À première vue : la rentrée Actes Sud 2021
Intérêt global :
Avec onze nouveautés (au lieu de neuf en 2020), on reste à peu près stable du côté d’Arles. En réalité, on montera à douze ici en ajoutant le nouveau roman de Richard Powers annoncé pour le 22 septembre, qui est un événement d’autant plus notable que le romancier américain quitte à cette occasion le Cherche-Midi, son éditeur français historique.
Vous connaissez mon opinion au sujet des gros volumes de parution. Onze (ou douze), c’est beaucoup trop, mais il faudrait vraiment un retour de la peste bubonique pour calmer les ardeurs des gros éditeurs français.
Sans surprise, quand on a des bagages aussi lourds, il y a des chances d’avoir embarqué quelques bidules superflus. On peut craindre que certains livres, pourtant potentiellement prometteurs, ne trouvent pas leur public, noyés par l’avalanche…
À L’AVENTURE !
Femme du ciel et des tempêtes, de Wilfried N’Sondé

Le romancier congolais poursuit dans la veine aventurière qui a notamment valu un joli succès à son précédent livre : Un océan, deux mers, trois continents (2018).
Tout commence ici par l’exhumation en Sibérie d’une sépulture datant de plus de dix mille ans, et abritant le corps d’une reine à la peau noire. Prévenu par le chaman qui a réalisé la découverte, un scientifique français s’associe à une docteure germano-japonaise et un ethnologue congolais pour tenter de protéger la précieuse tombe d’industriels sans scrupule qui souhaitent transformer le territoire en site d’exploitation gazière.
Le résumé semble un peu fourre-tout, mais N’Sondé est un excellent conteur, susceptible de transformer ce synopsis en bon roman d’aventures écologique.
Dernière oasis, de Charif Majdalani

En 2020, l’écrivain libanais avait quitté le Seuil, son éditeur historique, pour publier chez Actes Sud un journal en forme de réflexion sur l’état de son pays.
Il reste à Arles pour son nouveau roman, où il emmène un spécialiste d’archéologie orientale dans le nord de l’Irak pour y expertiser des pièces antiques. Arrivé sur place, il découvre une oasis paisible, quoique occupée par des militaires, car elle est encerclée par l’armée kurde d’un côté, et par des djihadistes de Daesh de l’autre… Quand l’effroi du monde percute les trésors de l’humanité.
Sidérations, de Richard Powers
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin)

Dans une Amérique au bord du chaos politique et climatique, un père conduit son fils souffrant de troubles du comportement à vivre une extraordinaire expérience neuroscientifique. Chaque roman de Richard Powers est une expérience nourrie par l’ambition intellectuelle et la puissance d’analyse de l’écrivain. On en parlera, comme d’habitude.
Le Mode avion, de Laurent Nunez
L’aventure ici est celle de la langue française, à travers l’affrontement épique entre deux linguistes, en quête de nouvelles théories du langage qui révolutionneraient toutes nos connaissances à ce sujet et leur permettraient de passer à la postérité.
Et pourtant ils existent, de Thierry Froger
Au cœur d’un roman historique serré entre l’assassinat de Jaurès et la guerre d’Espagne, Thierry Froger campe la figure de Florent Bordes, héros ambigu dont les possibles exploits sont passés au crible de points de vue contradictoires qui, en creux, questionnent les mirages de la fiction.
La Déesse et le marchand, d’Amitav Ghosh
(traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue)
Un sexagénaire accepte à contre-cœur de partir à la recherche d’un temple perdu dans la mangrove pour y découvrir une légende folklorique méconnue. Bien entendu, ce voyage entamé sans enthousiasme va bouleverser le regard du protagoniste sur le monde, la vie, tout ça.
AU CŒUR DU MONDE
GAV, de Marin Fouqué

Peut-être le titre à surveiller de près chez Actes Sud cette année. Après 77, c’est le deuxième roman d’un jeune auteur né en 1991 (grmpf), qui promet un gros coup de griffe sur la société française contemporaine. Marin Fouqué imagine d’en dresser une radiographie en réunissant, le temps d’une nuit commune en garde à vue, des émeutiers d’une manifestation, une jeune femme qui travaillait dans un entrepôt, un cadre en dégrisement et un jeune homme embarqué pour délit de faciès.
Pleine terre, de Corinne Royer
Après la jeunesse, l’effondrement du monde paysan. Pour son cinquième roman, Corinne Royer s’inspire d’un fait divers pour raconter la cavale d’un éleveur qui, n’ayant pas rempli toutes ses obligations administratives, se retrouve pourchassé par les gendarmes et considéré comme un criminel.
Furies, de Julie Ruocco
Le seul premier roman du programme. Il relate la rencontre d’une jeune archéologue devenue trafiquante d’antiquités et d’un pompier syrien devenu fossoyeur. L’occasion de célébrer les femmes qui ont animé le Printemps Arabe.
Avant les années terribles, de Victor Del Arbol
(traduit de l’espagnol par Claude Bleton)
Révélé par ses romans noirs profonds et émouvants, l’écrivain espagnol s’aventure en Afrique pour y raconter l’épopée d’un enfant-soldat.
Comme nous existons, de Kaoutar Harchi
Une quête autobiographique, entre récit d’amour filial et éveil de la conscience politique.
Madame Hayat, d’Ahmet Altan
(traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes)
Dans une ville où règne l’effroi, l’histoire d’une passion amoureuse, celle d’un jeune homme pour une femme d’âge mûr. Un roman sur les pouvoirs de l’imaginaire dans lequel la littérature se révèle vitale. (Dixit l’éditeur.)
BILAN
Rien qui me chatouille vraiment la curiosité dans tout ça, même s’il y a de quoi faire, et pour tous les goûts.
Lecture potentielle :
Sidérations, de Richard Powers
Lectures hypothétiques :
GAV, de Marin Fouqué
Femme du ciel et des tempêtes, de Wilfried N’Sondé
À première vue : la rentrée Zulma 2017
Ah, les éditions Zulma ! C’est toujours un plaisir d’aborder leurs publications audacieuses, contrastées, différentes, annoncées par leurs couvertures colorées si reconnaissables. Et c’est d’autant plus une joie lorsque Laure Leroy et son équipe lancent dans une rentrée un nouveau livre de Jean-Marie Blas de Roblès, auteur de l’inoubliable Île du Point Némo dont l’inventivité folle offrit une lecture puissamment jubilatoire, il y a trois ans. Il se présente cette année en compagnie d’un primo-romancier haïtien et d’un auteur jamaïcain dont le titre va immanquablement vous coller une chanson dans la tête.
ROBINSON DANS L’EAU : Dans l’épaisseur de la chair, de Jean-Marie Blas de Roblès (lu)
« Toi, tu n’es pas un vrai pied-noir. » En balançant cette phrase à l’occasion d’un coup de colère, Manuel Cortès ne mesure pas le choc qu’il procure à son fils. Quelques jours plus tard, lors d’une partie de pêche solitaire, ce dernier tombe à l’eau. Accroché à son bateau sans moyen de remonter à bord, attendant une aide hypothétique (nous sommes le 25 décembre), le naufragé remonte alors le fil de l’histoire de son père, de l’arrivée de ses propres parents espagnols en Algérie au diplôme de chirurgien de Manuel et à son engagement dans l’armée durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la guerre d’indépendance et la fuite de la famille vers la France…
Le ton, le propos, le réalisme, l’épaisseur, tout diffère de l’Île du Point Némo dans ce nouveau livre. Mais la maestria de raconteur d’histoire de Blas de Roblès est intacte, et ce récit où l’humour côtoie l’horreur progresse vers une apogée d’émotion qui laisse une marque forte chez le lecteur. Une magnifique déclaration d’amour d’un fils pour son père, et un livre bouleversant, coup de cœur Cannibale de la rentrée.
TOUT BOUGE AUTOUR DE MOI : Belle merveille, de James Noël
Après le terrible tremblement de terre de janvier 2010 qui ravage Haïti, Bernard, survivant hébété parmi tant d’autres, tombe fou amoureux de la bien nommée Amore, bénévole dans une ONG. Pour l’aider à se reconstruire et échapper au désastre, elle lui propose un voyage à Rome… Les auteurs haïtiens continuent à panser les blessures de leur île grâce à la littérature, rien de plus naturel donc que de voir le poète James Noël affronter les souvenirs du séisme dans son premier roman, où le fourmillement unique de la langue insulaire sublime le tragique.
THE HARDER THEY COME : By the rivers of Babylon, de Kei Miller
(traduit de l’anglais (Jamaïque) par Nathalie Carré)
Augustown, 1982. Kaia rentre de l’école sans ses dreadlocks, coupés par son instituteur. Un crime terrible qui, pour Ma Taffy, la grand-mère de Kaia, est un signe parmi d’autres qu’une grande catastrophe est sur le point d’advenir. Elle se met alors à raconter à l’enfant l’avènement d’Alexander Bedward, le Prêcheur Volant…
Gabacho, d’Aura Xilonen
Signé Bookfalo Kill
Après avoir réussi à fuir le Mexique, le jeune Liborio troque sa vie de misère d’alors pour une vie de clandestin à peine plus enviable. Sauf qu’il n’a peur de rien, et surtout pas de se battre – dans tous les sens du terme. Il a le génie de la castagne et la peau dure comme celle d’un crocodile, comme insensible à la douleur. La seule chose qui lui fait perdre ses moyens, ce sont les filles. Surtout Aireen, qui vit en face de la librairie où il a trouvé à se faire embaucher (et où il dévore tout ce qui tombe sous la main)… Aireen, une gisquette tellement jolie qu’il serait prêt à faire n’importe quoi pour elle – et côté n’importe quoi, Liborio ne va pas tarder à être servi.
Quelle folie !!! Oh là là, silence mes agneaux, ce premier roman est totalement renversant. D’autant plus que son auteure, Aura Xilonen, n’avait que 19 ans lorsqu’il est paru… mais peut-être est-ce justement sa jeunesse qui a permis à la romancière mexicaine de signer un livre aussi libre, aussi énergique, aussi hirsute et malpoli.
L’essentiel du plaisir que m’a procuré Gabacho réside dans sa langue, que Xilonen bouscule et malmène avec une irrévérence parfaitement jubilatoire – pour qui n’est pas rétif à la grossièreté, autant le préciser. Fidèle au milieu défavorisé dans lequel elle plante son intrigue, la romancière balance des « fuck » comme des SCUD, on s’insulte comme on respire et le respect dû aux mamans est le dernier cadet des soucis des protagonistes de cette drôle d’histoire. Pourtant, rien de gratuit dans cette brutalité langagière faisant écho à celle des corps et des poings qui fréquemment s’entrechoquent ; Aura Xilonen nous plonge au ras du bitume le plus sale, et ne prend pas de gants car il n’y a pas à en prendre.
La preuve en un extrait :
« [Madame] lâche pas de gros mots non plus, pas comme le Boss avec ses mots introuvables dans l’assomme-crétin, ce fameux dictionnaire que je me suis farci de A à Z parce que je ne comprenais rien à ce que je lisais. Le Boss et ses mots scandaleux qui en disent plus long que les belles paroles, aussi décentes que bariolées, ces petites salopes édulcorées, pleines de chichis, de rhétorique archaïque, désuète, vieillotte, snob. Moi je préfère les pétasses un peu plus culottées, les phrases qui veulent tout dire et vous lâchent pas le sens du bout des dents. »
En gros, vous avez là toute la profession de foi littéraire d’Aura Xilonen, avec laquelle elle trousse un roman initiatique joyeusement déglingué, récit d’aventures foutraques où la réinvention du verbe raconte la réinvention d’une vie, celle du héros narrateur. Liborio, « né-mort » qui n’a « rien à perdre », est un personnage très attachant, drôle, impertinent, dont l’absence d’éducation lui permet de développer sur la vie une clairvoyance de vieux sage revenu de tout. Et il faut saluer le formidable travail de traduction de Julia Chardavoine, qui a dû beaucoup s’amuser avec ce livre, et en même temps s’en voir pour trouver des solutions françaises aux inventions langagières de la jeune romancière. Quoi qu’il en soit, à coup de néologismes ou de mots-valises, elle s’en sort à la perfection.
Gabacho, c’est du Dickens pimenté à la sauce salsa, qui fait pétiller les papilles et brûle joyeusement le gosier. Un roman comme on n’en lit pas souvent, et ça fait un bien fou !
Gabacho, d’Aura Xilonen
(Campéon Gabacho, traduit de l’espagnol par Julia Chardavoine)
Éditions Liana Levi, 2017
ISBN 978-2-86746-880-3
368 p., 22€
COUP DE COEUR : 14 juillet, d’Eric Vuillard
Signé Bookfalo Kill
Même les plus quiches en histoire savent de quoi on parle lorsqu’on évoque la date du 14 juillet. Événement fondateur de notre histoire contemporaine, pierre angulaire de la Révolution Française, la prise de la Bastille est connue de tous, et même toi, oui toi qui pionçais au fond de la classe contre le radiateur, quand on te dit « 14 juillet », tu penses… oui, bon, d’abord « jour férié ». Mais ensuite tu es capable de te rappeler le discours de Camille Desmoulins qui contribue à enflammer Paris, le peuple en armes massé au pied de la forteresse pour réclamer de la poudre, le siège furieux, la prise éclair de la forteresse, la libération de ses sept pauvres prisonniers (au lieu des dizaines fantasmés), le massacre du gouverneur de Launay dont la tête a été promenée sur une pique dans toute la ville…
Comment dès lors proposer un récit original de cette fameuse journée ? Il fallait qu’il y ait une idée neuve dans le projet, et pour cela, on peut faire confiance à Eric Vuillard, dont la spécialité consiste justement à s’emparer d’un fait historique pour en tirer une matière littéraire fulgurante d’intelligence – voir le superbe Tristesse de la terre sur Buffalo Bill, par exemple.
Dans son 14 juillet, le projet de Vuillard est tout simplement de délaisser les manuels d’histoire, l’iconographie usuelle, et de raconter l’événement en se glissant dans la foule. Célébrer les anonymes, nommer et citer les gens du peuple qui ont fait tomber la Bastille. Gratter sa plume au ras du bitume et en tirer la matière la plus viscérale qui soit. Et il y parvient avec un brio confondant.
Vuillard commence en effet par résumer le contexte politique et économique qui constitua le terreau de la Révolution. Quelques pages, pas plus, mais quelles pages ! Il va à l’essentiel sans faire de raccourcis, et parvient au passage à élaborer une chambre d’échos dans laquelle nos actuels temps troublés se réverbèrent avec une précision assourdissante – faisant par exemple du fameux Necker, si apprécié du peuple, une sorte de Jérôme Kerviel de l’époque, un spéculateur sans limite :
« Et puis, ce fut Necker de nouveau, afin de rassurer la Bourse, car c’est à la Bourse, déjà, qu’on prenait la température du monde. (…) Il avait commencé sa belle carrière chez Girardot, une banque d’affaires franco-suisse (…) Il ne se tint pas aux directives qu’on lui avait laissées et prit une position hasardeuse – comme ces traders qui, de nos jours, jettent leurs ordres entre les mâchoires du monstre, en espérant que cela passe. Et cela passa. Il réalisa d’un coup un formidable bénéfice de cinq cent mille livres. On le prit aussitôt pour associé. » (p.39)
S’appuyer sur le passé pour mettre en perspective le présent, la démarche n’est pas neuve mais elle reste intéressante, et Vuillard propose plusieurs parallèles qui frappent et font réfléchir. Mais c’est la suite de sa démarche, sa manière d’isoler à tour de rôle les véritables acteurs de la journée, qui étonne le plus. Jamais on n’a raconté le 14 juillet de cette manière, au plus près des gens, au cœur de l’événement. Paris prend forme et vie, grouillante, furieuse, impatiente, joyeuse, incroyablement diverse. La chaleur intense nous écrase, nous prenons avec enthousiasme la moindre arme qui nous tombe sous la main, nous roulons péniblement des canons dont nous ne savons pas nous servir jusqu’à l’énorme forteresse, nous nous rions des députés pathétiques qui tentent de négocier on ne sait quoi pour contenir l’inévitable violence ; nous voyons tomber les morts, nous tentons de sauver les blessés, debout aux côtés de tous ceux dont Vuillard a retrouvé les noms, lisant les relations que certains ont fait de leur implication.
Eric Vuillard n’est pas historien, 14 juillet n’est pas un livre d’histoire. Dans sa démarche, il ajoute la liberté du romancier, ce qui lui permet de dire au début du chapitre « La foule » :
« Il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous en avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce qu’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés, croûtons de pain. »
Cette appropriation, il l’accomplit dans une langue d’écrivain virtuose, qui se gargarise d’argot, d’un vocabulaire grouillant et d’expressions à l’emporte-pièce pour créer un style gai, percutant, aussi agité que l’immense foule venue faire tomber la Bastille.
Bref, quel livre ! Inclassable, brillant, inspiré, vivant, ce 14 juillet mériterait d’être inscrit dans les programmes scolaires pour démontrer que l’Histoire, quand elle est abordée avec esprit et liberté, peut toujours être passionnante, même quand elle aborde des sujets apparemment rebattus.
14 juillet, d’Eric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2016
ISBN 978-2-330-06651-2
200 p., 19€
Danse noire, de Nancy Huston
Signé Bookfalo Kill
Le scénariste Milo Noirlac est mourant, cloué sur son lit d’hôpital. A son chevet, son ami et amant, le réalisateur Paul Schwartz, se prend alors à imaginer un dernier projet commun : écrire une vaste fresque qui retracerait la vie de Milo, mais également celle de ses ancêtres sur les deux générations précédentes, en suivant en particulier la vie misérable de sa mère Awinita, une prostituée indienne, et celle de Neil Kerrigan, fabuleux grand-père quasi chassé de son Irlande natale où il avait rêvé trop fort d’indépendance – un crime contre les Anglais tout-puissants au début du XXème siècle.
L’espace d’une nuit fiévreuse, au rythme de la capoeira que Milo dansait si bien, le rêve d’un grand film se dessine peu à peu…
Il y a certains livres que l’on commence à lire par plaisir et que l’on termine par devoir. Je ne prétendrai pas être un spécialiste de l’œuvre foisonnante de Nancy Huston, mais les trois romans que j’avais lus d’elle auparavant m’avaient plu, voire totalement emballé (Lignes de faille et Instruments des ténèbres). C’est donc avec peine que j’ai dû lutter pour achever la lecture de Danse noire, en ayant à chaque page vaincue la même pensée : « ce livre n’est pas mauvais, c’est juste qu’il me résiste et que je le trouve ennuyeux. »
Il y a plusieurs raisons à cela, la première est formelle et bizarrement paradoxale : la plupart des dialogues des chapitres consacrés à Awinita, ainsi que certains de Neil et Milo, sont écrits en anglais. Le procédé fait totalement sens, dans la mesure où le roman aborde la question de l’identité, à la fois personnelle, historique et nationale, une problématique fondamentale au Québec et au Canada ; le choix de la langue est dans cette perspective un enjeu très important, ainsi que le fait de devoir lutter pour s’approprier une existence linguistique que l’on n’a pas forcément envie d’adopter.
Puis Danse Noire est en partie sous l’influence de James Joyce, dont le monstre littéraire Finnegans Wake mélange lui aussi les langues (mais à un niveau beaucoup plus complexe).
Néanmoins, ce jonglage permanent entre français et anglais est difficile à soutenir, en tout cas mon cerveau n’a jamais pu s’y habituer – et ce ne sont pas les traductions en québécois rustique (!), livrées par Nancy Huston elle-même en note de bas de page, qui peuvent vraiment aider… Du coup, la lecture est souvent laborieuse, hachée, alors même que l’on sent toute l’importance de ce qui se joue à travers ce choix narratif osé.
Puis la construction du livre manque d’évidence, de transparence, alors même que la narration est linéaire pour chacun des trois personnages. Le mélange des trois histoires a cette fois quelque chose d’artificiel, brouille l’ensemble du récit et ne lui apporte pas grand-chose. Surtout que Danse Noire est censé suivre l’écriture sur le vif du scénario, comme l’indiquent les fréquents « ON COUPE » à la fin des scènes, où certaines parenthèses où Paul Schwartz envisage la réalisation ou discute la pertinence de telle ou telle séquence) : le déroulé du film s’avère énigmatique, et j’aurais franchement peur de m’endormir au cinéma si je devais aller voir le résultat final sur grand écran.
Sans parler du fait que certaines histoires sont plus intéressantes que d’autres : celle d’Awinita tourne ainsi très vite en rond, répétant les scènes où la prostituée couche avec ses clients et celle où elle se dispute avec son amant Declan, futur père de Milo, sans que cela nourrisse l’intrigue. Comme ce sont les passages où il y a le plus de jonglage entre l’anglais et le français, cela n’aide pas… Et une fois de plus, j’ai eu l’impression de passer à côté de quelque chose, puisque avec ce personnage, Huston évoque la situation particulière des « Natives », les Indiens du continent nord-américain, privés de tout droit et de tout respect aussi bien aux Etats-Unis qu’au Canada. Encore un sujet essentiel, pourtant pas assez explicité.
Enfin, si l’enfance et la jeunesse de Milo font partie des plus beaux passages du livre, le personnage perd de sa force en grandissant, réduit à une caricature droguée et baisant à tout-va qui méritait mieux que cela – d’autant que l’auteur esquisse quelque chose avec sa découverte du Brésil et de la capoeira, dont les mouvements sont censés rythmer l’ensemble du récit, mais finit par bâcler cet aspect, dans une conclusion expéditive, assortie d’une surprise, certes, mais qui manque de crédibilité et de force.
Bref, si les sujets sont présents dans le roman, palpables mais pas totalement saisissables, si certaines idées ou certains passages parviennent à emporter le lecteur, Danse Noire a quelque chose d’inachevé qui m’a laissé sur ma faim et plus ennuyé qu’autre chose. Une demie-déception.
Danse Noire, de Nancy Huston
Éditions Actes Sud, 2013
ISBN 978-2-330-02265-5
348 p., 21€