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Chinatown, intérieur, de Charles Yu

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020

ISBN 9782373050899

256 p.

20 €

Interior Chinatown
Traduit de l’anglais (américain) par Aurélie Thiria-Meulemans


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020


Willis Wu est un Américain d’origine asiatique. Mais aux yeux de tous, dans une société qui voit tout en noir et blanc, dans un monde qui se pense comme un affrontement entre Noirs et blancs, il est avant tout un Asiat’. L’Asiat’ de service, à qui on accorde de temps en temps un arrière-plan, parce qu’un peu de jaune dans le décor, ça ne fait pas de mal, à condition qu’il ne s’y incruste pas.
Mais Willis a un rêve. Celui de devenir Mister Kung Fu. Le plus grand rôle qu’on puisse imaginer quand on est asiatique aux Etats-Unis. Et il est prêt à tout pour y parvenir.


Quand l’intelligence et la pertinence d’une pensée rencontrent la créativité, l’humour, le sens de la dérision, l’acuité socio-politique et l’émotion, cela donne un résultat jouissif.
Cela donne, par exemple, le nouveau roman de Charles Yu.

Comme son personnage (dont on note évidemment la proximité du nom), Charles Yu est Américain d’origine asiatique. Comme lui, il fréquente le monde des arts visuels, puisqu’on le connaît aussi comme scénariste de séries (Westworld, Legion).
Comme lui, il n’a pas dû rire tous les jours à cause de ses origines ethniques.
Alors, il a préféré en rire, justement. Et en faire le sujet de Chinatown, intérieur, roman hors normes à tous points de vue, qui (entre autres choses) donne une place à ceux qui n’en ont guère dans la société américaine.

« On se retrouve piégés dans des rôles de guest-stars au sein d’un petit ghetto dans un épisode spécial. Des personnages mineurs enfermés au cœur d’une histoire qui ne sait pas trop quoi faire de nous. Après deux siècles passés ici, pourquoi ne sommes-nous toujours pas des Américains ? Pourquoi est-ce qu’on se fait toujours virer de l’histoire ? »

Mécanique de la fabrique

Tous les lecteurs et chroniqueurs du roman l’ont souligné : la grande originalité du roman, ce qui frappe de prime abord, c’est sa forme. En effet, Charles Yu a choisi d’adopter le style scénaristique pour raconter son histoire.
On y trouve ainsi de nombreux dialogues mis en page comme dans tout script qui se respecte, des didascalies, des titres de séquence en lieu et place de titres de chapitre, la police de caractère type du scénario…
De ce découpage ultra-dynamique, qui autorise ruptures, inventions, allers-retours fluides entre différentes strates du récit, décrochages et rebondissements, naît un rythme de lecture extrêmement efficace. Idéal pour une comédie (c’en est une) qui, comme toutes les meilleures comédies, n’oublie pas jamais d’être agitée de drames et de tragédies.

Cependant, Charles Yu a l’intelligence de ne pas s’enfermer dans son idée formelle.
Demandez à n’importe quel scénariste, la première chose qu’il vous dira, c’est qu’un script est tout sauf un espace de littérature. Un scénario n’est pas là pour faire des jolies phrases, c’est un outil de production, un document fonctionnel. Pas de quoi faire briller du romanesque.
Alors, régulièrement, Charles Yu « triche » un peu. Il s’éloigne des contraintes et s’autorise de longs passages, dénués de dialogue, caractéristiques du roman et non du scénario. Cette entorse était indispensable, pour ne pas assécher la lecture et la rendre pénible ; mais aussi pour développer le cœur de ses réflexions sur ce qu’est être Asiatique aux États-Unis aujourd’hui.

Fake yellow news

« Alors, l’immeuble est en effervescence jusqu’à l’aube, comme si plus rien n’avait d’importance, parce qu’au fond vous êtes venus ici, tes parents et leurs parents et leurs parents, et c’est comme si vous veniez juste d’arriver, et pourtant c’est comme si vous n’étiez jamais vraiment arrivés. Vous êtes censés être là, dans un nouveau pays, plein d’opportunités, mais sans savoir comment, vous vous retrouvez piégés dans une version de pacotille de votre ancien pays. »

L’autre grande idée de Chinatown, intérieur, c’est de contaminer le fond par la forme. Faire du livre une gigantesque métaphore, où l’on lit la société américaine comme si elle se résumait à la vision qu’en propage Hollywood.
Les protagonistes du roman vivent chaque instant de leur vie comme s’ils étaient les personnages d’un film ou d’une série. En quête d’un rôle, porteurs d’un petit rôle, puis d’un rôle plus important, puis éloignés des castings parce que leur personnage meurt, puis de retour à l’écran, dans un nouveau petit rôle… Et ainsi de suite, sans fin ni meilleure issue possible.

Les personnages d’origine asiatique voient ainsi toute leur existence compressée en un seul lieu : Chinatown. Et plus encore, dans le roman, Chinatown se résume à un seul immeuble, une espèce de monstruosité architecturale en bas de laquelle se tient l’incontournable restaurant chinois, le Pavillon d’Or, dont l’arrière-boutique et les cuisines constituent les coulisses du spectacle qui se joue dans la salle. Tandis que, dans les étages, les Asiat’ s’entassent dans des logements insalubres, rêvant tous de s’en sortir un jour.

It don’t matter if you’re black or white

Pour donner du corps à son concept, Charles Yu imagine en outre une série policière intitulée Noir et Blanc, mettant en scène une policière blanche parfaite et un policier noir parfait. Sarah Green et Miles Turner. Rien que leurs noms, on y croit tout de suite.
Cette série fictive, en plus de reprendre tous les poncifs du genre puis de les détourner au fil de dialogues souvent hilarants, devient l’écho d’une certaine image sociale des États-Unis. Les Blancs dominent, les Noirs trouvent leur place, la plupart du temps en s’opposant ou se battant des comme des furieux.
Et pour les autres ? Les « minorités », plus ou moins visibles ? Réduits à des catégories correspondant à des emplois secondaires de fiction, ils rament, et restent toujours à l’arrière-plan.

Cette confusion entre réel et fiction, Charles Yu l’entretient jusqu’au vertige, au point qu’on ne sait plus parfois de quoi on parle exactement. De série, de cinéma, ou de réalité ? En imposant l’idée que tout est lié, le romancier réduit les États-Unis d’aujourd’hui à une vaste mascarade, où l’illusion du spectacle prime sur tout.
Pas étonnant, dès lors, de trouver à leur tête le plus grossier des clowns.

Charles Yu achève de faire très fort en se montrant d’une virtuosité éblouissante pour varier les tons. Il ouvre les débats avec humour, et un sens de l’auto-dérision communautaire dont beaucoup devraient s’inspirer. Puis il sait se faire tour à tour mordant, satirique, cinglant, mais aussi tendre, émouvant… Et toujours, en tous points, d’une justesse absolue, irréprochable.
Jusqu’à conclure son roman sur un scène de procès d’anthologie – genre américain s’il en est, que le romancier investit et détourne avec brio pour offrir à son héros une tribune à la hauteur de son propos.

Original, percutant, brillant, Chinatown, intérieur est l’un des grands romans américains de la rentrée.
(Américain, oui !)
Une nouvelle pépite défendue par les éditions Aux Forges de Vulcain, dont je n’ai pas fini de vous dire tout le bien que je pense.


On cause un peu partout en fort bien de Chinatown, intérieur : EmOtionS – blog littéraire (Gruznamur), 4deCouv, Just A Word, Quoi de neuf sur ma pile ?, La page qui marque

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À première vue : la rentrée Actes Sud 2020

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Intérêt global :

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Choix de l’ordre alphabétique oblige, honneur donc à la petite maison arlésienne devenue très grande. J’ai dénombré neuf nouveautés à paraître dans cette rentrée, ce qui est encore beaucoup mais plus modéré que les années précédentes (treize en 2018, par exemple).
Du côté des petits événements du monde éditorial, Actes Sud enregistre l’arrivée de Muriel Barbery, auteure de L’Élégance du hérisson et transfuge de Gallimard.
Pour le reste, pas de bouleversement à première vue, puisque le programme aligne essentiellement des noms connus de la maison. À tel point qu’on retrouve trois noms déjà présents ensemble lors de la rentrée 2017 (Lafon, Ducrozet, Ferney). On peut déjà dire que cette si particulière rentrée 2020 ne sera pas celle des prises de risque pour Actes Sud.
À suivre tout de même, un premier roman américain particulièrement dans l’air du temps, et qui devrait faire parler de lui.


LA TÊTE D’AFFICHE


Chavirer, de Lola Lafon

Lola Lafon - ChavirerDepuis La Petite communiste qui ne souriait jamais, revisitation romanesque de l’histoire de Nadia Comaneci, Lola Lafon est devenue une valeur sûre d’Actes Sud. Dans ce nouveau roman, elle choisit à nouveau une danseuse comme héroïne – mais une danseuse, non pas de compétition, mais de plateau télé, une artiste qui, par le prisme de la télévision, fait beaucoup pour rendre la danse accessible et populaire auprès du grand public.
Cléo, cependant, cache un terrible secret, ancré dans son adolescence. À l’âge de 13 ans, elle est recrutée par une certaine Fondation de la vocation, qui dissimule une organisation de prédation sexuelle. Victime, elle devient complice et coupable, en convainquant d’autres filles de la suivre dans le piège. Lorsque l’affaire resurgit trente ans plus tard, Cléo doit affronter son passé…
L’écriture précise et exigeante de Lola Lafon, sa finesse et son engagement ont tout pour transcender le sujet et faire de ce livre un jalon de la rentrée.


D’ACTUALITÉ


Margaret Wilkerson Sexton - Un soupçon de libertéUn soupçon de liberté, de Margaret Wilkerson Sexton
(traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Mistral)

La saga d’une famille noire de la Nouvelle-Orléans sur trois générations. Les existences d’Evelyn, Jackie et T.C. s’entremêlent et montrent comment, dans une nation en mutation, les maux de la communauté noire américaine restent, eux, les mêmes.
Comme ses personnages, Margaret Wilkerson Sexton est née et a grandi à la Nouvelle-Orléans. Si son premier roman, remarqué aux Etats-Unis lors de sa parution, est de qualité, il devrait occuper l’avancée des tables des libraires et la une de la presse spécialisée en raison de son sujet, évidemment brûlant.


DOMAINE ÉTRANGER


Salman Rushdie - Quichotte (couv FR)Quichotte, de Salman Rushdie
(traduit de l’anglais par Gérard Meudal)

S’il est un romancier contemporain qui a le picaresque dans le sang, c’est bien Salman Rushdie. Rien d’étonnant, donc, à le voir réinventer l’un des personnages les plus emblématiques de la littérature, fleuron de la littérature picaresque né de l’imagination de Cervantes. Histoire de s’amuser un peu, il fait de Quichotte un vieux représentant de commerce qui tombe raide amoureux d’une vedette de la télévision. Il se lance dans une quête épique et amoureuse à travers les États-Unis, accompagné de son fils imaginaire, Sancho.

Enrique Vila-Matas - Cette brume insenséeCette brume insensée, d’Enrique Vila-Matas
(traduit de l’espagnol par André Gabastou)

Deux frères. L’un, Simon, est traducteur de « premiers jets » et fournisseur officiel de citations pour écrivains. L’autre, Rainer, qui vit retiré à New York depuis vingt ans, est devenu un auteur culte, notamment grâce au travail occulte de Simon.
À la mort de leur père, ils se retrouvent pour la première fois à Barcelone, le jour même où la Catalogne proclame son indépendance. Dans une ambiance étrange, tandis que des hélicoptères quadrillent le ciel de la ville, les deux frères se mettent à régler leurs comptes…
Connaissant l’auteur, il faut s’attendre à une réflexion pointue et ludique sur la littérature. Et puis la vie, la mort, tout ça.

Sara Omar - La Laveuse de mortLa Laveuse de mort, de Sara Omar
(traduit du danois par Frédéric Fourreau)

Parce qu’elle est née fille et non garçon, Frmesk est en butte à la violence de son père. Pour la sauver, sa mère décide de la confier à ses propres parents. Lui, colonel à la retraite, est un érudit, éclairé sur tous les sujets, à commencer par l’Islam. Elle est laveuse de mort, qui s’occupe des corps des femmes laissées pour compte. Il faudra toute leur générosité et leur amour pour préserver au mieux la petite fille de la violence et de l’intolérance qui règnent dans leur pays, le Kurdistan…


LA TRANSFUGE


Muriel Barbery - Une rose seuleUne seule rose, de Muriel Barbery

Après quatre romans publiés chez Gallimard, dont son deuxième, L’Élégance du hérisson, fut un triomphe aussi énorme qu’inattendu, Muriel Barbery arrive donc chez Actes Sud.
Dans son nouveau livre, elle raconte l’histoire d’une femme n’ayant jamais connu son père, qui apprend à quarante ans la disparition de ce dernier, et l’existence d’un testament qui la concerne. Elle part au Japon, où vivait ce père inconnu contre lequel elle a élevé un mur de colère. Sur place, guidé par Paul, l’assistant de son père, elle entame un long chemin vers la réconciliation, qui passe aussi par la découverte d’une culture japonaise dont elle va apprendre à se nourrir.


DOMAINE FRANCOPHONE


Alice Ferney - L'intimitéL’Intimité, d’Alice Ferney

Après le beau succès des Bourgeois (2017), une grande saga familiale, Alice Ferney revient avec un roman polyphonique qui suit trois personnages en quête d’amour, de vie de famille, de paternité ou de maternité (ou non). Une réflexion sociétale et éthique, mêlée de considérations philosophiques, qui ausculte notre manière de concevoir la vie intime.

Christian Garcin - Le Bon, la Brute et le RenardLe Bon, la Brute et le Renard, de Christian Garcin

Un « road-trip taoïste », selon son éditeur. On y suit trois Chinois perdus dans le désert californien, qui cherchent la fille de l’un d’entre eux ; deux policiers américains qui, au même endroit, cherchent un autre disparu ; et un journaliste chinois, auteur de romans noirs, qui enquête à Paris sur la disparition de la fille de son patron. Trois intrigues en miroir, au service d’une comédie existentielle. Deuxième roman de Garcin chez Actes Sud, après des passages chez Gallimard, Verdier et Stock.

Magyd Cherfi - La part du SarrasinLa Part du Sarrasin, de Magyd Cherfi

Suite de Ma part de Gaulois, gros succès de 2016, où l’auteur relatait comment il était devenu le premier bachelier de sa cité. Magyd Cherfi, figure du groupe Zebda, poursuit ici son récit autobiographique en racontant l’après-Bac, sa quête d’identité musicale et d’identité tout court, face à la violence et au racisme, dans la nécessité d’inventer de nouvelles voix, de nouvelles manières de chanter la rage et l’espoir.

Pierre Ducrozet - Le grand vertigeLe Grand vertige, de Pierre Ducrozet

Ce pourrait être un roman purement opportuniste sur un autre sujet d’actualité primordial, l’écologie. Le pitch m’intéresse pourtant et donne envie d’espérer. Adam Thobias, pionnier sincère et iconoclaste de la pensée environnementale, se voit proposer la direction très officielle et très politiquement correcte d’une “Commission Internationale sur le Changement Climatique et pour un Nouveau Contrat Naturel”. Loin d’avoir l’intention de se couler dans le moule, il y voit l’occasion d’imposer sa patte sur le sujet et de secouer les immobilismes…

Ilan Duran Cohen - Le petit polémisteLe Petit polémiste, d’Ilan Duran Cohen

Alain Conlang est polémiste professionnelle, passé maître dans l’art des saillies et autres provocations médiatiques qui le rendent populaire, notamment auprès des jeunes, plus qu’ils ne le font détester. Jusqu’au jour où il dérape en laissant échapper, dans un dîner mondain terrassant d’ennui, une remarque sexiste. Une limite est franchie, qui précipite le provocateur de l’autre côté de la barrière, le mauvais côté, où l’on devient le sujet des polémiques, et d’où il semble impossible de sortir par le haut…


BILAN


Lectures potentielles :
Chavirer, de Lola Lafon
Le Grand vertige, de Pierre Ducrozet

Et :
Un soupçon de liberté, de Margaret Wilkerson Sexton