Requiem pour une Apache, de Gilles Marchand


Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020
ISBN 9782373050905
414 p.
20 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Jolene n’est pas la plus belle, ni forcément la plus commode. Mais lorsqu’elle arrive dans cet hôtel, elle est bien accueillie.
Un hôtel ? Plutôt une pension qui aurait ouvert ses portes aux rebuts de la société : un couple d’anciens taulards qui n’a de cesse de ruminer ses exploits, un ancien catcheur qui n’a plus toute sa tête, un jeune homme simplet, une VRP qui pense que les encyclopédies sauveront le monde et un chanteur qui a glissé sur la voie savonneuse de la ringardisation…
Quand Gilles Marchand écrit, le bizarrotron posé sur son bureau à côté de lui ne doit jamais cesser de crépiter.
Le bizarrotron ? Vous ne savez pas ce que c’est ? Pour le découvrir, lisez donc Requiem pour une Apache, son nouveau roman. Et demandez quelques explications à Antonin, il sera ravi de vous en fournir.
La comédie des ratés
Antonin, vous le rencontrerez parmi d’autres dans l’hôtel de Jésus. L’hôtel, enfin, la pension. La pension, enfin… plutôt une sorte de havre où ont échoué différentes âmes en peine au cours des années.
Une drôle de faune. Pas méchants pour un sou, hein. (Quoique, vaut mieux pas chercher des noises à Marcel, l’ancien catcheur. Il a la cogne facile, même s’il est foncièrement brave par ailleurs.)
Gilles Marchand n’a pas son pareil pour (re)mettre sur pied ce genre de personnages, antihéros du quotidien, ces gens qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus, ou qu’on ne veut pas voir.
Des ratés, des losers, des oubliés, des incompris, des rejetés, des piétinés, des gens en fin de parcours. Cousins de ceux qui étaient déjà accoudés au comptoir du bouleversant Une bouche sans personne, son premier roman.
Le Comptoir des Maux
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nombre d’événements se produisent à nouveau autour d’un autre comptoir, celui derrière lequel se tient Jésus, le patron de la pension qui devient l’épicentre de la rébellion des sans-grade. Non pas parce que ces personnages sont tous des alcooliques notoires (même si, à l’occasion, ils aiment bien boire, surtout en bonne compagnie). Mais parce que le comptoir est un lieu révélateur.
C’est là que surgit pour la première fois Jolene, l’Apache du titre. Là qu’échouent les rêves et les espoirs, acharnés à tenir debout alors même que le monde entier conspire à les fracasser.
Le comptoir accueille le silence ou la parole, scelle les mystères ou lève les voiles. C’est un lieu de patience et d’écoute, de temps long et d’abandon. Et Gilles Marchand sait parfaitement en exploiter le caractère convivial, profondément humain.
Sense of humor
Mais comme ce romancier atypique ne fait rien comme tout le monde, il ajoute régulièrement de quoi faire vibrer son fameux bizarrotron.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : parmi les personnages de Requiem pour une Apache, on croise un homme réduit à l’état liquide après avoir cru voir entrer dans l’hôtel la femme (fantasmée) de sa vie, et qui vit depuis dans une bassine – posée sur le comptoir, on y revient.
Des dérapages hors contrôle du réel, il y en a pas mal dans le livre. Gilles Marchand fait penser les réverbères, ressuscite un ancien résistant de la Seconde Guerre mondiale réduit à l’état de momie après avoir été oublié pendant plus de trente ans dans un grenier, organise le vol du fameux passage piéton représenté sur la pochette du disque Abbey Road des Beatles…
Ces idées apparemment loufoques surgissent toujours avec le plus grand sérieux, plantées sans arrière-pensée par la plume de l’auteur, qui trempe abondamment dans un grand flacon de sense of humor, cette drôlerie à l’anglaise que Gilles Marchand parvient à s’approprier à sa manière – ce qui n’est pas un mince exploit.
Elles participent d’une vision singulière du monde, ce regard hors normes qui projette sur l’humanité un mélange de poésie absurde, d’un joyeux désespoir existentiel mais aussi d’humour.
« Je me presse de rire de tout… »
Car il en faut, de cette légèreté, de cette ouverture sur tous les possibles, pour contrebalancer le portrait du réel qu’esquisse Gilles Marchand dans son roman.
Requiem pour une Apache n’est pas une farce, une comédie frivole qui se contenterait d’aligner les blagounettes superficielles.
C’est un livre assez dur, souvent poignant, hanté par l’échec et la désillusion, qui dit sans ambage le monde dans lequel nous vivons, ce monde affolant contre lequel il est urgent de déployer énormément de rire, de générosité et de second degré pour ne pas se laisser broyer ni céder à sa violence.
Mais c’est aussi un livre idéaliste,un livre de résistance, qui oppose à la faillite du politique la foi des rêveurs et la vertu des créateurs.
Et un livre d’amitié, de solidarité, qui redonne ses lettres de noblesse à la notion de communauté.
Et un livre sur la musique, qui n’est jamais loin dans les romans de Gilles Marchand. Pas un hasard, d’ailleurs, que le narrateur soit un ancien chanteur dont la voix, springsteenienne à la française, chante rauque et fatiguée l’errance des gens de peu et leur légitime soif de rébellion.
We’re riding out tonight to case the promised land
J’attendais beaucoup de Requiem pour une Apache, après avoir adoré Une bouche sans personne et le recueil de nouvelles Des mirages plein les poches.
Vous l’aurez compris, je n’ai pas été déçu du tout, et suis ravi de voir s’affirmer l’univers d’un romancier si précieux par son originalité et son humanité.
Heureux soient les déglingués, car ils ne règneront jamais sur le monde, mais le sauveront en lui offrant une beauté à nulle autre pareille.
A première vue : la rentrée Gallimard 2016
Bon, cette année, promis, je ne vous refais pas le topo sur les éditions Gallimard et leurs rentrées littéraires pléthoriques dont la moitié au moins est à chaque fois sans intérêt ; je pense qu’à force, vous connaissez le refrain, et il ne change guère cette année : 13 romans français, 4 étrangers, c’est à peine moins que l’année dernière – et on n’en parle que des romans qui paraissent fin août, il y en a beaucoup d’autres en septembre (dont un Jean d’Ormesson, mais je saurai vous épargner).
Je vais sans doute m’attacher à être plus elliptique cette année que les précédentes, car cette rentrée 2016 me paraît à première vue dépourvue d’attraits majeurs. Comme je n’ai pas pour objectif de vous faire perdre votre temps, on va trancher dans le vif ! Et commencer par les étrangers, ça ira plus vite (façon de parler)…
JE CHANTE UN BAISER : Judas, d’Amos Oz (lu)
A court d’argent et le coeur en berne après que sa petite amie l’a quitté, Shmuel décide d’abandonner son mémoire sur « Jésus dans la tradition juive ». Il accepte à la place une offre d’emploi atypique : homme de compagnie pour un vieil érudit infirme qui vit reclus dans sa maison, sous la houlette d’une femme aussi mystérieuse que séduisante… Mêlant avec art récit intime de personnages étranges et attachants, réflexions sur l’histoire d’Israël et un discours théologique passionnant, Amos Oz emballe un roman de facture parfaite et sert l’intelligence sur un plateau.
PORTRAIT DE L’ARTISTE EN TUEUR : Tabou, de Ferdinand von Schirach
Un célèbre photographe avoue un crime pour lequel on n’a ni corps, ni même d’identité formelle de la victime. Qu’est-ce qui l’a mené là ? Y a-t-il un rapport avec ses expérimentations artistiques audacieuses ? Dans la lignée de ses livres précédents, le romancier allemand élabore une réflexion sur la violence et le doute, le rapport entre vérité et réalité.
À LA FOLIE : Beckomberga – Ode à ma famille, de Sara Stridsberg
Ouvert en 1932 près de Stockholm, Beckomberga a été conçu pour être un nouveau genre d’hôpital psychiatrique fondé sur l’idée de prendre soin de tous et de permettre aux fous d’être enfin libérés. Jackie y rend de nombreuses visites à son père Jim qui, tout au long de sa vie, n’a cessé d’exprimer son mal de vivre. Famille et folie, le thème de l’année 2016 ? Après En attendant Bojangles, mais dans un genre très différent, Sara Stridsberg propose en tout cas une nouvelle variation sur le sujet.
ON THE ROAD : Et toi, tu as eu une famille ?, de Bill Clegg
Famille encore ! Cette fois, tout commence par un incendie dans lequel périssent plusieurs proches de June, dont sa fille Lolly qui devait se marier le lendemain du drame. Dévastée, June quitte la ville et erre à travers les Etats-Unis, sur les traces de ce qui la lie encore à sa fille, par-delà la mort. Dans le même temps, le roman se fait choral en laissant la parole à d’autres personnes affectées par l’incendie, dans une tentative de transcender l’horreur par l’espoir et le pardon.
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VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER : Tropique de la violence, de Nathacha Appanah
A quinze ans, Moïse découvre que Marie, la femme qui l’a élevé, n’est pas sa mère. Révolté, il tombe sous la coupe d’une bande extrêmement dangereuse qui va faire de son quotidien un enfer… Nous sommes à Mayotte, minuscule département français perdu dans l’océan Indien, au large de Madagascar. Un bout de France ignoré, méprisé, étouffé par une immigration incontrôlable en provenance des Comores voisines, et où la violence et la misère vont de pair. La Mauricienne Nathacha Appanah en tire un roman qui devrait remuer les tripes.
HER : Ada, d’Antoine Bello
Un policier de la Silicon Valley est chargé de retrouver une évadée d’un genre très particulier : il s’agit d’Ada, une intelligence artificielle révolutionnaire, dont la fonction est d’écrire en toute autonomie des romans à l’eau de rose. En menant son enquête, Frank Logan découvre pourtant que sa cible développe une sensibilité et des capacités si exceptionnelles qu’il en vient à douter du bien-fondé de sa mission…
BONNIE & CLYDE : Romanesque, de Tonino Benacquista
Un couple de Français en cavale à travers les États-Unis se réfugie dans un théâtre. La pièce à laquelle ils assistent, Les mariés malgré eux, se déroule au Moyen Age et raconte l’exil forcé d’un couple refusant de se soumettre aux lois de la communauté. Le destin des deux Français dans la salle et des personnages sur scène se répondent et se confondent, les lançant dans une vaste ronde dans le temps et l’espace, une quête épique où ils s’efforceront de vivre leur amour au grand jour…
PORCO ROSSO : Règne animal, de Jean-Baptiste Del Amo
Au cours du XXe siècle, l’histoire d’une exploitation familiale vouée à devenir un élevage porcin. En deux époques, cinq générations traversent les grands bouleversements historiques, économiques et industriels. C’est déjà le quatrième roman du jeune Jean-Baptiste Del Amo (34 ans), qui revient ici avec un sujet sérieux et ambitieux – du genre qui doit mener à un prix littéraire…
LA MAIN SUR LE BERCEAU : Chanson douce, de Leïla Slimani
Dans le jardin de l’ogre, le premier roman de Leïla Slimani – histoire d’une jeune femme, mariée et mère de famille, rongée par son addiction au sexe -, n’était pas passé inaperçu, loin de là. Son deuxième, qui relate l’emprise grandissante d’une nourrice dans la vie d’une famille, pourrait constituer une confirmation de son talent pour poser une situation de malaise et provoquer une réflexion sociétale stimulante.
POST COITUM ANIMAL TRISTE : L’Insouciance, de Karine Tuil
En 2009, le lieutenant Romain Roller rentre d’Afghanistan après avoir vécu une liaison passionnée avec la journaliste et romancière Marion Decker. Comme il souffre d’un syndrome post-traumatique, son retour en France auprès de sa femme et de son fils se révèle difficile. Il continue à voir Marion, jusqu’à ce qu’il découvre qu’elle est l’épouse du grand patron de presse François Vély… Il y a de l’ambition chez Karine Tuil, à voir si le résultat est à la hauteur.
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ÇA FAIT PAS UN PLI : Monsieur Origami, de Jean-Marc Ceci
Un jeune Japonais tombe amoureux d’une femme à peine entrevue, et quitte tout pour la retrouver. Il finit par échouer en Toscane, où il s’adonne en ermite à l’art du pliage japonais. Pour tous, il devient Monsieur Origami…
UNSUCCESS STORY : L’Autre qu’on adorait, de Catherine Cusset
A vingt ans, Thomas a tout pour réussir. Il mène des études brillantes, séduit les femmes et vit au rythme frénétique de Paris. Mais après avoir échoué à un concours que réussit son meilleur ami, et s’être fait larguer par sa petite amie, sa vie entame une trajectoire descendante que rien n’arrêtera… Think positive à la française.
ROMAN PAS X : Livre pour adultes, de Benoît Duteurtre
Inspiré par la mort de sa mère, Duteurtre annonce un livre à la croisée de l’autobiographie, de l’essai et de la fiction. Il ira croiser sans moi, son Ordinateur du Paradis m’ayant dissuadé de perdre à nouveau mon temps avec cet auteur.
NAISSANCE DES FANTÔMES : Crue, de Philippe Forest
Un homme marqué par le deuil revient dans la ville où il est né, où les constructions nouvelles chassent peu à peu les anciennes. Il rencontre un couple, s’envoie Madame et papote avec Monsieur qui affirme que des milliers de gens disparaissent. D’ailleurs, Monsieur et Madame disparaissent à leur tour. Puis la ville est envahie par les flots…
À L’EST D’EDEN : Nouvelle Jeunesse, de Nicolas Idier
Dans le Pékin contemporain, des jeunes vivent d’excès. Ils sont poètes, rockers ou amoureux, et incarnent la nouvelle jeunesse de cette ville en mutation.
UNE BELLE HISTOIRE : Les deux pigeons, d’Alexandre Postel
Théodore a pour anagramme Dorothée. Ça tombe bien, ce sont les prénoms des héros du troisième livre d’Alexandre Postel (intéressant mais imparfait dans L’Ascendant et Un homme effacé). Ils sont jeunes, ils sont amoureux, et se demandent comment mener leurs vies… C’est une romance d’aujourd’hui.
ENGAGEZ-VOUS RENGAGEZ-VOUS QU’ILS DISAIENT : Nos lieux communs, de Chloé Thomas
Sur les pas des étudiants d’extrême gauche, Bernard et Marie sont partis travailler en usine dans les années 1970. Bien des années plus tard, Jeanne recueille leurs témoignages et celui de leur fils, Pierre, pour tenter de comprendre leurs parcours. Premier roman.
Biographie d’un inconnu, de Fabrice Humbert
Signé Bookfalo Kill
Arrivé à la quarantaine, Thomas d’Entragues s’est fait une raison : aspirant romancier depuis sa prime jeunesse, il n’est désormais plus qu’un écrivain raté, cantonné à mettre sa plume au service de personnalités, dont beaucoup de sportifs, pour écrire leurs autobiographies à leur place. Jusqu’au jour où un projet singulier lui est offert par Victor Dantès, ancien boxeur roumain devenu chef d’entreprise prospère en France. En effet, Dantès lui demande d’écrire pour lui la biographie de Paul Moreira, un fils qu’il a eu avec une autre femme que la sienne, et qui a disparu aux Etats-Unis après avoir tenté de convaincre Hollywood de lui permettre de réaliser une adaptation cinématographique du Voyage au bout de la nuit de Céline.
D’abord sceptique, Thomas est vite intrigué, puis captivé par la trajectoire hors normes de Paul, et il part sur ses traces outre-Atlantique…
C’est un petit flashback que je vous propose aujourd’hui. Alors que le nouveau roman de Fabrice Humbert, Avant la chute, figure parmi les titres marquants de cette rentrée littéraire 2012, j’ai envie de vous dire quelques mots de Biographie d’un inconnu, son deuxième roman paru en 2008.
D’abord, tout simplement, parce que c’est un très beau livre – et que pour un deuxième, il est fichtrement réussi. Le style de Fabrice Humbert est déjà en place, à la fois classique, élégant et évocateur. Une écriture très maîtrisée, sans affect ni surplus, qui donne au récit force, évidence et fluidité. C’est le troisième roman d’Humbert que je lis, et à chaque fois, le même constat s’impose : voilà un auteur qui sait vous embarquer dès les premières lignes dans son histoire, sans pour autant sacrifier le style à l’efficacité. Facile à dire, moins facile à faire.
Bien écrire est une chose, encore faut-il intéresser son lecteur. Au premier degré, le parcours de Thomas d’Entragues, construit comme une enquête, suffit largement à captiver. Au fil des découvertes du narrateur, le personnage fantôme se construit, par strates successives, tandis que Thomas accomplit lui-même une quête personnelle, comme dans une sorte de roman initiatique tardif.
Par-dessus cela, il y a aussi une réflexion de Fabrice Humbert sur l’écriture, d’une maturité et d’une clairvoyance étonnantes chez un jeune auteur. Paul Moreira est un apprenti scénariste, tandis que le narrateur lui-même est un écrivain qui passe à côté de sa carrière. Deux facettes complémentaires pour une même interrogation sur ce qu’est écrire, la crainte de n’être pas compris, pas entendu, pas lu, la peur de ne pas y arriver – et en même temps, la fascination pour le pouvoir des mots, la mystérieuse alchimie du langage.
Et encore au-delà, c’est tout le travail de Fabrice Humbert qui est en gestation, avec ses thématiques et ses obsessions, au premier rang desquelles celle de la chute. Échec personnel, défaite de celui à qui la victoire paraissait promise, errance d’un héros qui semblait n’avoir que la route du triomphe à suivre, décadence du monde : tout est déjà là, dans cette superbe Biographie d’un inconnu qui annonce l’œuvre à venir : L’Origine de la violence, qui le révèle au grand public, La Fortune de Sila, et donc Avant la chute – où tout est dans le titre… On en reparle très vite.
Biographie d’un inconnu, de Fabrice Humbert
Éditions le Passage, 2008
ISBN 978-2-84742-110-1
176 p., 15,20€
Retrouvez ce livre sur le site de Fabrice Humbert : Biographie d’un inconnu
Une autre lecture du roman sur lelitteraire.com