À première vue : la rentrée Liana Levi 2021
Intérêt global :
Liana Levi fait partie de ces éditrices qui développent une belle relation de confiance et de fidélité avec ses auteurs. Ceux-ci la suivent et l’accompagnent durant de longues années, à l’image de Iain Levison ou Milena Agus, par exemple, et enrichissent son catalogue d’œuvres consistantes, solides et souvent éclairantes sur le monde.
Déjà tous publiés au moins une fois par Dame Liana, les deux Françaises et l’Américain qui constituent son programme de rentrée 2021 sont à l’image de cette collaboration fructueuse et d’une grande diversité.
Les étoiles les plus filantes, d’Estelle-Sarah Bulle

Son premier roman, Là où les chiens aboient par la queue, avait rencontré un franc succès en 2018. Estelle-Sarah Bulle était donc attendue, et elle a choisi de prendre une direction très différente de ses débuts largement autobiographiques en s’inspirant d’Orfeu Negro, film de Marcel Camus qui transposait le drame d’Eurydice et Orphée dans les favelas brésiliennes.
Elle imagine donc le débarquement de l’équipe de tournage dirigée par Aurèle Marquant dans une favela de Rio de Janeiro, qui entame une aventure autant humaine qu’artistique, sur fond de bossa nova, de passions débridées et d’intérêts contradictoires – car l’argent et la politique ne sont jamais très loin…
Le Mississippi dans la peau, d’Eddy L. Harris
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Pascale-Marie Deschamps)

En présentant l’année dernière Mississippi Solo, récit d’une descente solitaire du grand fleuve en canoë, je faisais le parallèle entre le projet de ce livre et certaines œuvres du gallmeisterien Pete Fromm.
Je ne croyais pas si bien comparer puisque, à l’instar de son collègue du Montana rééditant la même expérience à vingt ans d’intervalle (surveiller la croissance d’œufs de poisson) et les relatant dans deux livres miroirs (Indian Creek et Le Nom des étoiles), Eddy L. Harris décide de refaire trente ans après le voyage qui a changé sa vie.
C’est l’occasion, bien sûr, d’une réflexion sur lui-même, sur le temps qui passe, mais aussi sur le fleuve et la nature, et sur les États-Unis, ses mutations et ses tensions raciales plus fortes que jamais.
Et ils dansaient le dimanche, de Paola Pigani

Remarquée dès son premier roman, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2013), l’auteure lyonnaise publie son quatrième en cette rentrée. Et nous ramène presque un siècle en arrière, aux côtés de Szonja, une émigrée hongroise qui arrive à Lyon et se trouve embauchée dans une usine de production de viscose. Postée plus de dix heures par jour à l’atelier, elle résiste grâce à Elsa, qui l’introduit dans un groupe d’Italiens actifs. La petite troupe fait la fête le dimanche, parle politique et participe aux manifestations, tandis que le Front populaire se renforce.
BILAN
Lecture probable :
Les étoiles les plus filantes, d’Estelle-Sarah Bulle
Lecture potentielle :
Le Mississippi dans la peau, d’Eddy L. Harris
La Peau de l’ours, de Joy Sorman
Signé Bookfalo Kill
Contrairement à une idée dédaigneuse trop largement répandue, quand on se donne la peine de chercher, on peut trouver une belle originalité chez certains romanciers français contemporains. (Moins nombreux que ceux dont les livres ne présentent aucun intérêt, certes, mais quand même.)
Prenez Joy Sorman. Après Comme une bête, livre étonnant dont le héros était un apprenti boucher, voici la Peau de l’ours, dont le narrateur est… un ours – oui, c’était facile, la réponse est dans le titre.
Plus précisément, le narrateur est mi-homme mi-ours, fils d’une femme violée par un ursidé lubrique. Séparé de sa mère, devenu à l’adolescence plus bestial qu’humain d’aspect, il est vendu à un montreur d’ours, qui lui fait découvrir l’étrange plaisir du spectacle. Commence alors une longue vie d’aventure et d’errance, où il est tantôt monstre de foire, tantôt bête de cirque, tantôt captif de zoo, qui observe les humains avec le recul de sa condition particulière d’animal doué de conscience. Une existence où pèse aussi, inaccessible, la tentation de l’amour interdit pour et avec les femmes, qui tout à la fois l’aident à supporter son état et le lui rendent si douloureux…
Étonnant, vraiment. Avec son style élaboré, souvent proche du ton du conte, Joy Sorman parvient à donner à son héros-narrateur toute l’apparence de l’humanité, tout en le gardant toujours du côté de la bête, dont il a l’instinct, la docilité ou la sauvagerie suivant les situations. Proche des autres animaux qu’il lui arrive de côtoyer, s’en faisant leur porte-parole, surtout lorsqu’ils sont maltraités, il reste en même temps si semblable à nous que son regard sert de miroir implacable pour refléter la manière dont nous traitons le règne animal.
Autant dire que l’homme ne sort pas grandi de cette confrontation, et les scènes de zoo sont particulièrement cruelles, qui offrent les pages les plus fortes du roman, suscitant le malaise à coup sûr.
« Au zoo le temps s’étire morne et répétitif, c’est une rouille acide. (…) Ici nous vivons bien trop longtemps bien trop vieux, en pleine nature le pire est toujours certain et nous ne ferions pas long feu, les savanes et les brousses sont-elles peuplées de vieillards ? Ici nous vivons dégénérés plutôt que d’être éliminés. » (p.134-135)
Viscérale, charnelle, sensuelle, La Peau de l’ours brille par sa singularité, la virtuosité de la plume de Joy Sorman, la densité et l’intelligence de son propos qui tient en 150 pages sans avoir besoin de davantage. Une leçon à suivre pour beaucoup d’auteurs, et pour nous, le plaisir de lire un roman vraiment original.
La Peau de l’ours, de Joy Sorman
Éditions Gallimard, 2014
ISBN 978-2-07-014643-7
155 p., 16,50€
A première vue : la rentrée Gallimard 2014
Quoi de neuf du côté de la vénérable maison de la rue Sébastien-Bottin (rebaptisée rue Gaston-Gallimard d’ailleurs) ? Rien en ce qui concerne le nombre de parutions, hélas toujours pléthorique. En trois salves (21, 28 août et 4 septembre), Gallimard tire seize fois !
Du coup, comme l’année dernière et en toute subjectivité, nous nous permettons de ne jeter un éclairage particulier que sur les romans qui nous semblent les plus intéressants et de simplement citer les autres. Et on commence avec le plus surprenant sans doute…
L’INATTENDU : Charlotte, de David Foenkinos (lu)
Habitué des listes de best-sellers pour des romans que l’on classe souvent, peut-être avec tort mais pas tant que ça, à côté des Pancol, Gavalda, Delacourt et consorts, Foenkinos créera forcément la surprise avec ce chant en prose, ce roman en vers libres dont aucun n’est plus long que la largeur d’une page, consacré à Charlotte Salomon, jeune peintre juive déportée et morte à Auschwitz à 26 ans. Un livre qui divisera fatalement, mais qu’on se le dise tout de suite, il n’y a rien d’opportuniste dans cette œuvre de Foenkinos, qui a porté longtemps ce sujet en lui avant de trouver la manière de le raconter et semble parfaitement sincère dans sa démarche.
DANS… : La Peau de l’ours, de Joy Sorman (lu)
Joy Sorman continue à creuser son sillon singulier. Après Comme une bête, où un homme amoureux des vaches devenait apprenti-boucher, voici le récit d’une créature mi-ours mi-homme, née du viol d’une femme par un ours, de nature animale mais de conscience humaine, qui mène une vie d’aventure et de voyage, tantôt monstre de foire, tantôt bête de cirque, tantôt captif de zoo, qui observe les humains avec le recul de sa condition particulière et aime de loin les femmes. Superbement écrit, un roman étonnant et déconcertant.
ACTUEL : L’Aménagement du territoire, d’Aurélien Bellanger
Deuxième roman de cet ancien libraire après la remarquée Théorie de l’information, et nouveau gros roman ancré dans le réel. Il y est question cette fois d’un projet de construction d’une ligne de TGV à proximité d’un village, source d’enjeux complexes et de réactions épidermiques…
COMÉDIE INFORMATIQUE : L’Ordinateur du Paradis, de Benoît Duteurtre
Sous la houlette de Saint-Pierre, le Paradis n’échappe pas à la norme de l’époque, et croule sous les consignes de sécurité, tandis que sur Terre, les ordinateurs soudain se dérèglent, le réseau s’ouvre et étale à la vue de tous les autres la vie privée de chacun, notamment la moins reluisante. Des situations loufoques mais contemporaines dont on attend du rire et de l’esprit.
GUINEE-BISSAU SOCIAL CLUB : Les grands, de Sylvain Prudhomme (coll. L’Arbalète)
Inspiré par le groupe Super Mama Djombo, dont les chansons ont servi d’hymne au peuple guinéen au moment de la guerre d’indépendance dans les années 70, ce roman retrace quarante ans de l’histoire de ce petit pays africain méconnu, tout en vibrant de musique et des souvenirs d’une histoire d’amour flamboyante entre Couto, guitariste du groupe, et Dulcie, sa chanteuse…
– LES PREMIERS ROMANS –
AUDACIEUX : Dans le jardin de l’ogre, de Leïla Slimani
Récit du parcours erratique d’une femme, mariée et mère d’un petit garçon, qui ne peut s’empêcher de courir les hommes et de multiplier les rencontres sexuelles les plus extrêmes. En découvrant la vérité, son mari, plutôt que de la rejeter, décide d’essayer de l’aider… Sur un sujet sulfureux, tout dépendra du style et de la profondeur du propos. A voir.
POLÉMIQUE : L’Oubli, de Frederika Amalia Finkelstein (coll. L’Arpenteur)
On en parlera forcément aussi. D’abord parce que l’auteure est très jeune (24 ans), ensuite parce que le sujet ne devrait pas manquer de faire réagir : le récit, largement autobiographique, d’une jeune femme juive qui ne veut plus entendre parler de la Shoah, alors que son grand-père, le héros familial, est un rescapé des camps de la mort. On attend les cris outragés de Claude Lanzmann…
BOLANO : Blanès, de Hedwige Jeanmart
Ce livre tourne autour de la célèbre figure du romancier chilien Roberto Bolano, et de la ville balnéaire espagnole de Blanès, où il a vécu, et qui est un lieu de pèlerinage pour les admirateurs de l’écrivain. L’histoire, elle, est étrange : un couple fait une excursion à Blanès qui tourne court ; dès leur retour chez eux, le mari disparaît, et sa femme décide d’essayer de le retrouver en retournant dans la fameuse ville, où elle rencontre beaucoup d’autres étranges pèlerins en quête de quelque chose.
ARTISTE DU BALLON ROND : Chant furieux, de Philippe Bordas
Photographe, Bordas a suivi Zinédine Zidane durant trois mois en 2006, entre le Real Madrid et l’équipe de France, pour sa dernière Coupe du Monde dont tout le monde se souvient comment elle s’est achevée… A la demande de Zidane, Bordas ne publiera pas les photos, mais il entreprend ici le récit de cette expérience hors du commun, dans un style furieux et inventif, qui est aussi l’aventure d’une appropriation de la langue par l’auteur, venu des cités comme le footballeur.
Un mot rapide sur les autres parutions :
L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt : rencontre entre le narrateur-écrivain et une de ses lectrices, qui lui raconte sa vie conjugale si misérable qu’elle en a contracté un cancer. Hmpf.
La loi sauvage, de Nathalie Kuperman : parce que la maîtresse de sa fille a émis en coup de vent un jugement très négatif sur l’enfant, Sophie subit un choc qui la ramène à sa propre enfance ébranlée par des insultes antisémites.
Une éducation catholique, de Catherine Cusset : tout est dans le titre.
Mon âge, de Fabienne Jacob : tout est dans le titre, on vous dit !
Ne pars pas avant moi, de Jean-Marie Rouart : récit autobiographique du vieil académicien, qui évoque notamment son amitié avec Jean d’Ormesson.
Le Cercle des tempêtes, de Judith Brouste : roman sur le poète Percy Shelley et sa femme Mary, auteure de Frankenstein.
La Route des clameurs, d’Ousmane Diarra (coll. Continents Noirs) : en dépit des brimades et des menaces, un artiste-peintre résiste aux islamistes qui mettent le Mali, son pays, en coupe réglée.