Impossible, de Erri De Luca


Éditions Gallimard, 2020
ISBN 9782072860829
176 p.
16,50 €
Impossibile
Traduit de l’italien par Danièle Valin
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l’alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police.
Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l’affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité…
M’étant montré longuet lors des dernières chroniques du blog, je vais me rattraper avec le nouveau roman d’Erri De Luca. D’abord parce qu’il est bref, comme la plupart de ses livres. Ensuite parce qu’il contentera sans doute les tiffosi du grand écrivain italien, fidèles à la cohérence de son œuvre, à sa sensibilité, son engagement et son dépouillement visant à l’essentiel. Enfin parce que je n’en ai pas apprécié la lecture plus que cela.
Impossible est un livre brillant dans son propos, où l’on retrouve justement une réflexion riche et stimulante sur l’engagement, politique et citoyen. Dans ce livre, elle prend la forme d’un dialogue, rapidement plus philosophique que judiciaire, entre le magistrat chargé d’une chute suspecte en haute montagne, et l’homme qu’il soupçonne précisément d’être l’auteur d’un crime déguisé en accident.
Éliminant descriptions et mises en situations, la forme dialoguée permet d’aller à l’essentiel de la pensée, d’où le choix de De Luca, qui a beaucoup à dire sur le sujet. Il est donc question des années de plomb, du sens de l’engagement politique et citoyen, de combat, de fraternité, de responsabilité. Mais aussi du passé et du présent, de ce qui les constitue, les réunit ou les oppose. Mais encore de montagne, de nature, du rapport de l’homme à ces vastes espaces.
Bref, tout un ensemble de thèmes et de préoccupations que les habitués du romancier italien ont l’habitude de croiser dans ses livres, tandis que ceux qui le découvriront peut-être avec ce livre trouveront sans doute de quoi stimuler leur intelligence.
C’est brillant, donc. Mais, dois-je l’avouer dans les termes les plus directs, c’est aussi un peu chiant.
Désolé, je ne trouve pas meilleur terme. (Je n’ai pas tellement cherché non plus, car celui-ci s’est imposé.) En dépouillant la forme romanesque sans pour autant basculer dans la forme théâtrale, Erri De Luca assèche l’approche du texte et le rend froid, désincarné, réduit au pur débat d’idées au détriment de la chair qu’apportent les décors et les personnages, lorsqu’ils sont approfondis.
Et ce ne sont pas les lettres qu’écrit le suspect à la femme qu’il aime, intercalées entre deux séances d’interrogatoire, qui arrangent les choses. Censées compenser en sentiment l’aridité de l’interrogatoire (et aussi allonger le texte), ces missives à sens unique tirent souvent en longueur et n’ajoutent pas grand-chose à l’ensemble.
Intéressant dans le fond, parfois ennuyeux en raison de sa forme, Impossible est un livre un peu schizophrène. Impossible de l’apprécier totalement, impossible de le dénigrer. Il porte bien son titre, le bougre.
Bref, pas un livre marquant de cette rentrée pour moi.
À première vue : la rentrée Gallimard 2020

Intérêt global :
Voici venir mon moment préféré lorsque je travaille sur la rubrique « à première vue » : la présentation de la rentrée littéraire Gallimard…
D’ordinaire pléthorique et relativement indigeste, ce qui occasionne de ma part quelques fréquentes poussées d’urticaire critiques, la rentrée 2020 de Tonton Antoine s’inscrit dans la tendance générale à la baisse des gros éditeurs, pour prendre en compte les répercussions de la crise sanitaire du premier semestre. Si, si, je vous assure ! Au lieu d’une vingtaine de titres, le tarif habituel, nous n’aurons droit qu’à… 13 parutions (si j’ai bien compté, parce qu’il n’est pas facile de s’y retrouver dans l’avalanche de sorties estampillées Gallimard, entre les poches, les essais, les livres audio, les polars…)
Et dans ces 13, on retrouve essentiellement de la grosse cavalerie. Pas forcément synonyme de qualité ni d’enthousiasme délirant, hein, je vous rassure. Même si certains auteurs, dans le lot, sont sans doute incontournables. Je vais essayer de leur réserver la meilleure place dans ses lignes.
COMME SON TITRE L’INDIQUE
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
On le connaît surtout en brillant amuseur public, membre de l’OuLiPo, plume virtuose quand il s’agit de jouer avec les mots. Mais c’est aussi un excellent écrivain tout court, qui fait par ailleurs son entrée chez Gallimard avec ce nouveau roman, après être passé chez Lattès et le Castor Astral, entre autres. Un signe ?
En mars 2021, un avion en provenance de Paris atterrit à New York après un vol marqué par de violentes turbulences. Trois mois plus tard, le même avion réapparaît au-dessus de New York, avec le même équipage et les mêmes passagers à son bord – provoquant une crise médiatique, scientifique et politique sans précédent…
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce résumé promet une escapade originale, une belle réflexion sur le double et l’identité, et un bousculement salvateur de la logique.
Et puis, comment ne pas accorder du crédit à quelqu’un qui écrit :
« A quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies… »
IL CAPO
Impossible, d’Erri De Luca
(traduit de l’italien par Danièle Valin)
La montagne pour décor. Un texte bref (moins de 200 pages), une pensée et un style épurés, une intelligence percutante. On connaît, Erri De Luca nous a déjà fait le coup à plusieurs reprises. Et pourtant, on y retourne à chaque fois, parce que la déception est pratiquement impossible avec cet immense écrivain italien, sensible et engagé.
Cette fois, tout commence par une chute. Un homme dévisse dans les Dolomites, un autre donne l’alerte. Fait troublant, les deux se connaissaient de longue date, compagnons de lutte révolutionnaire quarante ans plus tôt. L’homme tombé avait dénoncé celui qui a signalé sa dégringolade. Le juge chargé de l’affaire refuse d’y voir une coïncidence et suspecte une vengeance savamment agencée. Entre le jeune magistrat et le vieil homme commence alors, sous couvert d’interrogatoire, un dialogue sur l’amitié et la trahison, la justice et l’engagement.
DE LA SAGESSE, DE L’ÉDUCATION ET DES RÊVES
Les caves du Potala, de Dai Sijie
En 2019, L’Évangile selon Yong Sheng a marqué le grand retour de Dai Sijie vers le succès depuis Balzac et la petite tailleuse chinoise. Son nouveau roman sera donc sûrement scruté, au moins par la presse. Le Potala du titre est l’ancien palais du Dalaï-Lama au Tibet. En 1968, après l’avoir investi et forcé le dignitaire religieux à l’exil, les Gardes Rouges emprisonnent le peintre Bstan Pa, et le soumettent à un interrogatoire serré. L’artiste y répond, et y résiste, en opposant à la violence politique la sagesse du bouddhisme et une vie dédiée à l’art.
Fille, de Camille Laurens
Être une femme, assumer son sexe, trouver sa place dans la société en tant que femme, affronter le sexisme ordinaire, ces questionnements sont au cœur du travail de Camille Laurens. Ce nouveau roman au titre révélateur s’ouvre à Rouen, dans la famille Barraqué, dont Laurence est l’une des deux filles. Elle grandit dans la certitude, assénée par l’éducation de ses parents et le contexte social, qu’en toutes choses les hommes décident et dominent. L’expérience de l’âge adulte puis de la maternité, dans les années 90, vont l’amener à reconsidérer cette posture, et à repenser son existence à la lumière du féminisme.
Broadway, de Fabrice Caro
Fabcaro lorsqu’il dessine (Zaï Zaï Zaï Zaï) reprend son nom complet lorsqu’il se fait littéraire. Un domaine où il rencontre également le succès, puisque Le Discours, son précédent roman, a largement rencontré ses lecteurs, et va devenir à la rentrée un spectacle seul en scène adapté et interprété par Simon Astier, ainsi qu’un film réalisé par Laurent Tirard, avec les acteurs à la mode Benjamin Lavernhe et Sara Giraudeau.
Autant dire que son nouvel opus est lui aussi attendu, et que son résumé promet de retrouver son univers si particulier, mêlant humour raffiné, sens de l’absurde et profonde mélancolie existentielle. Axel est un homme qui a réussi. 46 ans, marié, deux enfants, un emploi, une maison, des voisins sympas qui vous invitent à leurs barbecues ou à faire du paddle à Biarritz… que demander de plus ? Hé bien, du rêve, du vrai. Celui des origines. Le rêve scintillant et glorieux d’une carrière pleine de succès sur les planches de Broadway… Et si c’était le moment de franchir le pas ?
DE L’ART
Térébenthine, de Carole Fives
On connaissait Carole Fives en observatrice acide des relations familiales. La voici qui semble faire un pas de côté, et élargir son point de vue – tout en conservant une base autobiographique car, comme son héroïne, elle est passée l’École des Beaux-Arts.
Ce que fait donc sa narratrice, au début des années 2000, alors que la peinture est considérée comme morte. Même dans ce supposé sanctuaire de l’art pictural, rien n’est fait pour encourager les jeunes vocations, qui se heurtent à l’hostilité des professeurs ou des galeries d’exposition.
Il n’en faut pas plus pour que la jeune femme s’obstine, montant notamment avec des amis un groupe clandestin qui œuvre dans les sous-sols de l’école, à l’insu de tous, refusant de baisser les bras et de ne pas croire dans la possibilité de l’art quoi qu’il arrive…
Art Nouveau, de Paul Greveillac
Je serai curieux (un peu, pas trop non plus) d’entendre l’auteur parler de son livre. Parce que, sur le papier, nombre de choses m’intriguent à son sujet. Son héros s’appelle Lajos Ligeti, et est un architecte viennois qui, en 1896, part à Budapest pour tenter de développer en toute liberté, dans une ville où tout est à faire, ses propres conceptions artistiques et architecturales.
Bon.
Réflexe personnel : je fais tout de suite une recherche pour savoir si c’est une fiction inspirée de faits et de personnages réels ou non. Je trouve bien un Lajos Ligeti, mais qui est né à Budapest en 1902, et était orientaliste et philologue.
Du coup, je suis perplexe : pourquoi nommer ainsi son personnage, d’un nom qui n’est tout de même pas anodin ni passe-partout ?
C’est peut-être se prendre la tête pour rien, hein. N’empêche, reconnaissez que c’est troublant. Un romancier qui fait bien son travail ne nomme pas son personnage sur un coup de tête. Un nom, c’est déjà du sens. En tout cas, ça me perturbe. Presque autant que de savoir s’il va réellement être question d’Art Nouveau dans le roman, car le résumé évoque les envies de construction en béton du protagoniste, choix de matériau qui sera plutôt l’apanage du mouvement suivant, l’Art Déco… Cela dit, en 1896, on est en plein Art Nouveau, donc ça se tient.
Bref, tout ceci m’intrigue. Mais ce n’est pas pour autant que je lirai ce livre, pour être honnête.
(Donc, tout ça pour ça, hein ? Ben ouais.)
DES ÉCRIVAINS
Les secrets de ma mère, de Jessie Burton
(traduit de l’anglais par Laura Derajinski)
Rose Simons cherche des informations sur sa mère, disparue peu après sa naissance. En enquêtant, elle découvre que la dernière personne à avoir officiellement vu Élise est une écrivaine, alors au faîte de sa gloire littéraire, qui vit désormais recluse et oubliée…
Par l’une des jeunes romancières anglaises les plus prometteuses de ces dernières années.
La Dernière interview, d’Eshkol Nevo
(traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche)
Un célèbre écrivain répond aux questions de ses internautes, ce qui l’amène à s’interroger sur son couple, ses relations compliquées avec ses enfants, son angoisse pour son meilleur ami atteint d’un cancer…
Je ne connais pas Eshkol Nevo. Je ne l’ai jamais lu, ni ne me suis intéressé de près ou de loin à son parcours. Il semblerait qu’il soit un auteur important en Israël, et à lire des interviews, qu’il ait des choses intéressantes à dire. Pour être honnête, ce n’est pas avec ce nouveau roman que je pense changer la donne.
Les funambules, de Mohammed Aïssaoui
Le héros de ce roman exerce la curieuse profession de biographe pour anonymes. Il écrit la vie des gens dont personne ne parle, les glorieux inconnus du quotidien. Depuis quelque temps, il s’intéresse aux bénévoles qui consacrent leur temps et toute leur énergie à aider les plus démunis. Peut-être dans l’espoir de retrouver Nadia, son amour de jeunesse…
VOICI VENU LE TEMPS DES RITES ET DES CHAMPS
Les roses fauves, de Carole Martinez
L’auteure du Cœur cousu s’appuie sur une étonnante tradition espagnole pour nourrir l’intrigue de son nouveau roman (et faire étrangement écho à son premier) : en Andalousie, les femmes qui sentaient la mort approcher cousaient des coussins en forme de cœur, qu’elles bourraient de petits papiers où elles rédigeaient leurs secrets. Après leur disparition, les coussins étaient confiés à leurs filles, avec l’interdiction absolue de les ouvrir.
Lola, l’héroïne du roman, coule des jours paisibles en Bretagne, entre le bureau de poste où elle travaille et son jardin où elle cultive son petit bonheur tranquille. Dans son armoire, elle conserve précieusement les coussins des femmes de sa famille. Jusqu’au jour où l’un d’eux, en se déchirant par accident, révèle les secrets d’une de ses aïeules et bouleverse son existence…
Le Palais des orties, de Marie Nimier
Au fond d’une campagne française à l’abandon, entre des hangars de tôle rouillée et des champs d’ortie, une famille avec deux enfants vivote tant bien que mal, entre débrouille au quotidien et joie tranquille. Un jour, une jeune femme débarque. Frederica fait du woofing : contre le gîte et le couvert, elle offre son aide et ses bras pour la culture des champs. Elle amène aussi une forme de passion à laquelle Nora, la mère, ne va pas rester insensible.
Les orties, ça pique. Et l’amour aussi.
ET SINON…
Comédies françaises, d’Eric Reinhardt
Parce que je ne sais pas sous quelle rubrique le classer, et parce que je n’ai jamais réussi à m’intéresser à son travail (peut-être à tort, hein), voici Eric Reinhardt bon dernier, ce qu’il ne sera probablement pas auprès de la presse qui a l’habitude de le défendre et de le mettre en avant.
Son protagoniste, un jeune journaliste de 27 ans, décide de s’intéresser aux débuts d’Internet. Son enquête l’amène sur les traces d’un ingénieur français dont les recherches révolutionnaires sur le système de transmission des données furent brutalement suspendues par les pouvoirs publics au milieu des années 70. Cette découverte le met sur la piste vers le pouvoir des lobbies, incarné par un puissant industriel dont l’ombre rôde dans les parages.
BILAN
Lecture certaine :
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
Lectures probables :
Impossible, d’Erri De Luca
Broadway, de Fabrice Caro
Lecture éventuelle :
Les caves du Potala, de Dai Sijie
Mon Nom est N., de Robert Karjel
Signé Bookfalo Kill
Ancien agent de la Sûreté suédoise devenu garde du corps de la famille royale, Ernst Grip est expédié par son ancien chef aux États-Unis, où sa présence est requise en particulier. Pourquoi, par qui ? Baladé sans qu’on lui demande son avis jusque sur une île perdue en plein Océan Indien, Grip finit par avoir un élément de réponse : il doit déterminer si un homme détenu ici est ou non suédois. Ce qui n’explique pas pourquoi on l’a désigné, lui, pour cette mission.
Coincé entre Shauna Friedman, l’agente du FBI qui l’a amené là et semble jouer un drôle de jeu du chat et de la souris avec lui, et les geôliers taciturnes qui gardent le prisonnier, Grip comprend que le problème est bien plus vaste, et qu’il pourrait bien y jouer un rôle déterminant…
En voilà un thriller qu’il est bon !!! Et qui sort opportunément juste avant l’été, où il pourrait faire merveille dans les sacs de voyage. Le romancier suédois Robert Karjel, dont c’est la première traduction en France, y démontre un art de la construction du récit tout simplement époustouflant. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas aussi bien fait balader dans une intrigue pourtant complexe et tortueuse à souhait, qui masque son jeu tout du long et oscille entre plusieurs registres avec talent : thriller géopolitique, histoire de gang, espionnage, suspense psychologique…
Pour tout vous dire, Mon Nom est N. m’a rapidement fait penser au film Usual Suspects. Parce qu’il raconte notamment l’histoire aussi tordue que jubilatoire d’une bande très organisée, montant un plan invraisemblable pour atteindre plusieurs objectifs en même temps – je ne vous en dis pas plus, ce serait criminel ! Parce qu’il y a un peu de Keyser Söze aussi – oui, mais qui ? Ah ah, à vous de lire… Et parce que, surtout, Karjel a su élaborer un récit à multiples ramifications dont l’atmosphère sombre, quoique non dénuée de malice à l’occasion, évoque souvent le film de Bryan Singer, avec ses personnages systématiquement ambigus, ses malfrats inquiétants, ses stratagèmes machiavéliques et ses retournements de situation inattendus.
Pour autant, que je ne vous induise pas en erreur, le romancier n’a pas cherché à produire un twist final renversant. C’est plutôt petit à petit que les masques tombent et que les surprises se produisent, sans estomaquer autant que l’identité de Keyser Söze (ce n’est pas le but recherché), mais avec un réel talent pour produire les bonnes révélations au bon moment.
Robert Karjel est un auteur patient qui sait ne pas rendre son lecteur impatient. S’il prend le temps de poser ses personnages, dont Ernst Grip, superbement construit, et de faire durer certaines séquences (notamment au début, en Thaïlande), c’est toujours par nécessité dramatique, certains éléments disséminés ici ou là prenant toute leur importance deux ou trois cents pages plus loin, sans que jamais le lecteur n’en ait perdu la trace.
Le roman monte ainsi en puissance sans en avoir l’air, et c’est de manière insidieuse qu’il devient addictif et haletant. Quatrième livre de Robert Karjel, paru en 2010 en Suède, Mon Nom est N. donne vraiment envie d’en découvrir davantage sur cet auteur habile, malin et intelligent, par ailleurs pilote d’hélicoptère dans l’Armée de l’Air suédoise. On espère qu’il se posera vite pour nous donner de ses nouvelles littéraires !
Mon Nom est N., de Robert Karjel
(De Redan Döda, traduit du suédois par Lucas Messmer)
Éditions Denoël, coll. Sueurs Froides, 2016
ISBN 978-2-207-12474-1
425 p., 20,90€
Battues, d’Antonin Varenne
Signé Bookfalo Kill
En 2014, Antonin Varenne m’avait flanqué une mémorable raclée littéraire avec Trois mille chevaux vapeur (à tel point que je n’ai pas réussi à le chroniquer à l’époque !), énorme roman d’aventures se déroulant au XIXème siècle, entre la jungle birmane et le Far West américain, époustouflant aussi bien par sa maîtrise du récit que par la profondeur des personnages et la puissance du style.
Bref, en toute logique, j’aurais dû être sur la réserve pour son livre suivant, parce qu’on ne peut s’empêcher d’attendre trop d’un auteur qui vous a autant secoué. Sauf que le gars a vraiment du talent, et une capacité à revenir là où on ne l’attend pas du tout. En l’occurrence, c’est même chez un autre éditeur (Ecorce, au lieu d’Albin Michel) que Varenne est réapparu. Un retour rapide, aussi inattendu que discret, qui constitue pourtant une nouvelle grande réussite.
Oublié le siècle des grands aventuriers, délaissés les territoires vastes et sauvages (quoique), le romancier français nous invite cette fois de nos jours, dans une petite ville française, perdue en pleine campagne, au milieu des forêts. Un environnement primordial, puisque l’exploitation des arbres constitue la dernière industrie capable de donner du travail dans ce coin paumé du pays. La ville de R. en vit largement, ainsi que de l’élevage. Pas étonnant, alors, que deux grandes familles rivales – les Courbier côté forêts, les Massenet côté troupeaux – s’en disputent l’hégémonie depuis des générations.
Rémi Parrot, lui, est garde-chasse. Défiguré par un accident lorsqu’il était enfant, il vit en solitaire sur la Terre Noire, seul bout de territoire rescapé de l’ancien domaine de ses parents que lui ont peu à peu arraché Courbier et Massenet. Alors qu’il organise une battue officielle aux sangliers impliquant une grande partie des hommes de la ville, la situation dégénère soudain. Une mort suspecte met le feu aux poudres, passant les secrets, les rancoeurs tenaces, les méfiances ancestrales et les jalousies au tamis impitoyable de la vérité…
Entre les mains d’un autre, Battues n’aurait pu être qu’un médiocre roman de terroir, matrice potable d’une saga de l’été sur France 3. Mais avec Varenne à la manœuvre, cette histoire (dont je suis loin d’avoir tout évoqué) prend des proportions dantesques, servie par son extraordinaire finesse psychologique et surtout son art de la construction romanesque. Car, s’il est difficile de résumer Battues sans en déflorer le mystère, c’est aussi parce qu’Antonin Varenne en a déconstruit l’intrigue avec une habileté phénoménale, la rendant du même coup encore plus passionnante et addictive.
Brisant la linéarité, il alterne des phases de récit classique, mais rapportées dans le désordre, avec des compte-rendus d’interrogatoire qui dévoilent peu à peu la personnalité et les zones d’ombre de certains personnages. Pour pimenter le tout, chaque chapitre est introduit par un titre le remettant dans un contexte vaste (par exemple, « Vingt ans après l’accident, douze heures après le premier mort »). Petit à petit, Varenne révèle ainsi la vaste trame d’un suspense courant sur plusieurs décennies, puzzle aussi délicat que diabolique dont il faut attendre de poser la dernière pièce pour saisir le tableau dans toute sa complexité. Et comme il est vraiment doué, jamais on ne se perd dans les méandres de son histoire.
Ajoutez à cela une analyse subtile des mentalités, la solidité de personnages qui semblent ne jamais avoir tout dit, et un portrait profond du cadre campagnard et forestier de l’intrigue (caractéristique centrale de la collection Territori des éditions Écorce, qui propose ainsi une sorte de « nature writing » à la française), et vous avez un polar brillant qui prouve, était-il besoin de le faire d’ailleurs, l’immensité du talent d’Antonin Varenne. Un auteur français à découvrir d’urgence et qui, comme ses héros, est sans doute loin d’avoir tout dévoilé de son art.
Battues, d’Antonin Varenne
Éditions Écorce, coll. Territori, 2015
ISBN 978-2-35887-106-8
277 p., 17,90€
Trackers Livre I : Glyphmaster, de Patrick Carman
Signé Bookfalo Kill
Enfermé dans un lieu top secret, Adam Henderson est soumis à un interrogatoire serré. Et le fait qu’il ait seulement une quinzaine d’années ne change rien à la détermination de l’inspecteur Ganz. Il faut dire qu’Adam est un petit génie de l’informatique et des technologies modernes. Inventeur de dizaines de gadgets et d’objets high tech, il est spécialisé dans la transformation de caméras, est capable de transformer n’importe quelle poubelle électronique en appareil dernier cri et surpuissant ; et surtout, c’est un traqueur : il peut se promener à peu près n’importe où sur la Toile, débusquer les voyous du Web…
Avec ses amis Finn, Emily et Lewis, il forme le gang des Trackers. Chacun a ses qualités propres, et la petite bande se distingue par ses prouesses en matière d’espionnage et d’analyse des données. A tel point qu’ils finissent par être repérés, et traqués à leur tour par un mystérieux et dangereux duo…
Patrick Carman est un auteur prolifique. Il écrit plusieurs livres par an, et lance de nombreux cycles, parmi lesquels l’excellent Skeleton’s Creek : quatre tomes d’une série à l’atmosphère horrifique, entre Stephen King et le Projet Blair Witch, et dont le récit avançait par une alternance de texte et de vidéos.
On retrouve le même principe narratif ici. L’essentiel du roman est constitué par l’interrogatoire d’Adam, une suite de questions et de réponses très dynamique, qui oblige à tourner les pages très vite pour découvrir la suite. De temps à autre, Adam s’interrompt pour donner livre un mot de passe. Celui-ci, utilisé sur le site adéquat (www.trackers-lelivre.fr), permet de débloquer des vidéos où l’on retrouve les héros de l’histoire en action. Rien de très nouveau ici par rapport à Skeleton’s Creek, sinon que les vidéos sont peut-être plus dynamiques (certaines de Skeleton… étaient à mourir d’ennui). En tout cas, le principe reste très sympathique.
A noter, pour les rétifs à l’interaction ou ceux qui n’auraient pas Internet sous la main au moment de la lecture : les vidéos sont décrites en appendice, ce qui permet d’avancer dans la lecture sans rien en perdre. Une idée maligne, qui manquait d’ailleurs à Skeleton’s Creek.
Il faut maintenant parler de l’histoire. Et là, ça se gâte un peu. Contrairement à Skeleton’s Creek, où l’intrigue tenait parfaitement la route en dépit de son caractère fantastique, le premier tome de Trackers s’avère décevant. Patrick Carman multiplie les effets d’annonce pour nous faire croire que ses héros sont en danger, mais assez vite, on comprend que le suspense est artificiel. Et les vidéos n’arrangent rien, montrant des « cascades » anodines, des scènes d’action un peu faiblardes, qu’un texte bien tourné aurait sûrement rendu plus spectaculaires dans l’imagination du lecteur.
Tant et si bien que les révélations finales tombent un peu à plat, par manque d’intensité et d’implication du lecteur… Dommage.
En matière d’espionnage et d’intrigues à base de technologies modernes, la littérature ado a fait déjà bien mieux (la série Cherub de Robert Muchamore, Little Brother de Cory Doctorow, la série de la Grande École du Mal et de la Ruse de Mark Walden…) Ce Glyphmaster reste une lecture sympa, notamment pour des lecteurs découvrant le procédé. Mais Patrick Carman devra faire mieux dans le prochain tome pour faire décoller Trackers et la transformer en une bonne série addictive.
A partir de 12 ans.
Trackers Livre I : Glyphmaster, de Patrick Carman
Éditions Bayard Jeunesse, 2012
ISBN 978-2-7470-3617-7
303 p., 14,90€