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Métropolis t.1, de Lehman, de Caneva & Martinos

Signé Bookfalo Kill

Voilà le genre de projet ambitieux qui me plaît beaucoup, mélangeant avec audace et adresse les genres, les époques et les références, pour un résultat qui mêle le tout en une superbe réinvention.

Lehman, de Caneva & Martinos - Métropolis t.1Le premier volume de Métropolis, série de bande dessinée annoncée en quatre tomes paraissant au rythme d’un par semestre, pose rapidement les bases d’un thriller uchronique : nous sommes en 1935, la Première Guerre mondiale n’a pas eu lieu ; au contraire, l’Europe vit en paix depuis soixante-dix ans. La France et l’Allemagne, ex-ennemis héréditaires, partagent le même territoire, l’Interland, dont Métropolis est la capitale, gigantesque ville sans cesse en mutation, faite de gratte-ciels, de bâtiments et de monuments vertigineux.
Au cœur de la foule insouciante, l’inspecteur Gabriel Faune est l’un des rares à suspecter que les choses ne sont pas aussi idylliques. Alors, quand un attentat aveugle frappe soudain la cité, il n’est guère surpris de découvrir la trace d’une violence souterraine et terrifiante, qui pourrait bien ébranler toutes les bases de la civilisation…

L’histoire en elle-même est séduisante, elle le devient d’autant plus lorsqu’on y voit apparaître nombre de personnages réels, tels Freud, Aristide Briand, Winston Churchill, Louise Brooks, ou fictionnels, dont Hans Beckert et le commissaire Lohmann lancé à ses trousses. Les références culturelles, notamment cinématographiques (M le Maudit donc, et bien sûr Métropolis de Fritz Lang), loin d’être des gadgets, nourrissent autant la trame que le cadre de l’histoire, donnant à la cité imaginée par Serge Lehman, dessinée par Stéphane de Caneva et colorisée par Dimitris Martinos, une apparence à la fois historique et moderne, entre l’intemporel et le futuriste, labyrinthe qui crève le ciel et trempe profondément ses racines dans un mal encore indéfini mais très inquiétant.

Seule petite réserve personnelle, si les teintes un peu froides ou pastel des couleurs m’ont beaucoup plu, j’ai trouvé l’expressivité des personnages parfois un peu limitées, notamment sur certains gros plans. Rien de choquant néanmoins, cela relève plutôt du détail et c’est une remarque totalement subjective, pas technique.
Pour le reste, le récit est porté par un dynamisme discret mais intelligent, qui transparaît dans les nombreuses variations sur la taille et la disposition des cases, allant de suites « classiques » (six cases carrées par page) à des doubles pages envahies par une seule image en passant par des diagonales ou le passage en grisé pour des cases de souvenirs aux bords estompés. Du mouvement sans tomber dans la frénésie : le récit prend son temps pour avancer et laisse toute leur place aux détails.

Ce premier tome ayant posé beaucoup de questions et s’achevant sur un cliffhanger intriguant, j’attends donc la suite avec impatience ! Sans parler d’une envie toute neuve de m’intéresser aux autres projets scénarisés par Lehman, notamment Masqué et la Brigade Chimérique… à suivre !

Métropolis t.1
Scénario : Serge Lehman / Dessin : Stéphane de Caneva
Couleurs : Dimitris Martinos / Couverture : Benjamin Carré
Éditions Delcourt, 2014
ISBN 978-2-7560-4024-0
96p., 15,95€

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Le Roi, de Donald Barthelme

Signé Bookfalo Kill

Arthur est roi de Bretagne. Les Chevaliers de la Table Ronde vaquent à leurs activités – se battre en duel, courir le pays à cheval pour repousser les ennemis du royaume, sauver puis courtiser les demoiselles en détresse. Délaissée par son mari, trop occupé par sa tâche, comme par son amant Lancelot, Guenièvre se morfond…
L’histoire est connue, certes. Sauf que nous sommes en plein milieu du XXème siècle, que la Seconde Guerre mondiale fait rage et que Winston Churchill est Premier Ministre.

Barthelme - Le RoiLes éditions Cambourakis ont encore exhumé un drôle de paroissien. L’œuvre de Donald Barthelme (1931-1989) a déjà été largement publié en France, dès les années 70, et Le Roi, écrit posthume de l’auteur, ne fait d’ailleurs pas exception, puisque Denoël l’avait édité en 1992. Néanmoins cet auteur reste sans doute un inconnu pour la plupart des lecteurs hexagonaux, et cette réédition est l’occasion de (re)découvrir un écrivain aussi réjouissant que déconcertant.

Barthelme est souvent rattaché par la critique au mouvement postmoderniste, qui constitue, pour résumer, en une rupture avec le réalisme narratif cher au XIXème siècle littéraire, un goût pour le pastiche et en une recherche autour de la forme du fragment. Autant d’éléments que l’on retrouve en effet dans le Roi, construit comme un roman, avec une sorte de continuité narrative menant plus ou moins d’un début à une fin ; mais également déconstruit, puisque constitué de chapitres apposés les uns aux autres sans évolution évidente, et sans effort de récit flagrant non plus.
On est même proche d’une écriture théâtrale, puisque chaque chapitre s’ouvre sur une description très rapide du contexte, avant de dérouler des dialogues à peine interrompus de temps en temps par des « didascalies ».

Parodie de la forme, mais aussi pastiche du fond, bien sûr, avec la mise en scène totalement décalée des Chevaliers de la Table Ronde, leurs codes, leurs rituels et leur langue surannée, en plein coeur de la Seconde Guerre mondiale et de sa violence sans retenue ni honneur, incarnée par la bombe atomique.
Si l’effet humoristique est assuré d’emblée, on n’est pas non plus chez les Monty Python. L’absurde pointe souvent le bout de son nez, mais c’est un absurde existentialiste, impavide mais teinté de désespoir – là où la bande à Gilliam redéfinissait les limites apparemment infinies du nonsense britannique pour nous faire pleurer de rire sans retenue.

Il y aurait encore beaucoup à dire au sujet de ce roman – sur la richesse de son intertextualité littéraire et historique, sur l’art de l’ironie dans l’écriture de Donald Barthelme… -, mais comme je ne suis pas là pour vous assommer avec une thèse, je vous laisse juge. Ferez-vous de ce Roi votre Excalibur, que vous retirerez triomphalement de l’étagère de votre libraire ?…

Le Roi, de Donald Barthelme
Traduit de l’américain par Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes
Éditions Cambourakis, 2013
ISBN 978-2-36624-043-6
162 p., 10€