Quand le Diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry
Signé Bookfalo Kill
Sophie Divry est un cas d’école. Mais si, vous savez, ce genre d’auteurs dont on perçoit le talent brut, capable de fulgurances sidérantes qui vous clouent au fauteuil tant elles entrent en résonance avec certains de vos sentiments les plus intimes – mais qui, par paresse, par manque de travail, noient ces moments merveilleux dans un océan de nonchalance.
Son nouveau roman, Quand le Diable sortit de la salle de bain, est un exemple implacable de ce constat. Au premier degré, c’est-à-dire dans la majeure partie du livre, c’est une comédie rigolote, narrant le quotidien étriquée de Sophie (tiens), jeune romancière lyonnaise (tiens tiens) qui tire le diable par la queue (parfois littéralement, donc, comme le titre le suggère) depuis qu’elle a quitté le monde du travail par la petite porte du licenciement qui fait mal. Elle fait l’expérience de la faim, compte le moindre centime – surtout quand elle n’en a plus un seul -, se perd dans les méandres de processus administratifs abscons pour tenter de récolter quelques maigres aides, élabore des combines minables et entame une carrière de serveuse maladroite.
Surgissant dans le récit sans invitation, les voix de sa mère et de son meilleur Hector, obsédé sexuel notoire, parasitent souvent ses efforts de normalité, l’aidant parfois aussi, un peu, à affronter la folie du quotidien…
Dans ce roman « improvisé et interruptif », selon les termes de Sophie Divry elle-même qui suit avant tout le fil de sa fantaisie, il y a de bons moments, pas mal d’humour, mais aussi d’atroces facilités et quelques dérapages crus ou vulgaires vraiment pas indispensables. Sans vouloir paraître exagérément prude, les trois pages d’ébats sexuels frénétiques de l’ami Hector, rapportés avec un luxe de détails équivalant à nombre de gros plans explicites dans une production Marc Dorcel, sont aussi balourdes que gratuites. (Pour tout dire, ce passage m’a amusé, mais ça ne plaira vraiment pas à tout le monde.)
Et puis, il y a ces fulgurances que j’évoquais en début d’article, ces uppercuts jaillis de nulle part qui vous sonnent d’autant plus que vous ne les avez pas vu venir. On en déniche quelques-unes dans ce roman, dont deux extraordinaires à la fin des deux premières parties, qui vous laissent K.O. pour le compte.
Comme un extrait parle mieux qu’un long discours, je vous laisse en guise de conclusion avec ce passage de la fin de la première partie, lorsque la narratrice raconte la première fois qu’elle a vu pleurer son père, alors qu’elle avait neuf ou dix ans :
« Une larme se détacha de la joue de mon père et tomba sur le sol. Alors un vent terrible se leva. Dans un souffle long comme le destin, il emporta le toit du château, il emporta les tilleuls, il emporta les farfadets et les soirées crêpes ; les boiseries se fendirent, les cheminées disparurent, les miroirs s’effacèrent, les chevaux s’échappèrent du pré, les chênes et les pins chutèrent avec fracas ; la terre trembla plus fort, mes frères grandirent ; disparurent les chasses au trésor, les petites souris de la dent de lait, les pics éveiches et les choucas (…)
Quand la terre eut fini d’absorber la larme de mon père, les barrières du parc qui ceignaient mon enfance s’étaient effondrées. Ne restait qu’une terrasse où mangeait une famille. Je ne vivais pas dans un vaste domaine aux greniers magiques, j’étais une enfant de classe bourgeoise dans une périphérie rurale d’un vieux pays industriel. « C’est normal », avait dit ma mère. J’étais une enfant normale dans une école normale, j’avais des notes normales que je ramenais à des parents normaux qui signaient normalement mon carnet normal (…) Quelques années plus tard, mon père tomba malade et mourut. Le tabac. La fatigue. C’est normal. »
Quand le Diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry
Éditions Notabilia, 2015
ISBN 978-2-88250-384-8
310 p., 18€