Histoire des lieux de légende
Traduit de l’italien par Renaud Temperini
Faut-il encore présenter Umberto Eco ? Disparu en 2016, cet écrivain italien fut l’un des plus grands érudits de notre époque. Il devint immensément populaire pour ses romans, pourtant pas forcément abordables, y compris Le Nom de la Rose qui lui valut sa renommée mondiale. Mais son esprit curieux et avide de savoir a également arpenté les terres de la philosophie, de la linguistique, de la sémiotique, de l’esthétique, entre autres domaines.
Dans une collection de beaux livres illustrés avec une richesse répondant à l’abondance intellectuelle de l’auteur, les éditions Flammarion ont publié quelques livres qui rencontrèrent eux aussi un grand succès : Histoire de la laideur, Histoire de la beauté, et cette Histoire des lieux de légende dont je souhaite vous dire quelques mots.
C’est avec beaucoup d’humilité que je l’aborde, car se confronter à une intelligence aussi puissante que celle d’Umberto Eco est profondément intimidant. Mais également stimulant, car dès lors que l’on se lance, on peut être sûr d’apprendre énormément de choses, et d’ouvrir d’innombrables portes de curiosité qu’une seule vie ne suffirait pas à explorer. Ce pourrait être frustrant (ça l’est, parfois), mais c’est avant tout excitant.

George Arnald, Ruines de l’abbaye de Glastonbury
Dans cet ouvrage, plus accessible que d’autres de ses livres, Umberto Eco part donc en quête de lieux mythiques qui, depuis des siècles, fascine les écrivains, les poètes, les penseurs, les historiens, mais aussi les explorateurs de l’impossible. Et, bien sûr, les lecteurs qui, grâce aux œuvres inspirées par ces lieux, en ont abordé les rivages et arpenté les fabuleux décors.
L’Eldorado, l’Atlantide, Thulé, le Pays de Cocagne figurent parmi ces destinations extraordinaires, tout comme les territoires de la Bible, ceux croisés par Homère durant son Odyssée, ou ceux qui furent le théâtre des aventures du Graal.
Mais Umberto Eco s’intéresse également à des lieux réels, transfigurés par une page d’Histoire assortie de pas mal de fantasmes et d’imagination, comme Rennes-le-Château et son abbé Saunière.
Ou encore ce qu’il appelle les lieux de la vérité romanesque : des lieux créés par des romanciers, dont on sait qu’ils n’existent pas mais auxquels la littérature nous permet de croire sans réserve – ainsi du Poudlard de Harry Potter, du château de Dracula en Transylvanie ou du 221B Baker Street, célèbre adresse où réside Sherlock Holmes, alors même qu’il n’y a pas de numéro 221B dans la véritable Baker Street de Londres.
Chaque chapitre est éclairé d’œuvres picturales représentant les lieux évoqués, ainsi que d’extraits d’œuvres littérales qui en font la description. De quoi, là encore, donner envie d’aller voir plus loin, et de poursuivre sans limite les explorations dont Umberto Eco se fait le guide avec érudition mais simplicité, et une gourmandise intellectuelle qui incite sans réserve à partager sa table.
Minnow, de James E. McTeer II
Signé Bookfalo Kill
Ce devait être une course toute simple : aller en ville et acheter chez le pharmacien un médicament pour soigner son père. Rien d’insurmontable pour un jeune garçon aussi débrouillard que Minnow. Malheureusement, le produit manque chez le l’apothicaire, qui oriente l’enfant vers le « Docteur Crow », un médecin vaudou consultant dans une modeste cabane de Port Royal, la ville voisine de sinistre réputation.
Ce n’est que le début de longues et périlleuses aventures pour Minnow, qui devra affronter des hommes retors, des créatures dangereuses et la menace d’un terrible ouragan…
Dès les premières pages, très accrocheuses, on se demande dans quel drôle de monde nous entraîne James E. McTeer II. Minnow ressemble à un gamin d’aujourd’hui, mais les paysages et le ton général du récit laissent penser que l’histoire se déroule il y a longtemps, quelque part entre le XIXème et le XXème siècle. Au fond, d’ailleurs, qu’importe. Collé aux basques de ce très chouette gamin qu’est Minnow, on est très vite embarqué dans des aventures palpitantes, au rythme enlevé d’un récit initiatique dans les règles de l’art.
Avec son évocation du sud américain ancestral, Minnow a des airs de roman de Mark Twain, tout en tendant très vite vers le conte, empruntant à ce genre très codifié ses passages obligés : un jeune héros confronté à une perturbation majeure de son équilibre initial, un but à atteindre, des épreuves à affronter, des apprentissages à appliquer pour survivre et rallier son objectif, des adversaires et des personnages auxiliaires qui viennent en aide au héros…
Le mélange des deux genres (roman du sud et conte) donne un très beau récit métis, palpitant, mystérieux, parfois très sombre ; le roman tend vers la violence, celle des hommes répondant à celle de la nature lorsque l’ouragan se déchaîne – passages hallucinants de puissance et de terrible beauté -, mais toujours l’humanité rayonnante de Minnow prend le dessus, inscrivant ce petit bout d’homme formidablement courageux au panthéon des personnages inoubliables.
Il se dégage de ce premier roman très réussi une force d’attraction envoûtante, une magie noire dont les volutes vénéneuses ensorcellent. L’une des gestes littéraires les plus originales de cette rentrée, pour ceux que les sentiers rebattus ennuient. Superbe !
Minnow, de James E. McTeer II
(Minnow, traduit de l’américain par Virginie Buhl)
Éditions du Sous-Sol, 2016
ISBN 978-2-36468-099-9
236 p., 19€
A première vue : la rentrée Grasset 2016
Chez Grasset, en général, je trouve matière à prendre du plaisir de lecture tous les deux ans. En 2015, il y avait Sorj Chalandon (Profession du père) et Laurent Binet (La Septième fonction du langage) ; en 2013, Chalandon encore (Le Quatrième mur) et Léonora Miano (La Saison de l’ombre). Vous l’aurez compris, 2016 et ses douze parutions (c’est trop !!!) ne semblent pas parties pour être un grand cru – mais il y a tout de même des raisons d’espérer, des chances d’être surpris. Alors ne partons pas battus d’avance, et croisons les doigts pour dénicher des pépites dans ce programme !
LA SAISON DES MACHETTES : Petit Pays, de Gaël Faye (lu)
La guerre civile au Burundi, voisine et contemporaine de celle au Rwanda, vue par les yeux d’un enfant. Ce premier roman de Gaël Faye buzze à tout va – buzz quelque peu orchestré par son éditeur, qui met en avant les ventes faramineuses des droits du livre à l’étranger, dans des proportions supérieures à celles qui avaient accueilli la parution d’un autre premier roman événement chez Grasset, HHhH de Laurent Binet… Pour ma part, je n’ai été saisi par ce livre que dans son dernier tiers, lorsque la violence se déchaîne et que Faye nous la fait voir avec force et retenue. Tout ce qui précède, chronique d’enfance et de famille, m’a paru plutôt anodin et longuet.
FEMINA PLURIEL : Crépuscule du tourment, de Léonora Miano
Ce roman choral donne la parole à quatre femmes liées au même homme : sa mère, sa soeur, son ex qu’il aimait trop et mal, et sa compagne avec qui il vit parce qu’il ne l’aime pas. En s’adressant à lui, elles dévoilent leurs tourments, leurs secrets, leurs quêtes de vie, mettant en écho leurs histoires personnelles et la grande Histoire, au cœur d’un pays d’Afrique subsaharienne qui pourrait être le Cameroun cher à l’auteure. On peut compter sur l’intelligence, la sensibilité et la sensualité de Léonora Miano pour donner du sens à ce texte.
L.511-1 : POLICE, de Hugo Boris (lu)
Trois gardiens de la paix sont chargés d’escorter à l’aéroport un étranger en situation irrégulière, dans le cadre d’une procédure de reconduite à la frontière. Mais les secousses de leurs vies personnelles finissent par entrer en conflit avec cette mission… Dans un registre très différent, Hugo Boris s’était montré très convaincant avec Trois grands fauves, publié chez Belfond. Ce qui permettait d’espérer quelque chose de ce roman placé à la hauteur du policier en tenue, le flic anonyme que l’on croise tous les jours dans la rue. Ambitieux comme Tavernier (L.627) ou Maïwenn (Polisse) ?
Après lecture, pas vraiment, le récit balançant entre une volonté de décrire le métier des flics de manière réaliste et les choix de la fiction, qui finissent par prendre le dessus au point de faire perdre de sa force au livre. Pas mal, mais pas aussi ambitieux ni réussi que Trois grands fauves.
NIEBELUNGEN : Fils du feu, de Guy Boley
C’est l’autre premier roman de la rentrée Grasset, et ce pourrait être une vraie curiosité. Enfants de forgeron, deux frères sont les Fils du Feu, promis à un destin brillant. Mais l’un des deux meurt subitement, semant le chaos dans le destin familial. Tandis que le père se perd dans l’alcool, la mère nie la réalité et ignore la disparition de son enfant. L’autre frère trace néanmoins son chemin et devient un peintre confirmé, trouvant la paix dans ses tableaux. Abordé à la manière d’une légende, ce récit devra compter sur une langue singulière et une atmosphère étrange pour se démarquer.
MANSON ON THE HILL : California Girls, de Simon Liberati
Liberati fait son fond de commerce des personnages sulfureux (à commencer par sa femme, héroïne de son précédent roman paru l’année dernière, Eva) et/ou tragiques (Jayne Mansfield 1967, férocement détesté par Clarice il y a cinq ans). Autant dire qu’en le voyant s’emparer du terrible Charles Manson et de l’assassinat sordide de Sharon Tate, on peut craindre le pire en matière de vulgarité et de voyeurisme. Mais on n’ira pas vérifier, ce n’est pas comme si on avait du temps à perdre non plus.
Pour le reste, vous m’excuserez mais je vais abréger, sinon on y sera encore demain.
MUNCH : Le Cri, de Thierry Vila
Femme médecin sur des bateaux d’exploration pétrolière, Lil Servinsky souffre d’un trouble qui lui fait pousser de temps à autre des cris qu’elle ne peut contrôler. Sa nouvelle embauche la confronte à l’hostilité du commandant. Un huis clos en pleine mer, une femme au milieu des hommes… Pourquoi pas.
NIOUYORQUE, NIOUYORQUE : Le Dernier des nôtres, d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre
De Dresde en 1945 à Manhattan en 1969, une saga foisonnante avec ses rivalités, ses secrets, ses amours impossibles, ses amitiés flamboyantes et ses noms célèbres pour attirer le chaland (Patti Smith, Warhol, Dylan…)
DOUBLE DÉCIMÈTRE : L’Enfant qui mesurait le monde, de Metin Arditi
Sur une île grecque plombée par la crise, un projet d’hôtel met la population en émoi. Une agitation qui bouleverse le quotidien morne de trois personnages, un enfant autiste, sa mère accaparée par le travail et un vieil architecte rongé de chagrin après la mort de sa fille.
ET MOI, ET MOI, ET MOI : L’Innocent, de Christophe Donner
Entre 13 et 15 ans, Christophe découvre qu’il a une quéquette. Cela valait bien le coup d’en faire un livre.
QUI PEUT ACCAPARER DES OBJETS SANS RESURGIR SUR AUTRUI : L’Incandescente, de Claudie Hunzinger
Une histoire de jeunes filles, des adolescentes qui s’écrivent… non, en fait, j’ai rien compris au résumé.
*****
Et on finit (ouf !!!) par les deux romans étrangers qui, dans deux styles différents, devraient sérieusement nous dépayser…
SEULS : Anna, de Niccolo Ammaniti
L’un de mes auteurs italiens préférés revient là où on ne l’attendait pas du tout, sur le terrain de la fiction post-apocalyptique (décidément à la mode en ce moment). Nous sommes en 2020, un virus décime depuis quatre ans la population adulte, n’épargnant les enfants que jusqu’à la puberté. Anna survit avec Astor, son petit frère de quatre ans. Lorsque le petit garçon disparaît, elle met tout en oeuvre pour le retrouver, affrontant seule les bandes d’enfants sauvages, les chiens errants et la pestilence d’un monde qui s’effondre. En Italie, le roman avait été classé dans la catégorie « young adult » ; Grasset – qui récupère au passage cet auteur parti quelque temps chez Robert Laffont – décide de le publier en adulte. A voir si ce pari bizarre permettra de faire mieux connaître Ammaniti en France, où il peine depuis toujours à trouver son public.
π² : Les hautes montagnes du Portugal, de Yann Martel
Un village perdu au pied des Hautes Montagnes du Portugal est le théâtre au fil des années de curieux événements. En 1904, un jeune homme frappé par le deuil décide de tourner le dos au monde – littéralement, puisqu’il ne marche plus qu’à reculons. Il se lance ainsi dans la quête éperdue d’un mystérieux objet confectionné par un prêtre. En 1939, un médecin reçoit la visite d’une vieille femme qui lui demande d’autopsier son mari, qu’elle apporte dans sa valise. Enfin, en 1981, un sénateur canadien en deuil s’installe au village, en quête de ses racines – et en compagnie d’un chimpanzé…
Depuis L’Histoire de Pi, succès mondial surprise, le romancier canadien Yann Martel peine à trouver son second souffle. En renouant avec une intrigue pleine de merveilleux, ce sera peut-être le cas.
Temps glaciaires, de Fred Vargas
Signé Bookfalo Kill
Pour le commissaire Bourlin, ce devrait être une affaire de suicide comme une autre : une sexagénaire, gravement malade, a mis fin à ses jours dans sa baignoire, et tout indique qu’elle a agi seule. Mais il y a ce petit symbole énigmatique, presque invisible, dessiné au crayon à maquillage sur le meuble de toilette. En appelant à la rescousse Danglard, le policier qui sait tout sur tout, pour essayer de déterminer ce que signifie ce dessin, il convoque aussi involontairement la curiosité lunaire de son collègue, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg. A qui il ne faut guère que ce dessin minuscule pour décider qu’il s’agit d’un meurtre…
Rouillée, Fred Vargas ? On pourrait le penser, vu que Temps glaciaires met une petite centaine de pages à démarrer. J’ignore si elle n’a rien écrit durant les quatre années qui séparent la parution de ce nouveau roman du précédent, L’Armée Furieuse, mais l’aspect laborieux de ce démarrage, manquant de rythme, à l’humour empesé et dont l’intrigue peine à se mettre en place, peut le laisser croire. Même ses personnages, à commencer par l’inévitable commissaire Adamsberg, tardent à retrouver leurs aises, non parce que la romancière les bouscule, mais parce qu’elle semble avoir quelque peu oublié leur voix et leur caractère.
Néanmoins, une fois les éléments en place, Vargas relance enfin la machine, et l’on retrouve ce que ses fans adorent dans ses livres (et ce que ses détracteurs détestent), à commencer, donc, par ses personnages. Adamsberg suit toujours une logique qui lui est propre et qui échappe à tout le monde, sauf à son adjoint et ami Veyrenc ; Danglard ronchonne, boit comme un trou, fait étalage de son savoir illimité quand il le faut ; Retancourt impose son physique et son instinct inné, le chat La Boule dort toujours sur la photocopieuse…
(On notera par ailleurs une autre confirmation, celle de la disparition totale de Camille, le grand amour compliqué d’Adamsberg, ainsi que de leur fils, dont on se demande bien pourquoi il est né.)
Vous l’aurez compris, rien de révolutionnaire, même si Robespierre joue un rôle majeur dans une intrigue particulièrement tordue, qui mêle mythes islandais et, donc, histoire de la Révolution Française (si si !) Certes, certaines dissensions inhabituellement fortes finissent par naître entre nos héros, donnant des pages de conflit intéressantes à Danglard et Retancourt. Mais Temps glaciaires suit des schémas vargassiens connus et ne surprend pas vraiment, tout en remplissant son office de « rompol » (contraction de roman policier, le terme inventé par Vargas pour désigner son style propre et le style de polar qu’elle écrit) décalé et distrayant, qui ne ressemble à aucun autre livre du genre.
Pour le dire autrement, c’est au bout du compte un bon Vargas mineur. Pour les connaisseurs, à classer plutôt du côté de Dans les bois éternels (très long à démarrer lui aussi) ou Un lieu incertain.
Je relisais à l’instant la chronique que j’avais faite de l’Armée Furieuse (l’une des toutes premières de ce blog, d’ailleurs), et constate que je me m’y montrais plus indulgent que cette fois. Sans doute ne suis-je plus le même lecteur qu’il y a quatre ans. Mais Fred Vargas est tellement douée qu’on aimerait parfois la voir prendre elle-même l’un de ces chemins de traverse qu’elle se plaît à faire emprunter à son héros emblématique, en mettant par exemple de côté ce dernier, pourquoi pas…
Temps glaciaires, de Fred Vargas
Éditions Flammarion, 2015
ISBN 978-2-0813-6044-0
490 p., 19,90€
Terminus Belz, d’Emmanuel Grand
Signé Bookfalo Kill
Après avoir fui clandestinement son Ukraine natale, Marko Voronine arrive par hasard sur l’île de Belz, au large de Lorient. Joël Caradec, patron de pêche local, l’embauche sur son chalutier, ce qui ne plaît pas à tout de monde sur ce petit bout de terre où le métier se fait de plus en plus dur et rare.
Bien que refroidi par cet accueil hostile, Marko a cependant d’autres soucis. La Mafia roumaine est à ses trousses, et de vieilles superstitions se réveillent bientôt à Belz lorsque l’Ankou, sinistre spectre breton, commence à se manifester par des signes morbides qui ne trompent pas. D’ailleurs, la mort ne tarde pas à frapper…
Au rayon des premiers romans policiers qui pointent le bout de leur nez en ce début 2014, Terminus Belz est sans doute, pour le moment, le plus intéressant et le plus original. Emmanuel Grand se distingue ainsi grâce à ce polar qui mêle plusieurs genres avec une aisance déconcertante : poursuite et traque, suspense, roman d’atmosphère ET roman de mafia, huis clos insulaire, une pincée de fantastique parfaitement dosée (allergiques à l’étrange en littérature, ne passez pas votre chemin, on n’est pas chez Stephen King non plus)… Tout s’emboîte et se complète sans donner une impression de trop-plein (péché mignon de beaucoup d’auteurs de premiers romans), pour donner à ce thriller maritime une allure unique, au coup de patte singulier.
Preuve de sa richesse, Terminus Belz ne se contente pas de jouer avec les nerfs de ses lecteurs, en bon polar qu’il est (également). Il fournit de belles réflexions sur les superstitions et les croyances – pas seulement les légendes locales, mais aussi la religion.
Puis Emmanuel Grand nous invite à bord des chalutiers avec une familiarité et une précision documentaire qui nous permettent de côtoyer un peu la rudesse et l’exigence du métier de pêcheur, d’une manière d’autant plus juste que Marko, son héros, n’a pas le pied marin. Il nous plonge dans ce monde d’hommes où les femmes tiennent leur place, à distance mais présentes, en retrait mais émouvantes. Si les personnages féminins sont peu nombreux dans le roman, ils apportent un contrepoint bienvenu à un univers rendu brutal par l’intransigeance de la mer, les difficultés économiques et, pour certains, les excès alcooliques.
Bref, Terminus Belz, c’est du tout bon, et Emmanuel Grand, une révélation. Vous êtes prévenus, votre billet pour le prochain bateau au départ de Lorient est dans toutes les bonnes librairies !
Terminus Belz, d’Emmanuel Grand
Éditions Liana Levi, 2014
ISBN 978-2-86746-706-6
365 p., 19€
Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich
Signé Bookfalo Kill
Gil est un peintre reconnu. Il a bâti sa renommée sur des portraits de sa femme, Irene, dans toutes les situations, y compris les plus osées, les plus dures, les plus intimes. Ensemble, ils ont eu trois enfants : Florian, Riel et le petit dernier, Stoney.
Irene découvre un jour que Gil lit en cachette son journal intime, qu’elle rédige dans un agenda rouge depuis des années ; il cherchait à découvrir si oui ou non elle le trompait. Ulcérée par cette marque de trahison, elle reprend son journal dans un autre carnet, bleu, qu’elle place en lieu sûr ; mais elle continue à écrire dans son agenda rouge une version différente de son histoire et de ses réflexions, afin de régler ses comptes à distance avec son mari…
Ça aurait pu n’être qu’une énième histoire de couple qui se déchire, sujet rebattu en littérature s’il en est (avec les histoires d’amour bien entendu, les unes n’allant naturellement pas sans les autres.) Mais comme c’est Louise Erdrich qui tient la plume, c’est cela, mais c’est aussi beaucoup mieux et beaucoup plus que cela.
Représentante et défenseur émérite de la culture indienne, cette grande figure des lettres américaines contemporaines ne déroge pas à ses habitudes. Ses personnages sont d’ascendance indienne, et se heurtent au problème d’un héritage culturel complexe à porter dans l’Amérique d’aujourd’hui. Tandis que Gil s’acharne à ne pas être considéré comme un simple peintre indien, sa fille Riel est fascinée par George Catlin, un artiste américain célèbre pour ses portraits d’Indiens – et dont le rapport qu’il avait avec ceux-ci s’avère aussi ambivalent que celui existant entre Gil et Irene, dans un subtil jeu de miroir.
Mais la question de l’identité indienne n’est pas le sujet du roman. Ou plutôt, elle n’en est qu’une des thématiques, ce qui donne sa richesse à ce superbe Jeu des ombres. Fondamentalement, il y est question de la famille et surtout du couple, avec tout ce que cela comporte de partage, de solidarité, d’attachement, mais aussi de difficulté, de compromission et de déchirement.
Ici, tout va plus loin car les protagonistes sont des artistes, des écorchés vifs, l’un comme l’autre. Des personnages fictifs qui s’appuient sur une inspiration personnelle, car c’est de la propre histoire de Louise Erdrich dont il est question ici, de sa relation tumultueuse avec Michael Dorris, romancier comme elle, dont elle finit par se séparer après bien des péripéties sordides.
L’inspiration est autobiographique mais le Jeu des ombres est bien un roman. Puissance de la fiction qui explose dans la construction – en miroir, encore -, alternance fluide d’extraits de l’agenda rouge, du carnet bleu, et d’un récit rapporté par un narrateur omniscient dont le regard bien renseigné éclaire en profondeur les zones d’ombre des protagonistes, jusque dans leurs réactions les plus obscures et les plus cruelles. Omniscient ? Peut-être pas si simple…
Pour tout saisir, il faut attendre la fin du livre, surprenante et forte. La conclusion sans concession d’un roman dont la brièveté dissimule une intensité et une complexité marquantes, qui font de Louise Erdrich un auteur majeur de la littérature américaine. A découvrir, si ce n’est déjà fait !
Le Jeu des ombres, de Louise Erdrich
Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
ÉditionsAlbin Michel, 2012
ISBN 978-2-226-24307-2
253 p., 19€