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A première vue : la rentrée Gallimard 2015

Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.

Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !

Kaddour - Les prépondérantsY’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.

Garcia - 7SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.

Sansal - 2084GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…

Martinez - La Terre qui pencheCHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.

Ferrier - Mémoires d'outre-merPAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.

Causse - Le BercailGRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.

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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.

Roy-Bhattacharya - Une Antigone à KandaharSOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.

Pessl - Intérieur nuitSCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.

Stefansson - D'ailleurs les poissons n'ont pas de piedsVOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.

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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.

Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.

Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.

Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.

Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.

Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…

Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.

Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…

Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.

Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.

Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…

Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.


La Femme et l’ours, de Philippe Jaenada

Signé Bookfalo Kill

Le jour où sa femme, dans un de ses mauvais jours, lui crie : « Connard ! Dégage ! » pour conclure une dispute domestique relativement anodine, Bix Sabaniego prend la mouche et la porte, bref, il prend Madame au mot et dégage. Commence alors, pour cet écrivain au maigre succès, une errance désordonnée, depuis des bars parisiens où il a des attaches de comptoir, jusqu’à Monaco où il échoue en quête d’une jolie conquête potentielle, en passant par le bar du Lutetia et une cave sordide où il joue à expérimenter la vie d’un SDF.

Jaenada aime la dérision et le dérisoire. Ne vous y trompez pas : cette histoire de chute libre et volontaire est tout sauf déprimante. Narrateur de sa propre plongée en indignité, Bix a la langue bien pendue de ces losers magnifiques pour qui perdre est un art de haut vol. Son récit est souvent amusant, parsemé de trouvailles et de situations drolatiques qui, si elles n’arrachent pas de furieux éclats de rire, amènent régulièrement un sourire bienveillant sur votre visage.

Dommage alors que l’auteur cède à une sorte de grand-guignol sexuel vers la fin, histoire de parachever la déchéance de son « héros ». Pataude, parfois vulgaire (dans les dialogues), la scène de sexe violente et misérable qu’il nous inflige, assortie d’une allusion pédophile d’une facilité navrante (histoire de décrédibiliser les adversaires de Bix et de justifier la manière douteuse dont il s’en sort), transforme le sourire en rictus désagréable.

Par ailleurs, une précision si vous ne connaissez pas encore le style caractéristique de l’auteur : Philippe Jaenada adore les apartés. Son écriture est truffée d’incises et de parenthèses, voire de parenthèses dans les parenthèses. Le résultat est parfois un peu usant à lire, certaines phrases nécessitant d’être décomposées et relues pour être comprises dans leur ensemble.
Conséquence ou non du procédé, le texte patine au bout d’un moment, et on attend parfois un peu trop longtemps que le récit, englué dans ses bifurcations sauvages, avance vers une nouvelle péripétie. L’auteur est virtuose en la matière, mais parfois, il faudrait savoir ne pas abuser des bonnes choses.

Bref, une lecture dont je sors partagé. Pas encore enclin à rejoindre le clan des adorateurs de Philippe Jaenada (parmi lesquels des gens très estimables), mais curieux de découvrir ce qu’il a pu écrire avant. La cause n’est pas perdue !

La Femme et l’ours, de Philippe Jaenada
Editions Grasset, 2011
ISBN 978-2-246-75841-9
311 p., 19€