pays en guerre, dont le sien, le Liban. Dans ce village, elle a fait construire une piscine, sur un terrain qui hélas ne lui appartient pas. Lorsqu’un certain Leo débarque du Canada pour régler la vente du terrain en question, qui appartient à sa famille, tout bascule, l’espace de trois jours dans ce village fascinant, lieu de paix à la croisée des périls…
Adios Cow-Boy, d’Olja Savicevic
(traduit du croate par Chloé Billon)
De retour dans sa ville natale, Dada retrouve sa mère et sa sœur avec l’espoir de libérer sa famille du passé. Telle une cavalière solitaire, elle enfourche sa mobylette pour tenter de faire la lumière sur la mort de son jeune frère, passionné de westerns, disparu quatre ans plus tôt.
Un roman d’apprentissage qui offre le portrait d’une génération perdue, au cœur d’une banlieue croate abîmée par la guerre.
Noces de jasmin, d’Hella Feki
En janvier 2011, à l’aube du Printemps Arabe, un jeune journaliste croupit dans les geôles tunisiennes, dans l’attente de son sort. Dehors, pour tromper l’inquiétude, la femme qui l’aime part sur ses traces, remontant jusqu’à sa ville natale, dans l’espoir de le retrouver, pendant que son père se remémore l’indépendance.
Prison avec piscine, de Luigi Carletti
Signé Bookfalo Kill
A Rome, la Villa Magnolia est une sorte de havre de paix pour gens fortunés, reclus dans d’immenses maisons nichées dans un parc splendide. Au cœur de la résidence, une piscine tranquille fait office de réseau social : les habitants s’y rencontrent, bavardent, échangent les derniers ragots.
Et au cours de cet été, ils ont fort à faire avec l’arrivée d’un nouveau locataire. Un tel événement est déjà rare en soi, mais lorsque l’intéressé arbore de terrifiantes cicatrices sur le dos, met en fuite deux voyous venus importuner une résidente, et se présente sous une identité vraisemblablement fictive, ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent…
Le cinquième roman de Luigi Carletti – mais le premier traduit en France – a tout pour devenir un bon roman d’été (eh oui, il faut commencer à y penser, juillet sera là dans un mois et demi !) : un climat estival rafraîchi par les eaux bleues d’une piscine (faussement) tranquille ; une ville, Rome, qui rime naturellement avec évasion ; un scénario suffisamment alambiqué pour pimenter la lecture d’un suspense tenu jusqu’au bout ; un peu d’humour et un soupçon d’émotion pour faire prendre la sauce.
Histoire de relever l’ensemble, il y a surtout les personnages, une belle galerie de caractères solides et bien trempés (et pas parce qu’ils passent leur temps dans la piscine), de ceux auxquels on s’attache vite et sans peine. A commencer par le narrateur, Filippo Ermini, sociologue branché d’à peine 40 ans, dont le destin idyllique a été brisé une nuit, lorsqu’un automobiliste a percuté sa moto et l’a envoyé dans le décor où il a perdu ses jambes. Depuis, il végète dans son fauteuil roulant, tributaire de « l’Indispensable » Isidro, un sexagénaire péruvien au service de sa famille depuis longtemps, tout en préparant un grand projet qu’il prend soin de garder secret.
Puis il y a Rodolfo Raschiani, le nouveau résident aussi mystérieux que dangereusement charismatique ; Alessia, ancien amour de Filippo qui réapparaît dans sa vie ; maître Laporta, avocat opiniâtre et excessivement curieux ; Irina, femme de ménage bulgare trop canon pour être honnête…
La coexistence des membres de cette drôle de tribu en quasi huis clos (la Villa Magnolia, « prison » dorée pour à peu près tous les personnages…) est l’atout majeur de ce roman, par ailleurs prenant et distrayant jusqu’à son terme. Le Steven Soderbergh d’Ocean’s Eleven en ferait sûrement un bon film !
Prison avec piscine, de Luigi Carletti
Éditions Liana Levi, 2012
ISBN 978-2-86746-599-4
248 p., 18,50€
Requins d’eau douce, de Heinrich Steinfest
Signé Bookfalo Kill
Il y a des enquêtes criminelles qui commencent plus bizarrement que d’autres. C’est ce que se dit l’inspecteur Lukastik lorsqu’il est appelé auprès du corps d’un homme arborant les marques reconnaissables entre mille d’une attaque de requin. De l’animal, bien entendu, aucune trace – et que ferait un requin dans la piscine située au sommet d’un immeuble à Vienne ?
Avec pour seuls indices une prothèse auditive et une dent de l’animal, l’inspecteur entreprend une étrange enquête, en partant du principe qu’au phénomène le plus aberrant et surnaturel en apparence, il ne peut y avoir qu’une explication désespérément rationnelle et banale.
Il y a des lectures qui laissent perplexe. Requins d’eau douce en est une pour moi. Pour aller à l’essentiel, je n’ai pas aimé ce polar autrichien – par ailleurs encensé par la critique -, tout en reconnaissant son originalité. Heinrich Steinfest tient en effet le pari de prendre systématiquement le genre policier à rebrousse-poil. Explications en quelques points :
1. Le style : soigné jusqu’à la préciosité, il aligne des phrases longues et complexes à l’opposé de la mécanique en vigueur actuellement et qui privilégie phrases courtes (souvent nominales) et effets fracassants. En un sens, tant mieux, mais l’écriture de Steinfest s’avère parfois inutilement alambiquée, voire pédante et prétentieuse. Pour ma part, après avoir assimilé sa façon de faire au cours des premières pages, je me suis mis à sauter allègrement quelques passages bien épais ; puis de plus en plus, histoire d’aller à l’essentiel. Et là, cela me paraissait encore longuet…
2. Les personnages : loin d’être un cas d’école, Lukastik est un cas à part. Agé de 47 ans, il vit encore chez ses parents, poursuit un célibat hanté par un amour incestueux envers sa soeur (avec laquelle il a couché étant plus jeune), et considère le monde à travers le prisme de la philosophie de Wittgenstein, son unique maître à penser. Par ailleurs, c’est un personnage hautain, arrogant, détestable et détesté, prompt à énoncer des jugements définitifs sur tout et n’importe quoi (les mères de famille qui fument, la philosophie, ses collègues, la plongée sous-marine ou les provinciaux vivant à l’est de l’Autriche), et qui ignore jusqu’à l’existence du mot respect.
Certes, pour échapper aux nombreux clichés qui font de la plupart des personnages de policiers de polars des caractères sans grand intérêt, les auteurs contemporains ont du boulot. Mais là où Fred Vargas s’en sort à merveille avec son Adamsberg autrement plus complexe et humain, Steinfest se complaît à creuser un sillon d’où n’émergent que médiocrité et méchanceté – son héros n’étant que le plus représentatif de ce schéma, les autres personnages ne valent guère mieux, même s’il y en a de très réussis (Stalin, Selma Beduzzi). Au bout d’un moment, c’est pesant, et privé de la moindre empathie à l’égard des personnages, il faut s’accrocher pour suivre l’intrigue.
3. L’intrigue : tiens, justement, parlons-en. J’ai lu des critiques s’extasiant sur la formidable construction du roman (successivement « verticale », « horizontale » puis à nouveau « verticale », sic). Euh, oui, bon… De mon côté, j’ai surtout eu l’impression que Steinfest se laissait porter par ses idées, et qu’en fait de construction, c’était le hasard qui guidait l’évolution de l’histoire. La manière dont l’auteur se moque ouvertement des procédures policières m’a fait également penser à Vargas, pas forcément soucieuse de jouer les spécialistes judiciaires. Mais de là à faire n’importe quoi, il ne faut pas pousser – voir la fin, on ne peut plus tirée par les cheveux, même si elle ne manque pas de charme. Si vous appréciez un minimum de cohérence, passez votre chemin.
En résumé, oui, Requins d’eau douce est un polar original, et il faut reconnaître l’acharnement de Steinfest à vouloir sortir les sentiers battus. En ce qui me concerne, l’expérience n’est pas concluante, et je pense que nombre de lecteurs attirés par la singularité du pitch ont dû être surpris et déçus… Si ce genre de pari vous tente, alors à vous de voir. Mais vous êtes prévenus !
Requins d’eau douce, de Heinrich Steinfest
Editions Folio Policier, 2011 (édition d’origine : Carnets Nord)
ISBN 978-2-07-044491-5
420 p., 7,30€