Ce genre de petites choses, de Claire Keegan


Éditions Sabine Wespieser, 2020
ISBN 9782848053721
120 p.
15 €
Small things like this
Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin
En cette fin d’année 1985 à New Ross, Bill Furlong, le marchand de bois et charbon, a fort à faire. Aujourd’hui à la tête de sa petite entreprise et père de famille, il a tracé seul sa route : élevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d’autres enfants nés sans père.
Trois jours avant Noël, alors qu’il livre le couvent voisin, il découvre dans la réserve une très jeune femme, qui y a vraisemblablement passé la nuit. Lui reviennent alors les rumeurs entendues au sujet de ces « femmes de mauvaise vie », que les sœurs recueillent et exploitent sans vergogne…
Que faut-il faire ? Ne rien dire, comme tout le monde, par crainte du pouvoir que possèdent les religieuses dans la région ? Ou bien écouter son cœur, et tenter d’agir, surtout en cette période de Noël où interroger sa conscience sur le sens de sa vie prend encore plus de relief ?
Je découvre (enfin) Claire Keegan avec ce nouveau roman, dont la brièveté rappelle qu’elle est aussi une nouvelliste très réputée. Étant amateur de nouvelles, il faudra vite que j’aille explorer cet aspect de son œuvre, car cette première lecture me donne envie d’en lire plus.
Habituée à condenser beaucoup d’éléments en peu de pages, l’auteure irlandaise perpétue ce talent précieux lorsqu’elle allonge quelque peu le récit pour le tirer vers le roman. En dépit de leur aspect dépouillé, les 120 pages de Ce genre de petites choses sont en effet pleines d’humanité, dans toute la complexité du terme.
Générosité, partage, égoïsme, aveuglement plus ou moins opportuniste, hypocrisie, cruauté, lâcheté, altruisme, reconnaissance : autant d’attitudes, de choix et de sentiments captés avec subtilité par la romancière, dans lesquels tout lecteur peut plus ou moins se reconnaître, ou auxquels il est nécessaire de se confronter.
Pour habiller ces réflexions essentielles, Claire Keegan choisit une forme proche du conte de Noël – un conte réaliste, sans gros bonhomme barbu en rouge ni rennes et lutins, mais avec le froid, la neige, les préparatifs rituels pour le réveillon, les heures passées en famille à la cuisine…
Il se dégage de ces pages une chaleur étonnante, alors même que la plupart des personnages s’avèrent rugueux – caractères bruts de la campagne irlandaise dans les années 80 -, et que le véritable sujet du roman est d’une violence innommable.
Entre les lignes, Claire Keegan évoque en effet le scandale des institutions religieuses, tenues d’une main de fer par des sœurs n’ayant de bonnes que l’expression consacrée, et dans lesquelles des jeunes femmes considérées comme immorales étaient enfermées et réduites en esclavage.
L’acteur et cinéaste Peter Mullan l’avait notamment fait connaître de tous grâce à son film, The Magdalane Sisters (2002). Claire Keegan choisit, pour sa part, d’aborder le sujet par la bande. Elle évite le choc frontal, préférant suggérer de quoi il est question au fil d’allusions subtiles, d’images entraperçues par le protagoniste et de rumeurs évoquées.
Suggérer ne voulant pas dire édulcorer, le propos reste d’une force et d’une douleur terribles. Mais la forme littéraire choisie par la romancière, ainsi que la lumière intérieure qui guide Bill Furlong, permettent d’en saisir la cruauté tout en y opposant espoir et possibilité de rédemption.
Un texte magnifique, où il y a beaucoup à apprendre, et qui confirme que la valeur n’est pas affaire de nombre de pages. L’une des lectures hautement recommandées de cette fin d’année, largement défendue et mise en avant par les libraires.
Le garçon incassable, de Florence Seyvos
Signé Bookfalo Kill
Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas commencer cette chronique par un résumé du roman. Essayer de le faire reviendrait à lui faire perdre de sa substance et de sa singularité, et ce serait franchement dommage, car ce Garçon incassable, petite merveille d’émotion subtile, mérite d’être perçu dans toute sa singulière lumière.
Le nouveau livre de Florence Seyvos (scénariste des films de Noémie Lvovsky, et notamment du dernier, le pétillant Camille redouble) s’ouvre à Los Angeles, alors que la narratrice suit les traces de Buster Keaton. Le destin et la personnalité extrêmement particulière du Mécano de la Général lui font penser à son demi-frère Henri, handicapé physique et mental, dont la fragilité devient une source d’apprentissage de la différence.
De ce point de départ, elle esquisse les portraits croisés de deux enfants atypiques, inadaptés au monde. Les récits se répondent et rebondissent l’un sur l’autre sans chercher à se croiser, même si, parfois, des échos troublants se font entendre – comme, par exemple, la fascination des deux personnages pour les trains.
J’ignore si ce roman est autobiographique, mais peu importe. Quoi qu’il en soit, Florence Seyvos parvient à donner à sa narratrice pourtant réservée une sincérité de tous les instants, qui nous rend ses deux anti-héros aussi attachants et bouleversants l’un que l’autre ; chacun à sa manière, le garçon incassable et le garçon fracassé, aussi perdus en apparence et pourtant plus vrais, plus forts, plus rayonnants que bien des gens.
Le diction affirme que le diable est dans les détails ; chez cette romancière rare, c’est plutôt le talent. Au fil des souvenirs qui s’esquissent, son art de la saynète brouille parfois la chronologie des deux récits pour mieux en saisir l’essentiel, pour traquer l’émotion au plus juste, toujours d’une manière délicate et mesurée, à l’image de son écriture qui jamais ne cherche à appuyer, à surligner. Florence Seyvos privilégie la simplicité apparente d’une langue discrète, sans esbroufe ni effets de manche, et c’est magnifique.
Bref, un vrai coup de cœur pour ce Garçon incassable d’une générosité irradiante, dont certaines scènes me suivront longtemps (le Titanic…), et qui me donne le sentiment précieux d’en sortir un peu plus riche. Ne passez pas à côté.
Le Garçon incassable, de Florence Seyvos
Éditions de l’Olivier, 2013
ISBN 978-2-87929-785-9
173 p., 16€