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Défaite des maîtres et possesseurs, de Vincent Message

Signé Bookfalo Kill

Au début, on n’y voit que du feu. C’est notre monde. Nos villes, nos rues polluées. Notre manière d’interagir. Et pourtant, quelque chose gêne. Une vague approximation, une distance inhabituelle, une froideur qui laisse penser que nous entrons dans un futur, proche certes, mais hors de notre portée actuelle. On tarde à comprendre.
Le narrateur s’appelle Malo Cleys. Un soir qu’il rentre chez lui, il découvre qu’Iris, la femme avec qui il vit, a disparu. Il panique, s’inquiète. A raison. Peu après, il apprend qu’Iris a eu un accident. Elle marchait au bord d’une route et a sûrement été renversée. Elle est gravement blessée, la moitié d’une de ses jambes est perdue. Il faut opérer, tenter une greffe. Mais Malo tarde à agir. Iris vit avec lui en toute clandestinité. Il la traite en humaine de compagnie, alors qu’il l’a arrachée illégalement à un élevage (où certains humains sont conditionnés avant d’être abattus pour être mangés), ce qui est interdit.
Malo, qui est de la race des nouveaux maîtres et possesseurs de la Terre, risque gros. Mais son amour pour Iris est plus fort que tout, et il est prêt à prendre les risques nécessaires pour la sauver…

Message - Défaite des maîtres et possesseursContrairement à ce que vous pourriez imaginer, Défaite des maîtres et possesseurs n’est pas un traité anarchiste, et encore moins un roman de science-fiction. Il emprunte légèrement au genre, bien sûr, pour fournir une structure implicite à l’intrigue – l’emprunt majeur étant celui d’une population venue d’ailleurs pour coloniser notre planète afin d’y survivre. Mais si Vincent Message évite avec soin le terme d’extra-terrestre, qui n’est mentionné qu’une fois pour mieux réduire sa pertinence à néant, ce n’est pas par hasard. D’ailleurs, on oublie très vite ce dispositif, car pour le reste, le romancier s’attache à décrire un monde aussi réaliste et proche du nôtre que possible.

Pourquoi, dès lors, faire ce choix pseudo dystopique ? Pour élever notre point de vue. De la sorte, c’est toute notre manière de vivre que Vincent Message passe au crible. Et il ne laisse rien au hasard. Écologie, pollution, cruauté envers les animaux, déconsidération de l’individu au fur et à mesure de son vieillissement, rituels sociaux : en faisant de l’humanité une espèce dominée que les colons traiteraient comme des bêtes, il nous confronte à nos dérives, à notre aveuglement, à notre propre bestialité d’autant moins acceptable que nous sommes supposément des êtres doués de raison.
On oublie très vite la nature « extra-terrestre » du narrateur pour comprendre que les maîtres et possesseurs du titre, c’est nous. Et que chaque jour qui passe signifie davantage notre défaite.

L’idée narrative de Message est très simple, d’aucuns diraient simpliste. C’est justement ce qui la rend redoutablement efficace. Certains passages sont insoutenables (la description du fonctionnement des abattoirs où sont tués les hommes élevés pour être mangés…), l’ensemble du récit met terriblement mal à l’aise. Assez pour que nous changions d’attitude ? Ne rêvons pas, un roman ne peut pas changer le monde. Mais s’il contribue à nous réfléchir, à nous sortir de notre zone de confort, c’est déjà ça. Défaite des maîtres et possesseurs est de ces livres.
Maintenant, à vous de voir.

Défaite des maîtres et possesseurs, de Vincent Message
Éditions du Seuil, 2016
ISBN 978-2-02-130014-7
297 p., 18€

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A première vue : la rentrée Gallimard 2015

Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.

Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !

Kaddour - Les prépondérantsY’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.

Garcia - 7SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.

Sansal - 2084GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…

Martinez - La Terre qui pencheCHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.

Ferrier - Mémoires d'outre-merPAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.

Causse - Le BercailGRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.

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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.

Roy-Bhattacharya - Une Antigone à KandaharSOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.

Pessl - Intérieur nuitSCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.

Stefansson - D'ailleurs les poissons n'ont pas de piedsVOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.

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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.

Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.

Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.

Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.

Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.

Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…

Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.

Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…

Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.

Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.

Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…

Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.


Prime Time, de Jay Martel

Signé Bookfalo Kill

Perry Bunt est un scénariste moyen – enfin, médiocre… Bon, disons raté et n’en parlons plus. En dépit d’une brève période où Hollywood en a fait l’une de ses coqueluches éphémères, aucun de ses écrits n’a jamais été porté à l’écran, et pour cause. Célibataire, désargenté, il approche de la quarantaine le crâne dégarni et les bourrelets en formation accélérée ; il survit en tentant d’enseigner l’art subtil du scénario à des jeunes gens persuadés de leur génie.
Sauf qu’il y a Amanda. Amanda, belle – enfin, radieuse… Bon, disons à tomber par terre, et ajoutons modeste, délicieuse, attentive, et tant d’autres qualités qu’elle semble à peine humaine. D’ailleurs elle ne l’est pas. Du moins pas tout à fait. Raide amoureux au point de se laisser aller à faire n’importe quoi, Perry découvre à son contact que la Terre, avec son ramassis d’abrutis essentiellement préoccupés de se mettre sur la figure, de forniquer, de polluer l’environnement et autres joyeusetés criminelles, est en réalité un spectacle de télé-réalité parmi les plus prisés de toutes les galaxies – car, oui, comme Amanda, des milliards d’extra-terrestres se gavent chaque jour du spectacle de notre bêtise, retransmis sur des centaines de chaînes intergalactiques…

Martel - Prime Time…et tout ça, ce n’est que le début de cette nouvelle escapade au-delà des frontières du réel qui porte la marque de fabrique des éditions Super 8. Vous l’aurez compris, comme pour Le Monde caché d’Axton House, esprits sérieux et cartésiens, abstenez-vous ! Dans Prime Time, son premier roman, l’Américain Jay Martel donne libre cours à son imagination la plus débridée – et pour une fois, les glorieuses références plaquées sur la quatrième de couverture sont judicieuses : nous sommes bien ici à la croisée entre un Truman Show interplanétaire et le délirant Guide du voyageur galactique de Douglas Adams. En gros, c’est n’importe quoi, mais du n’importe quoi totalement maîtrisé.

Je m’attendais peut-être à un livre plus drôle, étant donné le sujet ; si Prime Time est amusant, il n’est pas non plus à se rouler par terre, en raison notamment de quelques petites longueurs. Certains passages néanmoins sont vraiment réjouissants (le prophète Monpote, c’est quelque chose !), et surtout, Jay Martel compense par des réflexions d’une acuité féroce sur le monde du spectacle, la télévision, le fameux « show must go on », mais aussi la religion et la crédulité, l’absurdité générale de notre comportement…

Bref, le romancier, joyeusement décomplexé, tape sur tout ce qui bouge, et c’est le plaisir majeur de ce roman distrayant et hors normes !

Prime Time, de Jay Martel
Traduit de l’américain par Paul Simon Bouffartigue

Éditions Super 8, 2015

ISBN 978-2-37056-022-3

473 p., 19€