Les orages, de Sylvain Prudhomme

Éditions Gallimard, coll. l’Arbalète, 2021
ISBN 9782072928963
192 p.
18 €
Les orages du titre ne sont pas de tonnerre ni de pluie, ce sont les intempéries qui agitent le cours de nos vies. Et l’auteur de Par les routes les photographie avec une grâce infinie au fil des treize nouvelles qui composent le recueil, trouvant toujours un rayon de soleil pour rembarrer la grisaille, et des raisons de croire en demain.
Un père veille pendant quinze jours au chevet de son fils de cinq mois, qu’une fièvre tenace menace d’emporter. Durant cette longue attente, il fait une expérience inédite de l’intensité de la vie, de sa fragilité et de la force de l’espoir.
Quelque part en Afrique, une femme rêve du salon de coiffure que ses patientes économies vont bientôt lui permettre d’ouvrir. Mais un coup du sort vient ébrécher son grand rêve.
Un homme visite pour la dernière fois l’appartement où il a vécu durant des années, et réalise à quel point ces murs ont contribué à construire son existence.
Après avoir failli mourir trois mois plus tôt, une femme se rappelle à la force phénoménale du bonheur et de la vie, le temps d’une baignade nocturne clandestine dans la mer, tandis que ses enfants dorment en toute innocence dans la maison de vacances.
Le jour de ses quarante ans, un homme découvre sa future tombe au cimetière du Père-Lachaise, et apprend en lisant les dates inscrites dessus qu’il lui reste exactement quarante ans à vivre. Comment employer ce répit si certain, comment vivre en ayant à la fois conscience de disposer de tout ce temps et de le trouver si bref ?
Avec Les orages, Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Bouleversements parfois infimes, presque invisibles du dehors. Tourmentes après lesquelles reviennent le calme, le soleil, la lumière. (Présentation de l’éditeur)
Pas mieux.
Le tour de force de Prudhomme est de réussir à lier ses différentes histoires, et de donner le sentiment d’une grande cohérence entre elles, d’un univers partagé – qui est, tout simplement, celui de la vie de tous les jours.
Sylvain Prudhomme ne nomme presque jamais ses narrateurs ou les protagonistes. Réduits à « il » ou « elle », voire à l’initiale d’un prénom (« A. », toujours, pour la compagne du protagoniste masculin), ils donnent l’impression d’être à chaque fois le même personnage, tout en existant à part entière et singulière par l’expérience qu’ils affrontent dans chaque nouvelle.
En outre, ses personnages nous parlent parce qu’ils sont ordinaires. Leurs préoccupations et leurs soucis relèvent du quotidien : la maladie, le vieillissement, les problèmes de couple ou de famille, la vie en voisinage… Autant de sujets qui, en d’autres mains, pourraient virer tristes, sordides ou déprimants, mais qui chez Sylvain Prudhomme acquièrent une puissance singulière, une évidence lumineuse, une clarté émouvante.
Tout ce que l’écrivain en dit paraît étonnamment familier. Parce que ce sont des sujets que nous tous, lectrices et lecteurs, avons approché, côtoyé, vécu. Ce sont des moments qui ont façonné nos existences. Là où Prudhomme est brillant, c’est qu’il parvient à en extraire l’essentiel à chaque fois, à en tirer une vérité qui pourrait être la nôtre, sans avoir l’air d’y toucher.
Il y parvient par la grâce discrète de son style, dialogues intégrés au récit sans mise en forme (pas de tirets ni de guillemets) pour donner à l’ensemble du texte l’apparence de la plus évidente fluidité. Les mots visent juste sans effort, captent paysages et atmosphères à petites touches, plaçant décors et réflexions sur un pied d’égalité, aussi importants les uns que les autres.
Romancier sensible et singulier, Sylvain Prudhomme ajoute à ses talents celui de nouvelliste, qui est loin d’être donné à tous les écrivains. Très à l’aise en forme courte, il crée des petits mondes qui, en quelques pages, sont aussi vastes que les plus profonds territoires intimes. Tout simplement magnifique.
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger


Éditions du Rouergue, coll. la Brune, 2020
ISBN 9782812620744
208 p.
18 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Il y a longtemps de cela, bien avant d’être la femme libre qu’elle est devenue, Tanah se souvient avoir été l’enfant d’un roi, la fille du souverain déchu et exilé d’un éblouissant archipel, Loin-Confins, dans les immensités bleues de l’océan Frénétique.
Et comme tous ceux qui ont une île en eux, elle est capable de refaire le voyage vers l’année de ses neuf ans, lorsque tout bascula,
et d’y retrouver son père.
Il lui a transmis les semences du rêve mais c’est auprès de lui qu’elle a aussi appris la force destructrice des songes…
« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien. »
J’aurais aimé m’enthousiasmer pour ce roman. D’abord parce que j’apprécie Marie-Sabine Roger (même si je m’aperçois avec consternation que je n’ai jamais parlé d’elle ici), son humour, sa tendresse indéfectible pour le genre humain, son sens de la formule, ses excellentes idées, et sa capacité à enchanter le moindre sujet, surtout les plus tristes – la mort, par exemple (dans le réjouissant Trente-six chandelles). Il faut le faire, tout de même.
Ensuite parce que le sujet me plaisait beaucoup, et que je me régalais d’avance de ce que la romancière pourrait en faire. Trop, peut-être.
Un léger manque d’âme
Ma relative déception provient essentiellement de la forme du roman, de son écriture. J’ai souvent eu l’impression bizarre de lire ce que, au cinéma, on appelle un traitement, c’est-à-dire une version très détaillée de l’histoire qui va être racontée dans le film, livrée de manière factuelle et sans les dialogues.
Pour un scénario, objet non littéraire par excellence, cela se tient. Dans un roman, c’est plus embêtant. Loin-Confins consiste en une suite de chapitres, souvent courts, qui juxtaposent des scènes, des considérations, des réflexions sur la vie de Tanah, de ses parents et de ses frères. Il n’y a de suite logique que de loin en loin, pas véritablement de narration suivie, pas de récit qui avance d’un point A à un point Z.
Après tout, pourquoi pas ? J’ai néanmoins eu le sentiment, au bout d’un certain nombre de pages, que ma lecture devenait statique, comme si le livre tournait inlassablement sur lui-même sans trouver d’issue à son labyrinthe.
Plus gênant encore à mon goût, Marie-Sabine Roger use et abuse du futur de l’indicatif. De nombreux passages sont écrits en employant ce temps, projetant la petite Tanah – et le lecteur avec elle – vers son avenir d’adulte.
Je peux comprendre l’idée derrière la démarche, mais j’ai trouvé le résultat étrangement peu littéraire. On dirait une sorte de style journalistique au sens le plus péjoratif du terme (les mauvais journalistes abusent eux aussi de ces ballottements entre les temps, au mépris de la grammaire et de la logique induite par la conduite d’un récit), un style qui s’avère froid et distancié, repoussant le lecteur à distance du cœur battant de l’histoire.
Il en résulte une sorte de flottement un peu déconcertant, qui m’a laissé légèrement en marge du roman et de ses émotions tout au long de ma lecture. Pas de beaucoup, et pas tout le temps ; mais suffisamment pour m’empêcher d’être totalement happé par l’atmosphère du livre.
Et pourtant, du style
Il y a pourtant de beaux moments, quelques fulgurances de style salvatrices.
Marie-Sabine Roger s’amuse d’ailleurs de la langue, la nourrissant notamment d’un « créole fantaisiste » (p.76) qui confère une magie chantante aux lieux chantés par le père de la narratrice.
Ainsi nourrie de mots détournés, inventés, de mots-valises aussi, la géographie de Loin-Confins, empruntée aux codes de la fantasy, est un ravissement de tous les instants, lorsque la romancière nous y embarque toutes voiles dehors. Les images poétiques affluent, sensations et contrastes également, qui donnent de la couleur et de la vie au roman.
Ces passages sont d’autant plus flamboyants qu’ils s’opposent à la vie réelle des personnages, tout en grisaille, en tristesse et en oubli. Un aspect qui, peu à peu, prend le dessus, car Loin-Confins raconte surtout cela. L’abandon de vies à la dérive, épargnées d’espoir et de joie.
Du cœur, de l’imaginaire et de l’amour
Cela n’empêche pas Marie-Sabine Roger de rendre palpables les tourments de ses personnages, puis de les transfigurer, d’y projeter de la lumière, de tout adoucir par la force d’un imaginaire toujours vivace, d’espérer une consolation finale.
C’est une auteure douée d’une empathie rare, capable de tendresse pour tous ou presque. En tout cas, pour les déclassés, les décalés, les hors normes, ceux qui habitent le monde sans avoir envie d’être à l’étroit dans les pompes de Monsieur et Madame Tout-Le-Monde.
D’imaginaire il faut parler d’ailleurs, et d’imagination. Car, si Loin-Confins célèbre quelque chose, c’est bien cela : la force inépuisable des rêves et des inventions de l’esprit.
Ce roman est une ode à ces voyages impossibles, que la puissance des mots et la conviction du créateur rendent soudain possibles.
Ici l’imaginaire est un sauvetage, une branche à laquelle se raccrocher, elle empêche le malheureux de couler, et ceux qui l’aiment avec lui.
Loin-Confins est, enfin, un beau roman sur l’amour pouvant unir une fille à son père. Là encore, on trouve de très belles pages, justes et sensibles, qui rendent compte du merveilleux rapport noué entre Tanah et son incroyable souverain paternel.
Oh, des regrets…
À écrire tout ceci, je réalise encore plus la richesse du roman. Et regrette d’autant que tous ces ingrédients, si justes lorsqu’ils sont examinés séparément les uns des autres, peinent à fonctionner ensemble, pas assez liés à mon goût par l’écriture de Marie-Sabine Roger.
Lecture appréciée tout de même, mais qui me laisse un peu perdu en pleine mer, trop loin des rivages enchanteurs du Loin-Confins rêvé par la romancière.
Pietra Viva, de Léonor de Récondo
Signé Bookfalo Kill
En 1505, le pape Jules II commande au sculpteur Michelangelo Buonarroti le tombeau fastueux qui accueillera sa dépouille après sa mort. L’artiste de trente ans, déjà réputé pour une sublime pietà et pour une statue gigantesque de David érigée à Florence, saisit l’occasion de fuir Rome, où la mort d’un jeune moine dont il était épris l’a plongé dans le deuil. Il s’installe durant quelques mois à Carrare, célèbre pour ses carrières de marbre blanc de la plus belle qualité qui soit.
Dans ce village reculé, entouré des carriers fiers et respectueux, encouragé par l’amitié bizarre de Cavallino, l’homme qui se prend pour un cheval, bousculé par l’affection spontanée du petit Michele, le sculpteur n’a d’autre choix que de se confronter enfin aux démons de son enfance orpheline, de ses passions brûlantes, de son caractère ombrageux mais aussi à son art…
Pietra Viva, c’est l’histoire d’un homme solitaire, taciturne, « souvent perdu au milieu des autres » (p.141), confit dans un ancien malheur, et qui va apprendre à s’ouvrir aux autres comme à lui-même. Ce pourrait être une histoire anodine si ce n’était celle de Michel-Ange.
Léonor de Récondo s’empare de la figure de l’un des plus célèbres artistes au monde avec une liberté totale, loin de vouloir faire de son livre un roman historique figé et codifié. D’ailleurs, hormis l’évocation de l’époque à travers certains détails (une conception archaïque de l’hygiène, des références aux personnalités de l’époque telles Laurent de Médicis ou Savonarole), Pietra Viva recherche moins la véracité historique que celle, poétique, des hommes et des âmes.
Car c’est là que le roman s’avère magnifique. Épousant celui de l’artiste, le style épuré de Léonor de Récondo va à l’essentiel de la phrase et des sentiments. En quelques mots simples mais toujours judicieusement choisis, elle interroge le mystère du génie artistique, plonge au cœur de la mémoire, sonde l’obscurité des souffrances du passé. Elle livre également une belle expérience du deuil sans plomber son texte de chagrin, lui renvoyant comme un miroir apaisant un éloge de l’enfance et de la folie douce qui parfois sont les mêmes.
Pietra Viva est aussi un hymne à la nature ; puis un réveil de tous les sens, au fil d’un poème qui, en se dévoilant strophe par strophe au fil des chapitres, scande le réveil des souvenirs de Michel-Ange et son retour à la vie : c’est l’une des très belles idées formelles du roman.
Délicat et d’une grande sensibilité, Pietra Viva est tout ce que j’ai dit, et reste pourtant une lecture fluide, légère, lumineuse, susceptible de toucher le plus grand nombre par sa grâce et son évidence. Il suffit d’avoir un cœur pour en faire, comme moi, un coup de cœur.
Pietra Viva, de Léonor de Récondo
Éditions Sabine Wespieser, 2013
ISBN 978-2-84805-152-9
228 p., 20€