À première vue : la rentrée Seuil 2020

Intérêt global :
Avec onze titres au programme, les éditions du Seuil font presque jeu égal avec Gallimard en terme de quantité. Pour ce qui est de la qualité, il faudra lire, bien sûr. Cependant, à première vue, le schéma est en dents de scie. Il y aura des trucs dont on va causer, d’autres qui peuvent valoir le coup, et des bricoles sans lesquelles on vivrait tout aussi bien.
Une vraie rentrée littéraire de grosse maison, décidée à continuer comme si de rien n’était.
VIOLENCES DE L’HUMAIN
Personne ne sort les fusils, de Sandra Lucbert
On devrait parler de ce livre. Il faudrait qu’on en parle. De mai à juillet 2019, Sandra Lucbert a couvert le procès France Télécom, dont sept dirigeants ont été envoyés devant le tribunal pour des faits de maltraitance, de harcèlement moral, ayant entraîné le suicide de plusieurs employés. Les débats ont permis de faire étalage de l’arrogance sans limite de Didier Lombard et de ses acolytes, de leur cynisme assumé, celui de gens parfaitement conscients qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre de la justice, parce que la justice parle la même langue qu’eux. Que peut-on attendre d’un homme qui affirme à la barre, sans trembler : « Finalement, cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » ?
En 156 pages, Sandra Lucbert ramasse toute la colère légitime que l’on peut (que l’on doit) éprouver à l’encontre de cette barbarie moderne qu’est l’exercice du capitalisme débridé. C’est en écrivain, et non en journaliste, qu’elle empoigne les mots comme des fusils pour tirer en rafale sur l’effroyable machinerie du libéralisme et de la logique économique, négation absolue de l’humain.
Un crime sans importance, d’Irène Frain
Le mur du silence, Irène Frain s’y heurte sans trêve depuis l’assassinat d’une vieille dame, tuée dans sa maison au fond d’une impasse, en banlieue parisienne, dont on peine à connaître les motivations et encore plus l’auteur. Cette vieille dame, c’était sa sœur. Et le mur, c’est celui de la police, de la justice, qui traitent l’affaire comme un dossier, au mépris de l’humain. C’est aussi le silence de la famille, contre lequel la romancière s’élève dans ce récit-enquête.
Des jours sauvages, de Xabi Molia
Les hasards de l’actualité percutent parfois la littérature… Quand on connaît le temps nécessaire à la maturation et à l’écriture d’un roman, on ne pourra pas soupçonner Xabi Molia d’opportunisme avec son nouveau roman, pourtant étrangement en phase avec ce que nous vivons depuis le début de l’année. Il imagine, en effet, qu’une grippe foudroyante ravage l’Europe. Pour fuir l’épidémie, une centaine de personnes embarque à bord d’un ferry, mais une tempête fait naufrager le navire sur une île inconnue. Vient alors le temps des choix. Certains veulent repartir, d’autres profiter de l’aubaine pour construire une société nouvelle sur l’île et en garder jalousement le secret… Un dilemme digne de Sa Majesté des mouches, sauf que les enfants ont grandi.
LA VOIX DES FEMMES
Les lionnes, de Lucy Ellmann
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro)
C’est une femme, mère au foyer, seule dans sa cuisine. Elle pense aux tâches ménagères qui l’attendent, mais aussi à la folie de la politique qui a conduit un Trump à la présidence du pays, aux fusillades dans les lycées qui deviennent routine, au patriarcat, à la précarité causée par des logiques économiques effarantes, à la maladie… Tous les sujets y passent, ratissant large le monde tel qu’il va, du plus intime au plus large.
Le tout en une seule phrase longue de 1152 pages.
Le bazar est traduit par Claro, qui ne sort plus de sa retraite de traducteur que pour des projets hors norme. Le précédent, c’était Jérusalem, d’Alan Moore. Ça vous donne une idée du livre de Lucy Ellmann, finaliste du Booker Prize et, évidemment, phénomène littéraire chez nos amis anglo-saxons.
Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume
Rompre à quarante-six ans et entreprendre de refaire sa vie est, pour une femme (beaucoup plus que pour un homme), un parcours du combattant. C’est ce que découvre Adélaïde, l’héroïne du nouveau roman de Chloé Delaume, dont le regard féministe est plus acéré que jamais, en y mêlant l’humour nécessaire pour garder de la hauteur sur le sujet.
Dans les yeux du ciel, de Rachid Benzine
C’est le temps des révolutions. Une femme interpelle le monde. Elle incarne le corps du monde arabe. En elle sont inscrits tous les combats, toutes les mémoires douloureuses, toutes les espérances, toutes les avancées et tous les reculs des sociétés. Plongée lumineuse dans l’univers d’une prostituée qui se raconte, récit d’une femme emportée par les tourments de la grande Histoire, Dans les yeux du ciel pose une question fondamentale : toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Et qu’est-ce finalement qu’une révolution réussie ? (résumé de l’éditeur)
EN VRAC (faute d’inspiration…)
Un promeneur solitaire dans la foule, d’Antonio Muñoz Molina
(Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon)
Grand romancier espagnol, l’auteur se fait cette fois observateur des petites scènes du quotidien, ces détails infimes qui font le monde tel qu’il est. À Paris, New York, Madrid ou Lisbonne, il arpente les rues armé d’un crayon, d’un carnet, d’un enregistreur et d’une paire de ciseaux, et collecte au hasard bruits volés, bouts de papier, affiches…
Un projet original, par un très écrivain espagnol, dont la finesse d’analyse et d’observation pourrait s’épanouir dans cet exercice singulier.
Saturne, de Sarah Chiche
La narratrice reconstitue le portrait d’un père mort si jeune, à 34 ans, qu’elle n’en garde aucun souvenir. En rencontrant une femme qui l’a connu enfant, en Algérie, elle tire un fil noueux qui découvre un homme amoureux des étoiles, exilé d’Algérie au moment de l’indépendance, contribuant à rebâtir l’empire médical que sa famille de médecins avait édifié de l’autre côté de la Méditerranée, puis cédant à une passion furieuse qui va tout faire voler en éclats…
Des kilomètres à la ronde, de Vinca Van Eecke
Dans un village perdu de la campagne française, rencontre à 14 ans entre des gamins qui grandissent là tant bien que mal, et une fille qui vient juste y passer ses vacances. Elle, « la bourge », eux, « les autres ». Vient le premier amour, les amitiés brûlantes de l’adolescence, et les tragédies qui les accompagnent inévitablement.
(Voilà voilà.)
La Capture, de Mary Costello
(Traduit de l’anglais (Irlande) par Madeleine Nasalik)
Un professeur de lettres spécialiste de Joyce (forcément, il est irlandais) n’arrive pas à écrire le livre dont il rêve sur son mentor littéraire. Et en plus, il est malheureux en amour. Réfugié au fin fond de la campagne (mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec la campagne ?!?), il a un coup de foudre pour sa voisine. Hélas, lorsqu’il la présente à sa tatie, celle-ci se fâche tout rouge et lui interdit de la revoir. Ah, tiens, il y a anguille sous roche.
Je suis le fils de Beethoven, de Stéphane Malandrin
Confession épique d’un vieil homme enfermé dans sa bibliothèque, d’où il entend révéler qu’il est le fils caché d’un Ludwig qu’on a toujours cru mort sans descendance. Une fantaisie littéraire, hymne à la joie héroïque et pastoral.
(Oui, bon, on fait ce qu’on peut.)
BILAN
Lecture probable :
Personne ne sort les fusils, de Sandra Lucbert
Lecture hypothétique :
Des jours sauvages, de Xabi Molia
Un promeneur solitaire dans la foule, d’Antonio Muñoz Molina
27 juillet 2020 | Catégories: A première vue | Tags: A première vue, adolescence, adolescent, adolescente, ados, Algérie, amitié, amour, Antonio Munoz Molina, assassinat, épidémie, été, île, banlieue, Beethoven, campagne, Cannibales Lecteurs, capitalisme, capture, carnet, Chloé Delaume, ciel, ciseaux, Claro, coeur, crayon, crime, dans les yeux du ciel, des jours sauvages, des kilomètres à la ronde, Didier Lombard, Editions du Seuil, enquête, enregistreur, Espagne, espagnol, Etats-Unis, fantaisie, féminisme, féministe, femme, fils, foule, France Télécom, fusils, grippe, harcèlement, humour, indépendance, Irène Frain, Irlande, James Joyce, je suis le fils de Beethoven, jours, Joyce, kilomètres, le coeur synthétique, lettres, lionnes, Lisbonne, littérature, littérature étrangère, littérature francophone, Lucy Ellmann, Madrid, Mary Costello, Méditerranée, monde arabe, New York, notes, orange, pandémie, Paris, père, Personne, personne ne sort les fusils, procès, professeur, promeneur, révolution, rentrée littéraire, ronde, rupture, Sandra Lucbert, Sarah Chiche, Saturne, sauvages, Seuil, soeur, solitaire, suicide, synthétique, tribunal, un crime sans importance, un promeneur solitaire dans la foule, USA, voisine, Xabi Molia, yeux | 2 Commentaires
Ce qui n’est pas écrit, de Rafael Reig
Signé Bookfalo Kill
Un week-end entre père et fils, entre hommes, ça aurait de quoi exciter un garçon de quatorze ans, non ? Pas si, comme Jorge, on est un peu renfermé, un peu trop rond et maladroit, pas encore sorti de l’enfance, trop couvé sans doute par sa mère, Carmen, qui l’élève seule depuis qu’elle et Carlos se sont séparés.
Alors que l’homme et l’adolescent, partis randonner et camper en montagne, tentent de s’apprivoiser, Carmen reste seule à la maison, avec comme unique distraction le manuscrit que son ex a discrètement abandonné chez elle avant d’emmener Jorge. Le fameux roman que Carlos prétendait écrire depuis des années sans jamais le faire. Au fil des pages, Carmen pourtant commence à s’inquiéter : et si ce polar glauque, intitulée Sur la femme morte, en disait plus long entre ses lignes qu’à la surface de son récit ?
Et si elle ne connaissait finalement pas si bien que cela son ancien mari ? Et si son fils était en danger, seul avec lui ?
Drôle de livre. Avec quelques jours de réflexion, je serais bien en peine de dire si je l’ai aimé ou non. Par sa construction, par ce qu’il annonce, c’est un polar intéressant, assez singulier. Mais, de la même manière que Rafael Reig joue en permanence sur l’idée que le plus important n’est jamais énoncé, j’ai finalement le sentiment qu’il manque quelque chose entre les lignes de ce roman, là où, selon la volonté du romancier, l’essentiel devrait se trouver.
Ce qui n’est pas écrit entremêle trois histoires : celle de la randonnée de Carlos et Jorge, celle de Carmen lisant le manuscrit de Carlos, et celle du manuscrit. L’imbrication des trois est censée provoquer une quatrième lecture, quasi subliminale, qui est le résultat des cogitations du lecteur – ce qui n’est pas écrit, précisément, mais au contraire imaginé, le fruit des seules réflexions de celui qui s’accapare le livre, seul avec son vécu, ses références et ses préoccupations.
Malheureusement, soit que mon imagination ait été en panne sur ce coup-là, soit que le procédé ne fonctionne pas aussi bien qu’il le devrait, je n’ai pas été embarqué. Pas totalement, en tout cas, car le roman de Rafael Reig présente de belles qualités, offre de beaux moments, notamment dans l’histoire de Carlos et Jorge, et des personnages profonds, hantés par leurs peurs, leurs doutes et leurs erreurs.
Bref, impression mitigée, jusqu’à la fin du livre, courageuse, voire audacieuse, mais assez frustrante et trop rapide à mon goût. Pour le dire autrement, j’aime bien les fins ouvertes, mais là, il y a un peu trop de courants d’air… Oui, bon, en un mot comme en cent, je ne sais pas quoi penser de ce polar atypique. A vous de vous faire votre opinion, en somme !
Ce qui n’est pas écrit, de Rafael Reig
Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse
Éditions Métailié, 2014
ISBN 978-2-86424-943-6
238 p., 18€
9 février 2014 | Catégories: Polars | Tags: camping, Cannibales Lecteurs, Ce qui n'est pas écrit, divorce, espagnol, fils, manuscrit, Métailié, montagne, polar, Rafael Reig, randonnée | 8 Commentaires