COUP DE CŒUR : Sidérations, de Richard Powers

Éditions Actes Sud, 2021
ISBN 9782330153182
397 p.
23 €
Bewilderment
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin
Depuis la mort de sa femme, Theo Byrne, astrobiologiste de profession, élève seul Robin, leur enfant de neuf ans. Attachant et sensible, le jeune garçon se passionne pour les animaux qu’il peut dessiner des heures durant. Mais il est aussi sujet à des crises de rage qui laissent son père démuni. Pour l’apaiser, ce dernier l’emmène camper dans la nature ou visiter le cosmos. Chaque soir, père et fils explorent ensemble une exoplanète et tentent de percer le mystère de l’origine de la vie.
Le retour à la “réalité” est souvent brutal. Quand Robin est exclu de l’école à la suite d’une nouvelle crise, son père est mis en demeure de le faire soigner.
Au mal-être et à la singularité de l’enfant, les médecins ne répondent que par la médication. Refusant cette option, Theo se tourne vers un neurologue conduisant une thérapie expérimentale digne d’un roman de science-fiction. Par le biais de l’intelligence artificielle, Robin va s’entraîner à développer son empathie et à contrôler ses émotions…
Cela fait un mois environ que Sidérations a fait son apparition sur les tables des librairies, un mois donc que, sur le terrain, je profite de toute opportunité pour en dire le plus grand bien à tous les clients qui veulent m’écouter. Pour autant, je peine toujours à trouver ici les mots justes pour dire à quel point ce roman m’a enchanté, impressionné, ébloui, et bouleversé. Plus facile à l’oral qu’à l’écrit, surtout quand c’est le cœur qui parle avant tout – même si la tête a elle aussi été flattée.
Car Sidérations est un roman de Richard Powers. En tant que tel, c’est donc un livre profondément intelligent. Nourri ici d’éclairages scientifiques, astronomiques, biologiques ou neurologiques de haute volée, que l’écrivain américain rend abordables sans pour autant les édulcorer ou les vulgariser. Les voyages à travers l’univers, dans les forêts ou parmi la faune que le récit proposent sont autant nourris de recherches poussées qu’enrichissants pour le lecteur.
Sans parler des nombreuses autres réflexions qui émaillent le texte, notamment dans la sphère politique – le roman développant à l’arrière-plan une sorte de vision halloweenesque d’États-Unis qui seraient dirigés par un simili-Trump assumant jusqu’au bout, au mépris des lois et des principes démocratiques les plus élémentaires, ses tendances autoritaires et ses dérives liberticides.
Le désordre, c’est ce qui crée l’intelligence ?
Je dis oui. La crise, le changement, le chaos.
Sa voix se fit triste et visionnaire. Alors on ne trouvera personne de plus doué que nous.
Sidérations donne donc à penser, à réfléchir. Mais ce n’est pas là sa principale ligne de force. La grande beauté de ce roman, c’est la force indissoluble qui lie Theo et Robin, le père et le fils. Et la manière dont le romancier met l’expression de cet attachement au service de son histoire, et réciproquement, dans une valse étroite qui enchante et bouleverse. Et la manière, encore, dont il sublime en creux l’âge d’enfance, si merveilleusement incarné ici par Robin.
Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers l’immensité. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites. Toutes deux sont rappelées à la modestie d’un mois à l’autre. Toutes deux fonctionnent sur l’ignorance. Toutes deux butent sur l’énigme du temps. Toutes deux repartent sans cesse de zéro.
Cet amour inégalable, Richard Powers trouve sans cesse les mots qu’il faut pour le mettre en lumière, pour le magnifier, faisant preuve ici d’une sensibilité qu’on ne lui connaissait pas forcément, et qui fait battre fort le cœur – de plus en plus fort au fur et à mesure que le roman avance, que les sentiments s’amplifient, et que s’y ajoute le fantôme bienveillant d’Aly, épouse et mère, indissociable du duo à qui elle donne des raisons d’y croire par le seul souvenir de son amour pour eux.
Qu’est-ce que le chagrin ? C’est le monde dépouillé de l’objet qu’on admire.
Vous savez à quel moment je me suis rendu compte que Sidérations allait me marquer pour longtemps ? C’est quand je me suis rendu compte que les personnages continuaient à me poursuivre et à vivre à mes côtés, alors même que j’avais dû refermer le livre pour rejoindre la vie réelle.
Pour moi, ce genre de détail (qui n’en est pas un) est le signe que le roman dépasse la sphère artistique pour entrer dans celle de l’intime, touchant à des sentiments si profonds et si personnels qu’ils transforment tout à coup la littérature en quelque chose de supérieur, d’intangible – quelque chose de magique.
Voici donc pour mon plus gros coup de cœur de cette rentrée littéraire 2021 – et comme souvent quand un livre m’emporte aussi fort et aussi loin, je préfère vous quitter sur les mots de l’auteur plutôt que sur les miens, si éloignés de la puissante reconnaissance que je voue à ce miracle si fabuleusement renouvelé de la littérature.
La Terre abritait deux sortes de gens : ceux qui étaient capables de faire les calculs et de croire la science, et ceux qui préféraient leurs propres vérités. Mais dans le quotidien de nos cœurs, quelle que soit notre éducation, nous vivions tous comme si demain devait être le clone d’aujourd’hui.
Dis-moi ce que tu crois, Papa. Parce que c’est ça que je devrais apprendre. (…)
Je m’étais trompé d’école. Il avait plus appris en un été, par lui-même, qu’en une année passée en classe. Il avait découvert, par lui-même, ce que l’éducation officielle s’efforçait de nier : la vie attendait quelque chose de nous. Et le temps était compté.
Tableau noir, de Michèle Lesbre

Éditions Sabine Wespieser, 2020
ISBN 9782848053592
96 p.
14 €
Avant d’être l’écrivaine que l’on connaît bien aujourd’hui, Michèle Lesbre a été enseignante, puis directrice, en école primaire. C’est de cette expérience dont elle nourrit ce bref texte au titre évocateur, sans pour autant verser dans l’exercice d’autobiographie fastidieuse.
Si elle survole sa carrière, c’est surtout pour y puiser des sensations, des traces de ce qu’elle fut alors et qui nourrissent la femme qu’elle est devenue.
Elle procède par petites touches, presque impressionniste, sans s’attarder. Évoque des élèves, des collègues, les bâtiments aussi, qui ont leur importance dans la manière de mettre en place l’exercice de l’apprentissage. Elle donne le sentiment de cueillir, avec beaucoup de délicatesse, de brefs moments dont les échos se répercutent encore aujourd’hui. Certains sont heureux, d’autres cruels. Ils sont à l’image du métier d’enseignant, traversé d’émotions fortes et d’un sens des responsabilités fondamental.
« Écrire sur l’école, c’est retrouver en désordre des moments, des doutes, et ce perpétuel sentiment d’être au plus près de l’essentiel, parce que l’exercice de ce métier continue de construire nos vies, tout en portant celles qui nous sont confiées. »
Tableau noir est aussi, et sans doute avant tout, un livre politique. Michèle Lesbre y fait état de son propre engagement, tout au long de sa carrière – relatant ainsi différentes tentatives de récupération politique qu’elle s’est fait un plaisir de désamorcer (une scène avec Jacques Chirac, alors maire de Paris, entre les pattes duquel Michèle Lesbre et ses collègues balancent sans prévenir les députés de l’arrondissement, Lionel Jospin et Daniel Vaillant, ne manque pas de sel).
Elle y réfléchit aussi sans concession sur l’évolution du statut de l’école dans la société, et dans la vision politique. L’Éducation Nationale en prend pour son grade à chaque coin de page, notamment l’actuel ministre, le délicieux Blanquer, qui récolte logiquement ce qu’il sème en ce moment.
« Des ministres de l’Éducation nationale, il y en a eu dix-huit tout au long de ma carrière, de Lucien Paye à François Bayrou, sans parler de la foule des secrétaires qui gravitent autour. Une ou deux femmes seulement parmi les secrétaires, aucune parmi les ministres jusqu’à aujourd’hui. Chaque ministre, ou presque, élabore une réforme à laquelle il donne son nom et qui est transmise par les différents auxiliaires dont c’est la mission. De quoi donner le mal de mer aux véritables acteurs de l’enseignement, les maîtres et les professeurs. Quelle expérience légitime ont la plupart de ces ministres, alors que celle des maîtres, femmes et hommes, qui chaque jour font vivre une classe, n’est jamais sollicitée. »
Il serait facile de taxer Michèle Lesbre de nostalgie conservatrice, d’en faire une chantre du « c’était mieux avant ». Sans doute, Tableau noir exprime de véritables regrets sur les mutations de l’école. Mais on peut se dire que ce jugement sans appel est le fruit d’une longue expérience personnelle, débutée dans les années 60 et achevée à la fin des années 90.
Et, quand on s’intéresse un tant soit peu à ce qui se passe depuis des années dans les milieux éducatifs, il est tout de même difficile de lui donner tort. (J’en crois, pour ma part, les nombreux témoignages de mes proches ou d’amis eux-mêmes enseignants, dont la vocation est souvent mise à rude épreuve, notamment par une hiérarchie de plus en plus éloignée du terrain.)
Livre à part dans la bibliographie de Michèle Lesbre, et en même temps à l’image de ce que ses romans racontent en creux de leur auteure, Tableau noir n’est pas seulement destiné aux enseignants. Texte littéraire, où s’exprime toute la délicatesse littéraire de la romancière, il peut toucher tous ceux qui pensent que donner les meilleures chances aux enfants est la clef de l’avenir du monde.
L’Expérience, de Christophe Bataille
Signé Bookfalo Kill
Avril 1961, la France mène des essais nucléaires aériens. Quelques hommes sont envoyés dans une tranchée creusée à trois kilomètres du point d’impact, avec pour mission de mesurer les effets de l’explosion sur les êtres vivants. Pour tout équipement, ils ont des combinaisons dont l’épaisseur est dérisoire, et un compteur Geiger.
En toute connaissance de cause, ces hommes sont des cobayes, et leur affectation, une mission suicide. Leur chef est un jeune militaire mis aux arrêts et considéré comme rebelle parce qu’il est tombé durant un défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées. Pour effacer sa faute, il accepte de conduire l’opération. Des années plus tard, il relate dans un cahier ce qu’il n’a le droit de raconter à personne…
Présenté de cette manière, ça fait plutôt envie, non ? On en espère une charge, une colère, une dénonciation. Hélas, rien de tout cela. Le roman de Christophe Bataille n’est finalement qu’un ersatz de cette histoire. En dépit de sa brièveté, L’Expérience est truffée de grandes phrases et de réflexions désordonnées qui m’ont rapidement égaré et fait perdre tout intérêt pour ce texte.
Bataille cherche à raconter l’indicible, et en un sens, il y parvient plutôt bien puisqu’au bout du compte, il ne raconte pas grand-chose. Le récit de la mission s’égare dans les méandres de pensées confuses, où surnage parfois une idée intéressante – par exemple, le fait que le narrateur reste fasciné, presque au sens amoureux du terme, par le spectacle dont il a été témoin et acteur, au point de ne pas regretter d’y avoir participé. (Enfin je crois.)
Finalement, c’est lorsqu’il reconnaît lui-même « fuir la fiction » (p.73) et tisse un parallèle sous-jacent entre l’essai nucléaire et l’essai littéraire – « C’est donc à peine un cahier : disons un essai. Une expérience. » (p.61) – que Christophe Bataille semble toucher au plus juste de l’exercice. Dans les deux cas, la tentative aboutit à des tâtonnements pouvant s’avérer vains, voire destructeurs.
En ce qui me concerne, il aura détruit une bonne demi-heure de mon temps libre et je le regrette un peu.
L’Expérience, de Christophe Bataille
Éditions Grasset, 2015
ISBN 978-2-246-81164-0
82 p., 12€