Les ombres filantes, de Christian Guay-Poliquin

Éditions la Peuplade, 2021
ISBN 9782925141006
344 p.
20 €
Dans la forêt, un homme seul marche en direction du camp de chasse où sa famille s’est réfugiée pour fuir les bouleversements provoqués par une panne électrique généralisée. Il se sait menacé et s’enfonce dans les montagnes en suivant les sentiers et les ruisseaux.
Un jour qu’il s’est égaré, un mystérieux garçon l’interpelle. Il s’appelle Olio, a une douzaine d’années, semble n’avoir peur de rien et se joint à l’homme comme s’il l’avait toujours connu…
Je me suis permis d’arranger un peu le résumé de l’éditeur et d’en supprimer la dernière phrase, qui semblait suggérer que Les ombres filantes était un roman survivaliste, une épopée sombre et violente dans la lignée de La Route, de Cormac McCarthy. En dépit de l’apparition clin d’œil, au début du livre, d’un père et de son fils poussant un caddie plein de bric-à-brac, il n’en est rien, et l’aborder de cette manière serait le meilleur moyen de passer à côté.
Un monde en chute libre
De prime abord, on peut dire qu’il s’agit d’un roman d’aventures, un périple en pleine nature dans un contexte de déréliction généralisée qui inscrit ce texte dans la veine post-apocalyptique, devenue un véritable courant littéraire ces dernières années et servie par des auteurs de grand talents et de tous horizons, pas seulement de science-fiction. Rien d’étonnant, étant donné l’enthousiasme avec lequel l’humanité s’échine à détruire sa planète et à courir à sa perte, que les écrivains s’en inquiètent et s’en emparent.
Comme nombre de ses confrères et consœurs (Deon Meyer dans L’Année du Lion, Emily St John Mandel dans Station Eleven, Jean Hegland dans Dans la forêt, Peter Heller dans La Constellation du Chien), Christian Guay-Poliquin n’use de ce motif que comme un arrière-plan, presque un prétexte à accompagner l’histoire qui l’intéresse vraiment.
Il est question de la Panne, on devine à certaines allusions fugaces que le monde est au bord du gouffre à la suite d’un effondrement énergétique, et que les humains, sortis brutalement de leur confort, dépassés par les événements, tentent de sauver leur peau par tous les moyens possibles.
C’est tout, et on n’a guère besoin d’en savoir plus. Cela suffit à modifier radicalement les priorités des humains, et à justifier la longue errance du narrateur. Tout le reste, les véritables sujets du livre, en découle.
Le retour à l’enfance
Tout dans dans le roman tourne autour de ce motif.
Si le protagoniste traverse la forêt, c’est pour rallier le camp de chasse de sa famille. Il espère y retrouver ses oncles et tantes, mais aussi une forme de bonheur liée à son passé, car il garde de ce lieu de beaux souvenirs d’enfance.
Son long périple parsemé d’embûches, son absorption presque physique par la forêt, c’est un voyage à rebours, une tentative de renouer avec l’innocence que les bois retournant à l’état sauvage incarnent à merveille.
Ce retour à l’enfance s’inscrit également dans la magnifique relation symbiotique qui unit très vite le narrateur à Olio. Dans les premiers chapitres, l’homme chemine seul, et avec peine, malhabile, craintif, souffrant d’une vieille blessure au genou qui le ralentit et le gêne dans ses mouvements.
Dès qu’il rencontre le garçon, il regagne en vitalité, en force, s’étonne lui-même que sa blessure ne le gêne presque plus – comme si une partie de l’énergie naturelle de l’enfant passait en lui, régénérant son corps, éclairant son esprit et son âme. Et tout leur parcours commun va consolider ce lien qui, très vite, transforme un compagnonnage de circonstance en amour filial, jusqu’à une ultime phrase déchirante.
Quel merveilleux personnage, cet Olio, d’ailleurs ! Christian Guay-Poliquin donne chair, âme et vie avec une folle intensité à ce garçon malicieux, vivace, obstiné, volontiers manipulateur, candide et fragile aussi, et d’une clairvoyance brutale qui l’amène parfois à commettre des actes insensés, pour la simple et bonne raison qu’il les considère comme les plus justes dans ce drôle de nouveau monde en train de se dessiner.
C’est cette manière si juste de saisir l’enfance, de la magnifier par des mots, qui éclaire le roman d’une lumière resplendissante.
Le temps retrouvé ?
Il y a quelque chose dans le rapport au temps qui interpelle également si l’on prête attention à la structure du livre et à ses titres de chapitre.
Les ombres filantes est découpé en trois parties. Dans la première, « La Forêt », les chapitres sont titrés en référence à l’heure qu’il est. Le narrateur porte une montre, à laquelle il se réfère sans arrêt, raccroché par cet objet à « l’ancien monde ». Comme un symbole, à la fin de la première partie (attention : mini-spoiler !), Olio s’empare de la montre et la jette dans une rivière, brisant l’obsession et poussant son protecteur à entrer de plain-pied dans la nouvelle ère du monde.
Ce basculement se fait pourtant en douceur dans la deuxième partie, puisque la famille du protagoniste enfin rejointe possède un calendrier qui lui permet de rythmer et d’organiser ses semaines. Voici les chapitres portant désormais le nom du jour où se déroule le récit, ouvrant la porte à un étirement du temps sans pour autant perdre les vieux repères.
Dans la troisième partie enfin, « Le ciel », plus de montre, plus de calendrier : les seuls repères sont ceux offerts par la nature, le soleil et les étoiles. « Matin », « nuit », crépuscule »… : nos héros sont rendus au stade ultime de l’effacement de la civilisation. Place est faite à l’horizon, promesse d’ouverture et donc de renouveau… ou de chute finale.
Cette évolution, subtile et brillante, est à l’image d’un roman plus souvent mélancolique que menaçant, quête primaire d’affection et de tendresse dans un monde dont les barrières tombent pour ramener ses survivants à l’essentiel.
Cela ne va pas sans violence ni souffrance, mais Christian Guay-Poliquin nous embarque en douceur dans ce périple terriblement humain au cœur d’une nature prête à reprendre le pouvoir, conjuguant sens du rythme, intelligence discrète du propos et empathie pour des personnages dont la compagnie perdurera bien au-delà des dernières pages.
Là-haut, très loin dans le ciel de notre imagination, éclairée par le sourire d’Olio et la marche obstinée vers la liberté du héros que l’enfant s’est choisi.
Le Grand marin, de Catherine Poulain
Signé Bookfalo Kill
Lili plaque tout. Elle quitte Manosque-les-plateaux et rejoint l’Alaska, sans rien, quelques maigres affaires, l’envie d’être embauchée comme marin sur un bateau de pêche et l’obsession de filer un jour jusqu’au à Point Barrow, qu’elle imagine comme le bout du monde, le bout de terre où la terre s’arrête. Et elle trouve ce qu’elle veut, Lili, un équipage, du boulot, l’océan déchaîné, les poissons, la bagarre quotidienne contre les éléments, la malchance, les journées et les nuits interminables pour quelques misérables dollars. Elle travaille avec acharnement, fait sa place parmi les hommes, mange cru le cœur des flétans à peine tirés de l’eau et tombe amoureuse d’un grand marin…
À lire Le Grand marin, nul doute que son auteure, dont c’est le premier roman, est une sacrée personnalité. Effectivement, sa biographie confirme ce pressentiment : « Catherine Poulain commence à voyager très jeune en France comme à l’étranger, employée dans des conserveries de poissons en Islande, à l’usine, ou aux travaux agricoles en France et au Canada. Elle vit deux ans en Asie et devient barmaid à Hong Kong, travaille sur des chantiers navals aux États-Unis, pêche durant 10 ans en Alaska avant de se faire expulser. Elle partage aujourd’hui sa vie entre les Alpes de Haute-Provence et le Médoc où elle est respectivement bergère et ouvrière viticole. »
Le Grand marin est riche de ces expériences, palpite de cette vie de bourlingue. Catherine Poulain y impose un ton singulier, fait de puissance évocatrice et de litanies poétiques qui emportent le lecteur dans le fracas des vagues, les hurlements des hommes, le grincement des dents serrées face à la douleur ou l’épuisement, les errances alcoolisées ou les rêveries foutraques de ses personnages.
Ceux-là, Lili, Jude le grand marin, Ian le skipper, et tous les autres, forment une armée d’écorchés vifs qui hantent le récit de leurs désirs furieux, de leurs vies de misère auxquelles ils ne renonceraient néanmoins pour rien au monde. Ils sont grandioses dans leur dureté, terrifiants dans leur folie, attachants dans leur fragilité.
C’est un roman atypique que ce Grand marin. En tout cas, pour un roman français. On a plus l’habitude de lire ce genre de prose outre-Atlantique – mais franchement, qui s’en plaindra ? Catherine Poulain impose sa liberté, sa pudeur flamboyante et son énergie, ainsi qu’une vision brute de l’existence qui nous bouscule jusqu’à l’essoufflement. Le livre n’est pas parfait (la fin m’a quelque peu laissé sceptique), mais par sa capacité à nous sortir de notre zone de confort, par sa force magnétique, par la voix originale qu’il révèle, il mérite largement d’être abordé. Pas un coup de cœur absolu, mais un choc, c’est certain !
Le Grand marin, de Catherine Poulain
Éditions de l’Olivier, 2016
ISBN 978-2-82360-863-2
384 p., 19€
Un mensonge explosif, de Christophe Reydi-Gramont
Signé Bookfalo Kill
On a beau être un gros lecteur, on ne lit jamais assez, et il arrive souvent de laisser sur le bord de la route un livre dont on soupçonne pourtant qu’il pourrait nous plaire (je suis sûr que vous êtes familiers de ce sentiment). Pourtant, parfois, une circonstance heureux, ou le hasard, permet de se rattraper. Vous l’aurez compris, c’est ce qu’il vient de m’arriver avec Un mensonge explosif, un polar superbe et captivant.
Avec une belle audace, Christophe Reydi-Gramont y revient sur l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001. Une explosion que l’enquête officielle a certifiée accidentelle, ce dont certaines personnes doutent pourtant – parfois non sans raison, puisqu’ils détiennent des informations susceptibles de leur faire croire à d’autres hypothèses. C’est le cas de Stéphane Dexieu, un journaliste tombé sur des documents si sensibles qu’il a dû partir en cavale avec femme et enfant, sous de fausses identités -jusqu’à ce qu’une mort assez horrible les rattrape à Rio de Janeiro.
Alerté par cette disparition suspecte, Clovis Lenoir, commissaire à l’Antiterrorisme, songe que finalement, il faudrait tout de même creuser la piste de l’attentat, qui n’arrangerait pas grand-monde. Appuyé par Magne, son supérieur, il se lance dans des investigations tortueuses, qui vont l’amener à reconsidérer bien des choses et à découvrir que la vérité, si elle existe sous une forme précise, est beaucoup plus complexe que tout ce qu’il a imaginé…
Je vous dirais bien que ce premier polar de Reydi-Gramont est une bombe, mais j’aurais peur de faire une blague d’un goût douteux… Ah, trop tard, c’est fait. Bon, tant pis, je la garde. Et puis de toute façon, c’est vrai. Coup d’essai, coup de maître pour ce romancier bordelais, qui mêle réalité et fiction avec une aisance de vieux grognard du crime de papier, exploite une documentation volumineuse sans jamais nous étouffer (alors que certains passages techniques auraient pu être arides, ce n’est jamais le cas), s’amuse avec les théories du complot avec la distance nécessaire pour ne pas donner l’impression de tomber dans le panneau, lance des pistes et jette des ponts entre les continents, de la France à l’Amérique du Sud en passant par la Russie, comme dans les meilleurs polars inspirés par la mondialisation économique et politique, et ses conséquences interminables.
Un mensonge explosif s’appuie sur une multitude de personnages tous très solides, une maîtrise admirable du rythme et un style sans faiblesse, aussi bien dans le récit que dans les dialogues. Polar emblématique des parutions du genre aux éditions Liana Lévi (qui en publient peu, mais avec un goût certain et suivant une véritable ligne éditoriale), il associe plaisir de lecture, suspense et intrigue intelligente, sans oublier une pointe d’humour toujours bienvenue et un bon paquet d’originalité. En bref, de quoi s’éclater.
(Désolé.)
Un mensonge explosif, de Christophe Reydi-Gramont
Éditions Liana Levi, 2014
ISBN 978-2-86746-729-5
363 p., 19€
Interception, de Marin Ledun
Signé Bookfalo Kill
A seize ans, Valentine rêverait d’être une jeune fille comme les autres. Elle a tout pour, sauf qu’elle souffre d’épilepsie, une maladie envahissante qui perturbe son quotidien et l’a petit à petit isolée des autres. Sur les conseils de son médecin, elle redouble sa troisième dans un lycée-pensionnat expérimental situé à proximité de Grenoble. Dirigé par John Hughling, un scientifique réputé, l’établissement n’accueille que des jeunes souffrant des mêmes troubles neurologiques que Valentine, et la jeune fille intègre en effet un environnement rassurant, dans lequel elle pense enfin pouvoir s’épanouir.
Elle découvre également qu’elle n’est pas la seule à être obsédée par un mystérieux labyrinthe qui envahit son esprit à chacune de ses crises, que le garçon qu’elle y croise régulièrement est lui aussi élève du lycée – et que tout ceci pourrait avoir un sens…
Marin Ledun étant un auteur intelligent, il ne sacrifie rien de ses ambitions ni de son style lorsqu’il aborde la littérature jeunesse. Il l’avait déjà démontré avec le superbe Luz, et le voici qui récidive dans un registre différent, celui du thriller mâtiné de S.F.
Pour le style, on retrouve son phrasé impétueux, porté par une narration au présent gonflée d’urgence qui emballe souvent le rythme du récit jusqu’aux limites de la tachycardie. Une spécialité de l’auteur, dont l’écriture à l’énergie, inhabituelle dans les romans pour ados, ne manquera pas d’interpeller et d’embarquer les jeunes lecteurs.
Pour ce qui est de l’histoire, Marin nous attrape dès les premières lignes, grâce à un prologue nous projetant sans respirer dans les méandres imaginaires d’une crise de Valentine. A partir de là, comme souvent chez lui, impossible de quitter le navire jusqu’à la fin, surtout que le romancier développe au fil des pages un univers en perpétuel expansion qui le rend riche d’infinies possibilités.
D’ailleurs, même si la notion d’interception a un sens propre dans le roman, comment ne pas rapprocher le titre de ce dernier de celui, si proche, du fabuleux film de Christopher Nolan, Inception ? Marin Ledun joue lui aussi de l’idée d’un labyrinthe mental que quelques surdoués peuvent manipuler à leur guise, même si son propos est ensuite très différent, et plus proche de ses obsessions thématiques (dont les dérives sécuritaires liées aux nouvelles technologies). Chez lui, il ne s’agit pas d’utiliser les rêves à des fins plus ou moins honnêtes, mais d’assurer l’équilibre du monde, ni plus ni moins.
J’ai parfois reproché aux auteurs de de chez Rageot Thriller (en tout cas, ceux que j’ai lus) de ne pas s’embarrasser de crédibilité. Avec l’histoire sans doute la plus improbable de la collection à ce jour, Marin Ledun parvient à rendre plausible un univers proprement science-fictionnel, par son souci constant de réalisme dans toutes les situations, surtout les plus hypothétiques. Comme quoi c’est possible !
Et en plus, comme il n’a pas pu se contenter de 250 pages pour raconter tout ce qu’il voulait, Interception aura une suite – la fin ouverte l’appelle sans équivoque. Bonne nouvelle ? Mais oui !
Encore deux choses pour finir : j’aime beaucoup la couverture, sobre, efficace et qui illustre bien la psychologie en plein flou de l’héroïne.
Et j’aime aussi beaucoup le petit prix du roman. Moins de 10 euros pour un livre de taille respectable, c’est un bel effort, à souligner car il n’est pas si courant, surtout en jeunesse.
A partir de 12-13 ans.
Interception, de Marin Ledun
Éditions Rageot, collection Thriller, 2012
ISBN 978-2-7002-3620-0
250 p., 9,90€