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Les plus, les moins : bilan 2020 (première partie)

Je n’ai jamais fait de bilan de fin d’année sur ce blog. L’idée m’a parfois traversé l’esprit, mais sans aller plus loin. Pas le temps le plus souvent, plus une tendance à passer très vite à la suite sans se retourner sur le passé (déformation professionnelle de libraire, sans aucun doute).

Cette année, c’est différent. Déjà, parce que cette année 2020 a été différente à tous égards – je ne vous fais pas un dessin, vous voyez de quoi je parle.
Ensuite, et surtout, parce que ce fut une année de reprise pour Cannibales Lecteurs, après un an et demi de pause. Et aussi une année de retour à la lecture pour moi, après quelques mois de tranquillité nécessaire, histoire de retrouver le vrai goût de la lecture qu’une pratique trop intensive et quelque peu dévoyée de mon métier m’avait fait perdre.

Cela vaut bien une petite mise en perspective, en quelques points majeurs, et autant de liens qui renvoient (quand elles existent) vers les chroniques du blog.


Le + chiffré : 93

Le nombre de livres lus cette année, dont une grosse vingtaine de bandes dessinées, et quelques relectures (les premiers Fred Vargas, les trois premiers Harry Potter).
Pas si mal, finalement, même si je suis loin des « standards » de mes années professionnelles, où je tournais plutôt autour de 120. Signe que ça peut faire du bien de prendre le temps, de ne pas se précipiter, de laisser des respirations également entre deux lectures.


Le + aimé

Alma t.1 : le vent se lève, de Timothée de Fombelle (Gallimard-Jeunesse)

Timothée de Fombelle a toute confiance en la puissance du roman. Il s’y abandonne avec une générosité, une inventivité et une intelligence qui enchantent, éblouissent, bouleversent.
Cet écrivain est capable de dénicher les plus infimes étincelles de lumière au cœur de la boue la plus épaisse – et de nous convaincre que seule cette lumière compte, et qu’il faut l’entretenir, la protéger, et la maintenir en vie coûte que coûte.

Le aimé

Du côté des Indiens, d’Isabelle Carré (Grasset)

Il y a trop de sujets dans Du côté des Indiens – le délitement du couple, le mensonge, la maladie, les abus (sexuels et de pouvoir), les dessous du cinéma -, et ils s’avèrent presque contradictoires à force de se côtoyer sans s’entrelacer. Ils se heurtent les uns aux autres et, dans ces chocs successifs, perdent de leur force et de leur intérêt.


Le + aimé dont on a le – parlé

Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau (Grasset)

Le temps de quelques pages, invitations à l’aventure, à la briganderie désintéressée, à la révolte citoyenne par-delà les mers, au mépris des États et de la sclérose politique qui, chaque jour, ronge nos chances de nous en sortir ; le temps de cette escapade que seule la littérature autorise, on respire. On vit plus beau, plus large, plus généreux.

Le aimé dont on a le + parlé

L’Ange rouge, de François Médéline (la Manufacture de Livres)

Le fantasme du polar à la française, largement daubé par trop de visionnages de films plus ou moins
merdiques, qui pue l’inspiration mal digérée et le recyclage sans génie.


La + confirmée

Le Sanctuaire, de Laurine Roux (éditions du Sonneur)

Le Sanctuaire confirme ce que le premier roman de Laurine Roux laissait espérer. Non seulement quelques mots lui suffisent pour cadrer un décor, cerner une personnalité ou pénétrer la complexité d’un esprit, mais il faut en plus admirer la manière dont la jeune romancière les manie, les associe, pour créer des images et des sensations littéraires inédites et renversantes.

Le terminé

Arène, de Négar Djavadi (Liana Levi)

La familiarité des décors n’a pas suffi à m’embarquer dans son histoire, et j’ai vite laissé tomber. La faute à ce que j’appelle du « psychologisme » : une débauche de réflexions et d’analyses psychologiques sur les moindres faits et gestes des personnages, qui allongent et alourdissent le texte en le freinant, beaucoup trop souvent à mon goût en tout cas.


Le + révélé

Il est juste que les forts soient frappés, de Thibault Bérard (éditions de l’Observatoire)

Avec une sincérité qui emporte tout sur son passage, Thibault Bérard donne à ce récit une énergie communicative, une envie de vivre, une joie inattendue. Sur un tel sujet, nombre d’écrivains auraient choisi le mélo, la tartine de sanglots tellement épaisse qu’elle coupe l’envie de pleurer. Mais non, pas lui. Il est juste que les forts soient frappés est un volcan. Il amène la dévastation, mais quel fabuleux spectacle !

Le convaincant des attendus

Vie de Gérard Fulmard, de Jean Échenoz (éditions de Minuit)

Vie de Gérard Fulmard finit par se résumer à un exercice de style dont le sujet devient le style, noyant le propos dans l’explosion du verbe. Comme un aveu d’impuissance, stigmatisant chez le romancier une étonnante incapacité à dépasser la langue pour se concentrer sur une histoire, un récit, un propos.


Le + percutant

Impact, d’Olivier Norek (Michel Lafon)

Un livre en colère, un livre de colère, un roman intraitable sur l’état catastrophique du monde, bardé de chiffres, de données précises, d’informations détaillées, d’éléments de preuve susceptibles de donner de violentes poussées d’urticaires aux climatosceptiques et autres exploiteurs de tous bords.

Le à la hauteur du sujet

Le Dernier inventeur, d’Héloïse Guay de Bellissen (Robert Laffont)

Repoussé par une écriture trop souvent neutre, dénuée de vie, je suis resté aux portes de l’émotion, là où j’aurais voulu être emporté, galvanisé, émerveillé.
Une déception, qui prouve une fois de plus que le roman biographique est tout un art, dans lequel il ne suffit pas de plaquer des faits, des extraits d’interview et des moments d’Histoire pour toucher juste.


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Du côté des Indiens, d’Isabelle Carré

Éditions Grasset, 2020

ISBN 9782246820543

352 p.

22 €


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020


Un soir, par hasard, Ziad découvre que son père Bertrand trompe sa mère Anne avec Muriel, la jeune femme mystérieuse qui vit au cinquième étage de leur immeuble. Après avoir longtemps hésité, subi le poids de ce secret effarant, le jeune garçon de 10 ans monte à la rencontre de Muriel et lui ordonne de renoncer à cette relation.
C’est le début d’une étrange amitié – mais aussi d’une vaste ronde qui fait tourbillonner la vie de ces quatre personnages, pris au piège de la vie. Ils grandissent, chutent, traversent des tempêtes, s’éloignent pour mieux se retrouver. Comme les Indiens, ils se sont laissé surprendre ; comme eux, ils n’ont pas les bonnes armes…


Le côté des Indiens, c’est celui des perdants. Les quatre personnages principaux du deuxième roman d’Isabelle Carré sont des perdants en puissance, dont les défaites potentielles naissent des secrets qu’ils dissimulent.

De ce côté-là, la romancière n’a pas lésiné pour accabler ses protagonistes. Bertrand, le père, trompe donc sa femme, tout en cachant à sa famille qu’une bombe à retardement menace à tout moment d’exploser dans son cerveau et de le réduire à néant. Sous son apparence distante et résignée, Anne, la mère, est sur le point de s’embarquer dans une croisade auto-destructrice qui ne laissera pas beaucoup de place à l’espoir.
Ziad, leur fils, porte le poids de ses parents sur ses épaules trop frêles, leur cache son amitié avec elle qui a contribué à briser le couple, et tait la trahison de son père.
Quant à Muriel, script de cinéma ayant renoncé à une prometteuse carrière d’actrice quinze ans plus tôt après être tombée sous la coupe du réalisateur, elle se pose en incarnation du mouvement #metoo.

Oui, ça fait beaucoup. Trop, à vrai dire. Surtout que le roman manque de structure pour faire tenir debout un édifice aussi chargé.
Plutôt que de s’en tenir à une seule ligne directrice, Isabelle Carré explore à tour de rôle ses personnages, ébauchant pour chacun des pistes qu’elle ne mène jamais vraiment à leur terme. Lorsqu’on finit par s’attacher à l’un d’entre eux, on l’abandonne presque pour passer au suivant, ce qui est aussi frustrant que déstabilisant.

Il y a trop de sujets dans Du côté des Indiens – le délitement du couple, le mensonge, la maladie, les abus (sexuels et de pouvoir), les dessous du cinéma -, et ils s’avèrent presque contradictoires à force de se côtoyer sans s’entrelacer. Ils se heurtent les uns aux autres et, dans ces chocs successifs, perdent de leur force et de leur intérêt.
La forme même du livre est sans cesse dans la valse-hésitation. On croit ouvrir un roman initiatique, on bascule ensuite vers un livre sur le cinéma doublé un texte stigmatisant l’emprise masculine, avant d’enchaîner sur une intrigue médicale puis sur une sorte de polar, qui tombe comme un cheveu sur la soupe.

Il manque aussi trop de personnalité et de liant à l’écriture d’Isabelle Carré pour sauver la mise. Son style est plat, elle se cantonne le plus souvent à de longues explorations psychologiques, trop classiques et convenues pour passionner sur le long terme. Du côté des Indiens n’est pas si long (quoique, 350 pages, ça commence à faire tout de même), mais il m’a paru le triple – ce qui n’est pas très bon signe, vous en conviendrez.

Restent quelques beaux passages sur le cinéma, milieu que la romancière-comédienne connaît évidemment très bien, avec des descriptions de tournage fourmillant de détails et palpitant de vie.
Mais c’est insuffisant. Du côté des Indiens est un livre assez décevant, l’exemple même du roman dont on peut questionner la parution en pleine rentrée littéraire – sinon pour assurer à l’éditeur une belle exposition médiatique et l’assurance d’un succès davantage dû à la notoriété et à la cote de sympathie de l’auteure, qu’à la réussite du texte.


Merci à NetGalley de m’avoir permis de lire ce titre.


À première vue : la rentrée Grasset 2020

grasset2


À première vue, en survolant la rentrée Grasset, mon vilain petit génie intérieur m’a soufflé qu’il y avait enfin moyen de montrer les crocs avec lesquels les Cannibales, à l’occasion, aiment à déchiqueter la viande pas fraîche. Il faut dire que c’est une année sans Sorj Chalandon donc, déjà, l’enthousiasme est modéré. (Même si le dernier roman en date de l’ami Sorj, paru en 2019, ne m’a pas totalement convaincu. Comme quoi…)
Et puis, en y regardant de plus près, j’ai eu l’impression qu’il y avait peut-être matière à curiosité. Pas forcément pour moi, mais sûrement pour plein de gens et, en restant aussi objectif que possible, à raison.
Je garde donc la bride au cou de ma mauvaise foi, en attendant de dérouler le programme titre à titre.

Allez, c’est parti !


Intérêt global :

ironie


LE MAÎTRE DES FJORDS, DE LA MER ET DES LANDES


Jon Kalman Stefansson - Lumière d'été puis vient la nuitLumière d’été, puis vient la nuit, de Jón Kalman Stefánsson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)

Depuis quelques années, Jón Kalman Stefánsson est devenu un incontournable de la littérature islandaise. En France, ses romans rencontrent un succès qui ne se dément pas, et semble même s’accroître à chaque nouvelle parution. Le résumé de ce nouvel opus devrait confirmer la tendance, et ses lecteurs retrouver ce qu’ils aiment chez lui : un sens délicat de l’humain dans les décors singuliers de l’Islande, où la nature est un personnage à part entière de l’intrigue.
Cette fois, Stefánsson pose son regard limpide sur un village niché dans les fjords de l’ouest, où il suit le ballet quotidien de la vie de ses habitants. L’existence y semble sage et bien réglée, mais l’inattendu peut surgir de nulle part et semer le trouble. Un retour imprévu, une petite robe en velours sombre, l’attraction des astres ou des oiseaux, voire le murmure des fantômes…


(RE)CROIRE À L’AVENIR


Nicolas Deleau - Des rêves à tenirDes rêves à tenir, de Nicolas Deleau

Rêvons un peu, rêvons grand large et solidarité humaine contre la marche impitoyable du monde. C’est, semble-t-il, le mantra de Nicolas Deleau pour son deuxième roman après Les rois d’ailleurs (Rivages, 2012). Il nous accueille dans un petit port de pêche, où se réunit une joyeuse communauté de doux dingues, les Partisans de la Langouste, dont l’objectif avoué est de sauver l’humanité en protégeant les langoustes de l’extinction. L’un d’eux entend parler d’un capitaine de porte-conteneurs, qui aurait détourné son propre navire pour en faire une Arche de Noé moderne, sorte de ZAD flottante pour les réfugiés maritimes…
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ce résumé m’amuse assez – et me fait un peu penser à l’univers chaleureux et décalé de Gilles Marchand. De quoi avoir envie d’y jeter un œil, en tout cas.

Grégoire Delacourt - Un jour viendra couleur d'orangeUn jour viendra couleur d’orange, de Grégoire Delacourt

D’auteur de best-seller grand public, Delacourt est devenu valeur sûre des rentrées littéraires de Grasset. Un statut qui n’a pas rendu sa plume virtuose pour autant, mais reconnaissons que le monsieur sait mener une histoire et captiver son lecteur – ce qui est déjà pas mal.
Cette fois, c’est le climat incendiaire de la France qui l’a inspiré. À la révolte et à la colère qui agitent de plus en plus le pays, un jeune garçon de 13 ans oppose son imaginaire, régi par un système complexe de chiffres et de couleurs. De quoi en faire un inadapté dans un monde plus que jamais violent et cruel pour les gentils… à moins que sa différence en fasse le porteur d’un nouvel espoir ?
Delacourt semble promettre un conte optimiste, histoire de mettre un peu de légèreté dans notre quotidien qui en a bien besoin. Avec un tel programme, il devrait une nouvelle fois rencontrer son public. (Moi ? Beaucoup moins sûr.)

Isabelle Carré - Du côté des IndiensDu côté des Indiens, d’Isabelle Carré

Décidément, Grasset table sur l’imagination et l’espoir en cette rentrée, et la comédienne Isabelle Carré – dont le premier roman, Les rêveurs (encore !), avait créé la surprise en 2018 avec 200 000 exemplaires vendus – paraît s’inscrire dans cette idée avec son deuxième opus. Le point de départ, pourtant, n’incite guère à la joie béate. Ziad, un garçon de 10 ans, est persuadé que son père trompe sa mère avec Muriel, leur voisine, une ancienne comédienne qui a renoncé à sa carrière après avoir été victime d’abus. L’enfant supplie la supposée amante de mettre fin à cette relation et de sauver sa famille… Tous, alors, chacun à sa manière, cherchent à résister à leurs tempêtes et à trouver le bon sens de leur existence.


LA MARQUE DE L’HISTOIRE


Jean-René Van Der Plaetsen - Le métier de mourirLe Métier de mourir, de Jean-René Van der Plaetsen

Belleface, tel est le nom du héros du premier roman de Jean-René Van der Plaetsen. Un nom aussi mystérieux que le parcours de cet homme, rescapé de Treblinka devenu légionnaire en Indochine, puis légende de l’armée israélienne. C’est dans cette peau qu’on le découvre, en 1985, chargé de veiller à la sécurité d’Israël en commandant un avant-poste au Liban. L’irruption d’un jeune Français idéaliste dans la petite troupe, composé de miliciens libanais, va agir comme un révélateur et lever le voile sur la véritable histoire de Belleface…
Inspiré d’un personnage réel, si jamais ce détail a son importance.
Jean-René Van der Plaetsen a reçu le prix Interallié en 2017 pour La Nostalgie de l’honneur, récit consacré à son grand-père, héros de la Seconde Guerre mondiale et compagnon du général de Gaulle.

Metin Arditi - Rachel et les siensRachel et les siens, de Metin Arditi

Le romanesque et prolifique Metin Arditi fait de Rachel son héroïne flamboyante, et raconte sa vie, depuis son enfance à Jaffa, fille de Juifs palestiniens qui partagent leur maison avec des Arabes chrétiens, jusqu’à son accomplissement en tant que dramaturge reconnue dans le monde entier. Un parcours de femme libre et intrépide au XXème siècle.

Maël Renouard - L'Historiographe du royaumeL’Historiographe du royaume, de Maël Renouard

L’ambition de l’auteur est, tout simplement, de transposer à la fois les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon en un récit contemporain, ancré dans le Maroc du roi Hassan II. Le tout en 336 pages… Ouf ! Le protagoniste est un un fin lettré, ancien camarade du futur souverain, que ce dernier décide de nommer historiographe du royaume. Il s’investit dans sa tâche avec loyauté, jusqu’à sa rencontre avec une mystérieuse jeune femme, dont les accointances avec les milieux révolutionnaires vont menacer l’érudit…

Oriane Jeancourt-Galignani - La Femme-écrevisseLa Femme-Écrevisse, d’Oriane Jeancourt-Galignani

Trois époques, deux siècles, une même famille, les Von Hauser. Et une obsession pour la gravure d’une femme-écrevisse qui, traversant les époques, hante le destin de différents personnages qui ne sauraient, sans risque, s’affranchir de sa mystérieuse tutelle. De Margot, maîtresse à Amsterdam en 1642 du célèbre artiste qui crée la fameuse gravure, à Grégoire, qui rêve de s’émanciper du joug familial à l’aube du XXIème siècle, en passant par Ferdinand, acteur de cinéma à Berlin dans les années 1920, ces trois destins traquent le désordre et la folie que les âmes en quête de liberté peuvent semer sur leur chemin.


ET SINON


Jean-Paul Enthoven - Ce qui plaisait à BlancheCe qui plaisait à Blanche, de Jean-Paul Enthoven

Le narrateur anonyme raconte vingt ans plus tard sa rencontre avec Blanche, une femme audacieuse, érudite, libre et à la sexualité complexe.
(Vous comprenez pourquoi je l’ai posé à la fin, celui-là ?)


BILAN


Lecture potentielle :
Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau