Intérieur nuit, de Marisha Pessl
Signé Bookfalo Kill
Scott McGrath est journaliste – ou plutôt était, car il est désormais en disgrâce, après avoir été l’un des plus renommés et respectés de sa profession. Sa faute ? Avoir tenté de percer à jour le mystère entourant Stanislas Cordova, cinéaste aussi insaisissable que sulfureux, auteur de films effroyables – certains si terribles qu’ils n’ont jamais été distribués en salle et ne peuvent être regardés que lors de séances clandestines réservées aux initiés. Cela fait des années que personne n’a vu Cordova. On ignore même s’il tourne encore. En cherchant autant à le débusquer qu’à dénoncer (sans preuve) l’aura malsaine entourant le réalisateur, McGrath a été balayé, broyé, mis au ban, sans parler de son mariage qui a volé en éclats.
Lorsqu’il apprend qu’Ashley, la fille de Cordova, a été retrouvée morte dans un immeuble abandonné, sans doute après s’être suicidée, Scott ne peut s’empêcher de se remettre à fouiner. A travers la jeune femme, il espère à nouveau atteindre le père, et terminer sa quête…
Bon, par où je commence ? C’est que j’aimerais beaucoup vous convaincre du plaisir que vous prendrez certainement à vous plonger dans les 720 pages de ce roman, mais il y a tant à dire… En préambule, je pourrais avouer, par exemple, que j’en ai fait traîner la lecture autant que j’ai pu, tant je m’y sentais bien, niché parmi ses personnages, ses mystères et ses sombres atmosphères. Oui, Intérieur nuit est de ces livres dont on fait durer le plaisir parce que l’on pressent qu’ils vous manqueront une fois refermés pour de bon.
J’avais déjà vécu cela, par exemple, avec L’Ombre du vent. La référence n’est pas anodine. Intérieur nuit serait un peu une version noire et new yorkaise du roman de Carlos Ruiz Zafon : un artiste culte et mystérieux, une œuvre inquiétante, une enquête obstinée que des opposants de l’ombre sont déterminés à briser par tous les moyens, des personnages secondaires forts et attachants, une narration à la première personne, une grande ville comme cadre majeure de l’intrigue…
N’allez pas croire pour autant que Marisha Pessl a bêtement reproduit une recette. Ce parallèle que j’évoque est plus un cousinage de fait, car Intérieur nuit est un roman aussi américain que L’Ombre du vent était espagnol ; le ton et le style diffèrent également. Mais le plaisir à les dévorer est assez similaire.
Pessl manie aussi bien l’humour et l’autodérision, portés par la voix de Scott, son narrateur, que l’art du suspense, de la suggestion et de l’angoisse. Intérieur nuit est animé par son écriture fluide et agréable, soucieuse de précision mais dépourvue de scories synonymes d’ennui ou de fatuité. Les décors sont visibles du premier coup d’œil, les personnages campés en quelques lignes énergiques, rendus vivaces par de menus détails – vêtements, tics, comportements – qui les rendent très vite réalistes et familiers. La jeune romancière s’aide des codes du polar pour construire une intrigue rythmée, riche en surprises et en rebondissements. Son livre est prenant, mystérieux, addictif, c’est de la drogue en pages et en mots.
A tout ceci, il faut ajouter les points forts singuliers du roman. La création de l’univers de Stanislas Cordova, par exemple. On n’a très vite qu’une envie, même si on en a très peur également : découvrir les films de ce cinéaste, dont Marisha Pessl conçoit l’œuvre avec une précision affolante. Nul doute qu’elle y a pris beaucoup de plaisir, car on se régale à imaginer ces réalisations sombres et morbides qui feraient passer Stanley Kubrick (modèle assez évident de Cordova) pour un Guillaume Musso de la péloche. La visite (imprévue) des décors de ces films par le héros constitue ainsi un très grand moment de l’intrigue – mais je ne vous en dis pas plus…
Pour donner corps à ce monde cinématographique, Pessl s’est donné un peu plus de mal que de simplement l’écrire, en insérant dans son roman des éléments visuels. On y trouve des copies d’écran d’articles relevés sur le web, des pages (imprimées en noir dans le livre) d’un site Internet secret entièrement dédié à Cordova, des photos, des rapports médicaux… Autant de documents qui sont loin d’être des gadgets, donnant du relief, de l’épaisseur, de la crédibilité, et un plaisir ludique supplémentaire à arpenter les allées angoissantes de l’univers de Stanislas Cordova.
Arrivé à ce stade de la chronique, je pense qu’il est temps de conclure – et de constater qu’il est décidément frustrant d’essayer d’écrire les meilleures choses sur un livre qu’on a aimé sans jamais y parvenir tout à fait… J’espère tout de même vous avoir donné envie de découvrir cet Intérieur nuit dix fois plus captivant que mes pauvres mots ne le suggèrent. C’est tout le bien que je vous souhaite !
Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(Night film, traduit de l’américain par Clément Baude)
Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 2015
ISBN 978-2-07-014476-1
720 p., 24,90€
A première vue : la rentrée Gallimard 2015
Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.
Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !
Y’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.
SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.
GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…
CHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.
PAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.
GRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.
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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.
SOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.
SCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.
VOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.
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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.
Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.
Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.
Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.
Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.
Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…
Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.
Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…
Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.
Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.
Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…
Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.