Rien d’autre sur terre, de Conor O’Callaghan

Une fillette de douze ans tambourine à la porte d’un prêtre. Elle est la dernière rescapée d’une famille dont tous les membres ont mystérieusement disparu au cours des dernières semaines, sans laisser la moindre trace. Le père de l’enfant vient de s’effacer à son tour, et la jeune fille terrifiée, livrée à elle-même, vient chercher du secours.
Même si la situation est pour le moins étrange, elle n’est guère surprenante pour le prêtre comme pour les autres habitants des environs. Revenue depuis peu d’un séjour inexpliqué à l’étranger, cette famille bizarre vivait dans le pavillon témoin d’un lotissement moderne dont la construction semblait à l’abandon, faute d’habitants pour l’investir. Dans ce décor déserté et poussiéreux, sous la chaleur écrasante d’un été caniculaire, alors que les portes claquaient sans raison, que des inscriptions troublantes apparaissaient sur les carreaux sales et que l’électricité marchait quand elle pouvait, il fallait bien que quelque chose se passe. Quelque chose d’inquiétant et de terrible, fatalement…
« À quoi ressemblait-elle ? Elle ne ressemblait à rien d’autre sur terre. »
L’Irlande est décidément une magnifique terre de littérature. Ce n’est pas un scoop, certes. Mais ce n’est pas non plus Conor O’Callaghan, connu dans son pays pour sa poésie avant d’y proposer ce premier roman en 2016, qui me fera prétendre le contraire. Avec sa langue créative, son univers insidieux, son atmosphère poisseuse, Rien d’autre sur terre est un début romanesque d’une force et d’une originalité remarquables.
Tout se joue par petites touches, dans les détails. Des images saisissantes qui surgissent au moment où on s’y s’attend le moins. Des décors magnifiquement conçus – ce lotissement à l’abandon, envahi de poussière, est un formidable paysage d’angoisse. Des scènes qui étirent leur langueur moite, d’autres qui compressent le temps et extirpent l’inquiétude des ombres noires de l’esprit. Des personnages étranges, insaisissables, perturbés et perturbants.
Conor O’Callaghan fait du non-dit, de la suggestion et des rumeurs alimentées par l’imagination les armes de sa littérature. Rien d’horrifique ni de sanglant, aucun effet gore, au contraire. Depuis Poe et Lovecraft, on sait que la peur est rampante, qu’elle se dissimule derrière des rideaux lourds que rien ne sert d’agiter. La peur est inquiétude, tapie dans votre dos, prête à vous lécher l’échine de sa langue froide. La peur est en soi, c’est le monstre que l’on élève au creux de ses secrets les plus inavouables – la construction habile du roman le montre à merveille.
Rien d’autre sur terre est un livre fort, singulier, de ceux qui hantent l’imaginaire pendant un long moment et y impriment une empreinte qui met du temps à s’effacer – si elle s’efface un jour. Une réussite, et une belle découverte que je vous invite à partager.
Rien d’autre sur terre, de Conor O’Callaghan
(Nothing on Earth, traduit de l’anglais (Irlande) par Mona de Pracontal)
Éditions Sabine Wespieser, 2018
ISBN 978-2-84805-305-9
272 p., 21€
Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq

Elle s’appelle Marie, mais depuis qu’elle est en fuite, elle se fait appeler Viviane. Autrefois, elle était psychothérapeute, elle était respectée et avait sa place dans un monde ultra-surveillé, mais cette période de sa vie est révolue. Avec d’autres personnes, également fugitives, elle se cache dans la forêt. Comme la plupart des autres, sa « moitié » l’accompagne – cette femme qui lui ressemble tant, faible néanmoins, si dépendante et vulnérable. Pressée par l’urgence et la peur, Marie écrit, dans le désordre, comme ça lui vient. Pour témoigner, pour expliquer. Pour que personne n’oublie, si quelqu’un doit un jour lire et comprendre ce qu’elle doit raconter.
Voilà un roman qui m’a laissé perplexe depuis que j’ai terminé de le lire, et le problème n’est pas résolu aujourd’hui. Je trouvais intéressant que Marie Darrieussecq en parle comme d’un livre qui s’est imposé à elle, et qu’elle a écrit dans l’urgence – une frénésie que le style du récit illustre parfaitement : chaotique, rapide, volontairement désordonné, parfois relâché comme celui d’une personne qui rédige sans se relire. Puis j’étais curieux de voir comme elle allait s’emparer des codes du genre dystopique dont relève Notre vie dans les forêts.
Après lecture, je ne suis pas convaincu qu’elle y apporte grand-chose de neuf. Pour le dire autrement, j’ai trop souvent pensé à d’autres œuvres, livres ou films, qui traitent (souvent mieux) de sujets similaires ou dont certaines images semblent avoir inspiré le travail de Darrieussecq.
En vrac, outre les références évidentes de la dystopie que sont 1984 ou Le Meilleur des mondes, j’ai retrouvé des traces de Minority Report (pour la description des « moitiés ») et d’A.I., deux films de Spielberg, mais aussi de The Island de Michael Bay (la référence est moins glorieuse, mais les intrigues sont étonnamment proches), ou encore Auprès de moi toujours, le magnifique roman de Kazuo Ishiguro – pour une raison que je ne peux dévoiler, histoire de préserver le mystère de ce livre autant que celui de Darrieussecq, les deux étant là encore assez voisins.
Peut-être ai-déjà trop lu ou vu d’œuvres de ce genre, mais ces cousinages m’ont gêné, et donné des clefs de compréhension pour anticiper la conduite et les enjeux du récit. Loin de moi l’idée que Darrieussecq a plagié les livres et films cités, mais de fait je trouve qu’elle n’a rien inventé dans ce registre, et son roman m’a peu surpris et peu ému.
Notre vie dans les forêts n’en est pas moins prenant, porté par son énergie narrative et son inquiétude philosophique ; symptomatique, aussi, des grandes peurs causées par les dérives de notre époque, à l’image des nombreux romans d’anticipation ou post-apocalyptiques qui paraissent depuis quelque temps. Néanmoins, à la différence de Dans la forêt, de Jean Hegland, ou du superbe Station Eleven d’Emily St John Mandel paru l’année dernière, la tentative de Marie Darrieussecq ne me marquera guère.
Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L., 2017
ISBN 978-2-8180-4366-0
192 p., 16€
Cauchemars !, de Jason Segel & Kirsten Miller

Signé Bookfalo Kill
Quand on lit énormément de livres (et donc pas toujours des merveilles, pour le dire poliment), comme c’est mon cas, et quand on écrit des chroniques sur un blog depuis un paquet d’années, on peine parfois à faire preuve de l’enthousiasme presque naïf qui nous permettait de nous extasier avec une sincérité communicative sur des bouquins qu’aujourd’hui on snoberait probablement – à tort ou à raison, ce n’est pas la question.
Être lecteur professionnel, c’est un peu oublier la magie qui préside au fait d’ouvrir un livre à la première page et à se laisser totalement emporter par son univers. C’est connaître tous les trucs et techniques de la prestidigitation, et laisser s’effriter l’innocence enfantine devant l’éblouissement de l’impossible.
Et puis, de temps en temps, un roman vient vous claquer une bonne cure de jouvence. Blam ! Un uppercut joyeux qui vous rend vos culottes courtes, vous jette à plat ventre sur votre lit pendant des heures, le menton coincé dans les mains, oubliant tout à fait que le temps autour de vous s’écoule. Vous revoilà prisonnier des pages, des images plein les yeux, vivant une de ces grandes aventures par procuration que jamais la vraie vie ne pourra vous offrir ; ouvrant en grand les portes de l’espoir, du courage, de l’amitié, de la peur, faisant battre le cœur et craindre le pire pour en cueillir le meilleur.
C’est exactement ce que je viens de vivre avec Cauchemars !, de Jason Segel et Kirsten Miller. Je le précise tout de suite, je ne sous-entends pas par là que c’est le chef d’œuvre de l’année, ni même un grand roman – en fait on s’en fout. En revanche, je constate à nouveau que c’est en littérature jeunesse que je retrouve le plus souvent ces sensations primitives qui me manquent si souvent. Déduisez-en ce que vous voulez de mon avancement mental, hein…
Quoi qu’il en soit, j’ai adoré me plonger dans le monde imaginé par les deux auteurs, que je jalouse d’ailleurs énormément pour cette idée géniale qu’ils développent ici : imaginez qu’il existe un Royaume des Ténèbres dans lequel s’ébattent joyeusement tous les cauchemars de l’humanité. Les sorcières côtoient les clowns maléfiques, les écureuils ou les asticots géants, les forêts ténébreuses, les cabanes hantées ou les pièces totalement noires dans lesquelles rôdent des silhouettes effroyables… C’est dans ce monde que vos mauvais rêves vous emmènent, avant de vous relâcher lorsque vous vous réveillez en sursaut, trempé de sueur et le cœur battant à tout rompre dans votre poitrine.
Imaginez encore que certaines personnes ont le pouvoir de passer tout entier de notre monde au Royaume des Ténèbres. Tout entier, c’est-à-dire physiquement, pas juste pendant leur sommeil. C’est exactement ce qui va arriver à Charlie, un gamin de douze ans pourtant tout ce qu’il y a de plus normal jusqu’alors ; mais un cauchemar récurrent, dans lequel une sorcière et son ignoble chat menacent chaque nuit de venir dans sa maison pour le dévorer, finit par tellement l’empêcher de dormir que son humeur s’en ressent et le rend profondément irascible, y compris avec son père et son petit frère Jack – et surtout avec sa belle-mère Charlotte, cette horrible marâtre qui a osé remplacer dans son foyer sa mère décédée trois ans plus tôt.
Alors, quand la sorcière profite de l’ouverture fortuite d’un portail entre le monde réel et le Royaume des Ténèbres pour venir kidnapper Jack, Charlie n’hésite pas une seconde et se lance à sa poursuite, pénétrant au plus profond du monde des cauchemars avant de partir affronter le sien, celui qui lui pourrit la vie et met en péril non seulement son équilibre, mais aussi celui du monde tout entier. Car Charlie est vraiment, vraiment très spécial…
Avec beaucoup d’humour, un art consommé du suspense et une maîtrise parfaite du récit, Jason Segel et Kirsten Miller s’en viennent chasser sur les terres du Stephen King de Ça. Ils le font à leur manière, sans effets gores ni scènes traumatisantes (rien de terrifiant dans ce roman destiné à de jeunes lecteurs à partir de 11 ans), en développant un imaginaire foisonnant et en exploitant à merveille l’idée centrale du livre, ce Royaume des Ténèbres où coexistent tous les cauchemars du monde. Ils s’appuient surtout sur des personnages formidables, Charlie en premier lieu mais aussi son petit groupe d’amis, tous épatants, qui viennent bientôt l’aider à mener sa quête tout en affrontant avec courage leurs propres failles.
Le message du livre n’est pas neuf – on est plus fort à plusieurs, et il vaut mieux affronter ses peurs les plus intimes plutôt que de les fuir sans cesse, sous peine de ne pas pouvoir vivre -, mais les deux auteurs le déroulent en finesse, avec ce qu’il faut d’émotion et beaucoup de drôlerie.
Jouant de références bien maîtrisées et d’un récit parfaitement fluide, Cauchemars ! s’avère aussi efficace que les premiers Harry Potter, en imposant son univers en toute évidence. Si cette histoire s’achève entièrement, la porte est ouverte pour une suite (annoncée d’ailleurs à la fin du livre), et j’aime autant vous dire que j’ai hâte d’en refranchir le seuil aux côtés de Charlie et ses amis. Parce que ça faisait longtemps que je ne m’étais pas oublié à ce point dans un bouquin, et que ça fait un bien fou !
Cauchemars !, de Jason Segel & Kirsten Miller
(Nightmares !, traduit de l’américain par Marion Roman)
Éditions Bayard, 2017
ISBN 978-2-7470-6184-1
345 p., 15,90€
L’Installation de la peur, de Rui Zink
Signé Bookfalo Kill
Coups de sonnette insistants à la porte. Surprise dans le plus simple appareil, la femme qui se trouve dans l’appartement enjoint son enfant de se cacher dans la salle de bains, enfile en hâte une robe de chambre, puis va ouvrir. Sur le seuil, deux hommes, l’un en costume, l’autre en bleu de travail. Ils annoncent que, conformément aux directives du gouvernement, ils viennent procéder à l’installation de la peur.
Bien obligée de les laisser entrer, la femme doit alors subir un processus effarant, durant lequel les deux hommes dressent le tableau effroyable des maux de notre temps. De quoi trembler, en effet… mais la peur n’a-t-elle pas toujours des visages inattendus ?
C’est l’histoire d’une bonne idée, hélas pas totalement aboutie à mon goût. D’un style sec et précis, sans fioriture, Rui Zink campe rapidement le décor de ce qui sera un huis clos à vocation anxiogène. Une femme sans défense, un enfant caché et deux hommes, l’un brillant, l’autre au physique de brute. Et un sujet : la peur. Sous toutes ses formes, puisqu’il va autant être question de peurs intimes (la peur de l’atteinte physique, du viol par exemple) que de terreurs plus vastes, celles qui, selon l’auteur, régissent nos existences : les marchés, le capitalisme, le terrorisme, les virus mondiaux…
L’idée est bonne, donc ; le résultat un peu moins, car le huis clos très statique conçu par Rui Zink impose au texte une abondance de dialogues qui finissent par rendre le roman beaucoup trop bavard. Si le numéro de duettistes des deux hommes s’avère amusant au début, et le propos intéressant, le processus ne se renouvelant pas lasse rapidement. Cela ferait à coup sûr une excellente pièce de théâtre – et encore, en élaguant un peu ; à lire sous forme romanesque, c’est assez vite fastidieux.
L’Installation de la peur est donc hélas plus assommant qu’effrayant… Heureusement, une excellente fin surgit par surprise, entraînant l’intrigue dans une direction inattendue qui permet de se dire qu’on a été récompensé de tenir jusqu’au bout.
En résumé, un petit conseil : voici un texte dont on peut se contenter de lire les soixante premières pages et les trente dernières pour en apprécier l’intelligence. Vous aurez ainsi le sel d’un roman original et pertinent, et gagné un peu de temps pour lire d’autres livres !
L’Installation de la peur, de Rui Zink
(A Instalaçao do medo, traduit du portugais par Maïra Muchnik)
Éditions Agullo, 2016
ISBN 979-10-95718-06-2
176 p., 17,50€